25

Assis sur le tabouret devant le piano Érard face auquel sa femme avait été assassinée, Potocki fixait l’emplacement où le cadavre gisait encore une demi-heure plus tôt. Les trois grands cognacs qu’il avait ingérés semblaient le tirer peu à peu de sa torpeur.

— Donc personne ne sait ce qui s’est passé, lâcha-t-il sans cesser de tourner le liquide ambré dans son verre.

Tron observa que la lampe à pétrole posée sur l’instrument, tout près de sa tête, se reflétait à la surface du cognac. En dehors de Bossi, assis en silence près du piano d’exercice, ils étaient seuls.

Potocki avait rencontré le docteur Lionardo et ses deux assistants dans la cage d’escalier peu après dix heures. Il n’avait pas exprimé le vœu de voir une dernière fois son épouse, mais avait en revanche aussitôt réclamé un cognac. Que Bossi lui avait apporté en personne – en même temps que la bouteille, car la mine du mari laissait présumer qu’il ne s’en tiendrait pas à un verre. Ce n’était pas à proprement parler l’image qu’on se faisait d’un veuf inconsolable, mais le commissaire savait par expérience que les gens réagissaient souvent de manière étrange à la nouvelle d’une mort brutale. En général, l’espoir insensé d’un absurde malentendu entraînait une courte phase d’incrédulité. Puis on commençait à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar, mais de la réalité. Et alors suivait – en fonction du tempérament – l’effondrement ou la prostration.

Potocki était prostré. Le choc figeait toujours ses traits comme un masque de bois. Après le départ du corps, il avait gagné la salle à petits pas pressés, comme s’il avait vieilli de plusieurs années en l’espace de quelques secondes.

— L’assassin ne peut pas avoir quitté le palais par la cage d’escalier, dit Tron. Et il n’a pas pu sortir par la terrasse non plus. Mme Kinsky m’a appris que la passerelle entre les deux bâtiments était pourrie et qu’il était périlleux de l’emprunter.

Potocki but une gorgée de cognac, en apprécia le goût en bouche et l’avala. Puis il tendit les jambes et appuya le dos contre le clavier du piano qui produisit alors un accord incisif et disgracieux.

— Elle a menti, déclara-t-il sans regarder le commissaire.

— Comment ?

Le visage du veuf forma une grimace qui se voulait peut-être un sourire cynique.

— Cette passerelle a servi, reprit-il. Et même souvent.

— À Mme Kinsky ?

Il secoua la tête.

— À Constancia.

Il s’interrompit et croisa les bras sur la poitrine pour méditer.

— Vous savez qui habite le palais voisin ?

— Les Troubetzkoï, répondit Tron. Mais je ne vous suis toujours pas.

Potocki esquissa un sourire triste.

— C’est très simple, commissaire.

Il fixait le piano d’exercice de sa femme près duquel Bossi avait pris place.

— Constancia et le grand-prince, reprit-il d’une voix étonnamment distincte, se sont rencontrés à Saint-Pétersbourg il y a quatre ans. Après un concert qu’elle avait donné à Tsarskoïe Selo. Et lorsque nous nous sommes installés à Venise – comme par hasard à côté des Troubetzkoï –, ils ont renoué leur relation.

— Renoué ? s’étonna Tron.

Le veuf lui jeta un regard agacé.

— Repris et intensifié.

Le commissaire plissa le front.

— Vous voulez dire que Mme Potocki et le grand-prince avaient une liaison ?

Potocki garda le silence et observa un long moment le verre dans sa main. Enfin, il dit : — Il existe un appartement vide dans le grenier du palais Contarini, on peut y accéder par la terrasse.

— Et dans cet appartement… voulut savoir Tron.

Le sourire du mari trompé se réduisait à un frémissement des lèvres. Sa voix et ses yeux ne traduisaient aucune émotion.

— Ma femme rendait visite au grand-prince. Je pense qu’ils avaient encore un autre nid, mais ce n’est que pure conjecture.

— Depuis quand savez-vous que votre épouse avait une liaison avec Troubetzkoï ?

— Depuis le début. Constancia ne s’en est jamais cachée. Peut-être est-ce ma faute.

— Parce que vous trompiez vous-même votre épouse ?

— Qui prétend cela ?

— Mme Kinsky.

— J’ai eu des maîtresses, concéda-t-il. Constancia était assez susceptible à cet égard. Mais ce ne fut jamais rien de sérieux.

Il regarda Tron d’un air méfiant.

— Qu’est-ce que la Kinsky vous a encore raconté ?

— Que vous avez tenté de l’approcher.

Il secoua la tête avec une expression de souffrance.

— C’est exactement l’inverse, commissaire. Anna m’a fait les yeux doux dès le premier jour. Elle espérait que je divorcerais.

— À cause de cette histoire avec Troubetzkoï ?

Potocki hocha la tête.

— Oui, mais loin de moi cette intention !

— Pourquoi ?

— Parce que je savais que, tôt ou tard, Constancia mettrait un terme à cette aventure. En outre…

— En outre ?

— Je l’aimais. Depuis quelques jours d’ailleurs, je savais que j’avais eu raison de ne pas la quitter.

— Que s’est-il passé ?

— Elle voulait rompre. Ce qui n’a pas plu à Troubetzkoï. Il était fou d’elle. Je crois qu’il commençait à lui peser.

— Comment a-t-il réagi ?

— Quand il a compris qu’elle était sérieuse, il l’a menacée.

— Menacée ?

— Il lui a dit qu’il n’aimait pas perdre. Et qu’aucune femme ne l’avait jamais abandonné. Mais il y a encore autre chose…

Il réfléchit un instant.

— Je crois que Constancia connaissait un secret.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Il s’agissait d’un tableau.

Tron fronça les sourcils.

— Un Titien ?

— Je l’ignore. Elle m’a juste dit que…

— Que quoi ?

— Que le grand-prince avait des ennuis.

— Quand avez-vous discuté de cela ?

— Ce matin. Elle m’a promis de mettre fin à leur relation. Je sais qu’ensuite, elle a écrit une lettre.

— Vous pensez donc que Troubetzkoï aurait pu tuer votre épouse ?

— C’est forcément quelqu’un qui la connaissait bien. Quelqu’un dont l’intrusion après les dernières notes de la mazurka ne l’a pas poussée à crier au secours. Et quelqu’un qui était sûr de pouvoir quitter la pièce sans passer par la cage d’escalier.

— Oui, mais si le grand-prince avait emprunté l’escalier de service, Mme Kinsky aurait dû le voir.

Potocki secoua la tête.

— Pas nécessairement. Ils pourraient s’être manqués de peu.

Le commissaire haussa les épaules, désemparé.

— Je n’ai pas le plus petit soupçon de preuve contre Troubetzkoï. Même si je parvenais à démontrer qu’il entretenait une relation avec votre femme, cela n’impliquerait pas qu’il l’ait tuée. Et la grande-princesse n’hésitera pas à lui fournir un alibi.

— Que comptez-vous faire, commissaire ?

Un accent de supplique flottait dans cette question. Pendant un instant, Tron sentit monter en lui une vague de sympathie pour le veuf. Il regretta de devoir le décevoir.

— En tout cas, je vais m’entretenir avec le grand-prince. Lui annoncer que votre épouse a été assassinée. Et m’efforcer d’établir si le palais Contarini a servi pour la fuite.

— Troubetzkoï va nier leur relation.

— Nous pourrions toujours interroger le personnel. Bien entendu, ce serait alors affirmation contre affirmation.

— Et Troubetzkoï s’en sortirait indemne ?

— Son statut de diplomate le protège de toute façon. Mais comme je vous le disais, je ne vois aucun indice prouvant à coup sûr qu’il est l’assassin.

Le sourire de Potocki devint glacial. Bizarrement, il semblait avoir l’esprit toujours clair alors qu’il avait vidé au moins une demi-bouteille de cognac.

— Le grand-prince, lâcha-t-il, jouit peut-être de l’immunité diplomatique, mais il n’est pas immortel.

— Que voulez-vous dire par là ?

Potocki releva la tête et dévisagea Tron avec des yeux qu’on eût dit en verre marron.

— Que je n’ai plus rien à perdre, commissaire.