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Il descendit les marches du ponte dei Pugni à pas lents, veillant à ne pas trébucher dans le noir. Arrivé au pied de l’escalier, il prit à gauche et traversa le campo San Barnaba avec nonchalance, tel un homme qui se promène sans but, un homme d’âge moyen, bien habillé mais pas trop, un étranger peut-être, descendu dans l’un des nombreux hôtels du quartier Saint-Marc, qui rentre sans hâte d’une excursion de l’autre côté du Grand Canal.
Il s’arrêta juste devant le passage reliant la place au rio Malpaga, essuya son pince-nez et ôta son haut-de-forme. Ensuite, il remit de l’ordre dans ses cheveux avec un soin quelque peu exagéré tout en observant les environs à la dérobée. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y avait pas grand-chose à voir. Un maigre rayon de lumière s’échappait de la petite trattoria en face de San Barnaba et se reflétait dans les pavés encore mouillés par la pluie. Des voix étouffées se firent entendre, puis le rire d’une femme. Un homme vêtu d’une cape ou d’une pèlerine s’avança vers lui dans le noir, mais finit par tourner dans la calle del Traghetto. Pendant un moment, la lanterne fixée sur le mur de l’église, au-dessous d’une statuette de la Vierge, jeta une lumière blafarde derrière lui. Il était invraisemblable qu’il rencontre une personne de sa connaissance, pensa-t-il en s’apprêtant à s’engager dans le passage obscur. D’ailleurs, l’ensemble des événements à venir dans la prochaine demi-heure lui semblait invraisemblable.
Il traversa le ponte Lombardo et, au bout de quelques mètres, prit à droite la calle dei Cerchieri, une impasse d’un pas et demi de large à peine, débouchant sur le Grand Canal. L’obscurité la plus complète régnait dans la ruelle, mais il avait rendu deux fois visite au palais da Lezze et son sens de l’orientation avait toujours été phénoménal. Il se souvenait encore que le pavé s’affaissait légèrement au bout de trente pas. La façade du palais commençait juste derrière. Dix pas plus loin, un passage donnait sur une double cour. Une fois dans la seconde, il tirerait sur la barre en métal pour actionner la cloche et demanderait à être reçu d’un air désolé. Le reste s’enchaînerait de lui-même. Il disposait d’une heure pour régler cette affaire. C’était plus que suffisant.
En mettant la main dans la poche de sa redingote, il sentit entre ses doigts le lacet en cuir muni d’un bâtonnet à chaque extrémité pour éviter qu’il ne glisse au moment où il serrerait. Cette maladresse ne devait en aucun cas survenir. Sinon sa victime risquait de crier et il lui faudrait alors faire usage du rasoir qu’il avait glissé dans l’autre poche pour parer à toute éventualité.
Il leva les yeux et constata qu’il était allé trop loin ; la surface du Grand Canal brillait déjà devant lui. Ici, il faisait moins noir. Une brise venant de l’est chassait des lambeaux de nuage éclairés par la lune. L’espace d’un instant, le mouvement dans le ciel lui donna l’impression que les palais de l’autre côté de l’eau se déplaçaient dans sa direction. Il imagina les façades foncer soudain vers lui, engloutir les astres et s’abattre sur sa tête comme le couvercle d’un cercueil.
Au fond, songea-t-il dans un soupir, il détestait la violence. Elle avait un caractère affreusement primitif. Pourtant, parfois, il n’y avait pas moyen de l’éviter… surtout quand on était soi-même dos au mur.
La porte s’ouvrit dès le premier tintement de cloche. Cette rapidité lui épargna d’attendre dans la cour où un voisin aurait pu le remarquer. Comme prévu, le maître de maison était seul et répondit en personne. Dans la lumière de la lampe à pétrole accrochée au plafond, la couleur de son visage rappelait le gris jaunâtre de vieux rideaux. L’intrus en éprouva presque de la pitié.
— Euh… Je peux entrer ?
Il avait adopté le ton humble d’une personne venue faire la paix, ce qui déclencha un sourire triomphant sur le visage de son interlocuteur. Oui, il pouvait entrer. Il l’aurait fait de toute façon, mais c’était plus facile de cette manière.
Splendide, pensa-t-il un instant plus tard, lorsqu’ils eurent traversé le vestibule et pénétré dans la salle d’exposition. Ici, une vraie fortune recouvrait les murs. Il dénombra deux Piazzetta, trois Ricci, deux Palma le Vieux et une demi-douzaine d’esquisses à l’huile de Tiepolo. Le marchand d’art s’arrêta devant le Longhi dont l’authenticité faisait débat. Il s’attendait probablement à mener une discussion entre gens civilisés pour mettre fin à leur divergence d’opinions. Son visiteur aussi voulait y mettre fin, au bout du compte. Profitant de ce qu’il lui tournait le dos, il agit sans tarder.
Il passa le lacet par-dessus sa tête, le tira en arrière et le serra de toutes ses forces. Le marchand se débattit comme un fou pendant une vingtaine de secondes, faisant tomber au passage un bonheur-du-jour et une bergère en porcelaine de Meissen. Enfin, ses mouvements s’affaiblirent. Il s’écroula sur le sol. Deux minutes plus tard, il était mort. Pas de sang. Pas de cri. Une affaire rondement menée.
Le visiteur se releva. Pendant qu’il attendait que son pouls se calme, une idée lui traversa l’esprit. Oui, décida-t-il après un bref instant de réflexion, cette fantaisie jetterait un éclat supplémentaire sur son entreprise, lui donnerait en quelque sorte cette dernière touche qui, comme on sait, fait toute la différence. Il ôta donc la redingote de sa victime et l’enfila à la place de la sienne.
Dans le miroir accroché au-dessus d’une console, près de la porte donnant sur l’eau, il constata non seulement que la veste du mort lui allait à la perfection, mais aussi qu’elle se mariait de façon étonnante au jaune joyeux de son gilet. Cet ensemble lui conférait un côté théâtral tout à fait adapté à la suite des événements.
Il saisit le cadavre par les pieds et le tira dans le vestibule. Inutile de fermer la porte à clé. Personne ne risquait de l’ouvrir.
Étrange, se dit-il une fois de retour dans la salle d’exposition tout en laissant son regard errer sur les murs, un grand nombre de ces tableaux représentaient des horreurs. Pourtant, on pouvait les regarder sans détourner les yeux. Cette couronne d’épines sur le front du Rédempteur ne ressemblait-elle pas à un charmant petit chapeau ? Les flèches qui traversaient la poitrine et le ventre de saint Sébastien n’étaient-elles pas mignonnes ? Et avec quelles délices saint Laurent se tordait sur son gril !
Cet effet découlait bien entendu des vertus de l’art. L’art ennoblissait tout. Ah ! songea-t-il en soupirant, si seulement le commerce de l’art pouvait rendre les hommes nobles, serviables et bons ! Lui-même se savait sensible à cette vertu, mais des gens comme cet imbécile dans le vestibule ne pensaient qu’à l’argent. Bon débarras !
Il poussa un grand soupir, puis alluma une cigarette et jeta un coup d’œil autour de lui. La lueur des chandelles et des deux lampes à pétrole parut tout à coup plus chaude. Même les ombres blotties dans les coins semblaient moins profondes et moins dangereuses. Sans l’ancien maître de maison, la salle d’exposition lui semblait dégager une harmonie toute nouvelle. C’était exactement la scène dont il avait besoin pour le prochain acte.
Seuls le bonheur-du-jour et les éclats de porcelaine sur le sol troublaient cette image paisible. Il redressa donc le petit secrétaire, ramassa les débris et les enfouit dans un des grands vases en porcelaine de Delft. Par chance, il n’avait pas dû se servir de son rasoir. Cela aurait tout sali, il aurait été obligé de trouver un seau et une brosse.
À ce moment-là, il sortit sa montre de la poche de son gilet et ouvrit le couvercle. Il était on ne peut plus à l’heure. Et comparé à ce qu’il venait d’accomplir, le reste de l’entreprise serait un jeu d’enfant.