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L’homme qui attendait sur la fondamenta Nuove dans son élégant costume au revers orné d’une magnifique orchidée lui donnant l’air d’un artiste leva un regard bienveillant vers le ciel rougeoyant à l’ouest de la lagune. Ce spectacle lui rappelait toujours un décor de théâtre, comme presque tout Venise d’ailleurs.
Le soleil lui-même avait déjà disparu sous la ligne d’horizon. Il l’imagina faisant le tour de la Terre à une vitesse folle et ressurgissant le lendemain matin de l’autre côté de la ville. Ce qui était impossible bien entendu puisque c’était la Terre qui se déplaçait, qui… euh… tournait ? Il avait appris cela à l’école, mais le maître était passé très vite sur ce sujet, l’avait presque survolé comme une incongruité. N’était-il pas question aussi d’un axe incliné ? Il n’avait jamais compris. Incliné par rapport à quoi ? Pas étonnant en tout cas, songea-t-il, qu’il éprouvât de temps à autre un sentiment de vertige.
À deux cents mètres à peine, les murs de San Michele, l’île cimetière, émergeaient de la lagune avec une netteté très peu vénitienne, comme dessinés d’un trait précis par Gentile Bellini. Une gondole passa en silence. Des mouettes planaient au-dessus de lui. Il ferma les yeux et, soudain, il sut que le moment était venu. Il suffisait d’être dans de bonnes dispositions et tout s’enchaînait de façon naturelle. Il s’assit sur les marches du pont des Jésuites et sortit son carnet – juste à temps pour fixer la vision, une succession de mots, magnifiques, lumineux, alignés comme les perles d’un collier. Il sortit un crayon de la poche intérieure de sa veste et en humecta la pointe avec précaution. Puis il écrivit le début de l’histoire d’une traite.
Le soir d’été avait commencé à enserrer le monde dans sa mystérieuse étreinte. Loin, très loin à l’occident, le soleil se couchait. La dernière lueur de ce jour révolu bien trop vite s’attardait avec délices sur la mer, sur la plage et avant tout sur la petite église tranquille d’où émanait à intervalles réguliers la voix de la prière.
Pouvait-on dire qu’une voix émane ? Était-ce le mot juste ? Non, pas vraiment. La petite église tranquille, en revanche, avait littéralement jailli de son crayon ; c’est peut-être pourquoi il avait employé ce mot. Quoi qu’il en soit, la formulation s’attardait avec délices sur la mer, sur la plage lui plaisait beaucoup. Il trouvait qu’elle renfermait un flot de sentiments et conférait un caractère de réconciliation au jour mourant, à l’agonie de la lumière. N’était-ce pas là l’essentiel ? Métamorphoser par les moyens de l’art la douleur de l’adieu – la mort – en un objet qui nous enchante, malgré sa cruauté, par l’originalité de la pensée et le raffinement de l’exécution. Et n’y était-il pas déjà parvenu à trois reprises de manière exemplaire ? À nouveau, il prit douloureusement conscience qu’il était le seul à savoir quels chefs-d’œuvre il avait créés.
Peut-être, pensa-t-il, devrait-il un jour rédiger ses Mémoires ? Ou bien devait-il commencer par écrire ses Mémoires et composer ensuite sa vie en fonction d’eux ? La question ne manquait pas d’intérêt. Tout en remontant à pas lents le quai qui se terminait à la sacca della Misericordia, il médita sur cette alternative et en arriva à la conclusion que la deuxième modalité était de loin la meilleure. Si on laissait la vie se dérouler à sa guise, on ne pouvait pas être certain de la matière qu’elle fournirait. Si on commençait au contraire par écrire ses Mémoires, on s’assurait en quelque sorte une existence dense, riche. Il ne pouvait plus rien arriver. En outre, cet ordre était de beaucoup plus artistique. Ne lisait-on pas déjà dans le livre des livres : Au commencement était le verbe… ?
Il avait maintenant atteint l’extrémité de la fondamenta Nuove et se trouvait devant le bassin carré de la sacca della Misericordia. En tournant la tête, il aperçut une moitié de lune qui se levait à l’est. C’était parfait. Il ne ferait ni trop clair ni trop noir. Même si cela n’avait au fond aucune importance car il n’y aurait pas de témoin – du moins pas de témoin survivant –, il préférait ne pas être reconnu. Sa montre indiquait dix heures pile. Dans une bonne heure, tout serait réglé.
Après avoir compris qu’il n’avait pas le choix, il avait passé les sept derniers jours à l’observer de près et avait vite abandonné l’idée de faire à nouveau croire à un accident. Certes, un crime dont on ignorait non seulement l’auteur, mais même la nature, satisfaisait au plus haut point à ses conceptions esthétiques. Mais ce Tron et son sergent n’étaient pas des imbéciles ; plus il compliquait la mise en scène, plus il courait le risque de commettre une erreur. En fin de compte, il fallait juste que les choses aillent vite et que personne ne crie. Cette gageure à elle seule était déjà un art en soi.
Quand il eut découvert ce qui l’attirait au rio della Sensa une nuit sur deux, dans un minable établissement au nom charmant de pension Apollo, il avait failli éclater de rire. En fait, cela ne l’avait guère surpris. Il n’avait jamais cru tout à fait à ses allures bravaches. D’ailleurs, des rumeurs n’étaient-elles pas revenues à ses oreilles quelques années plus tôt ? Il n’avait pas été surpris non plus de constater une certaine régularité dans ses visites. Par trois fois, il était sorti de l’hôtel vers dix heures et demie, s’était rendu sur le môle et était monté dans une gondole qui le déposait à la fondamenta di San Felice. De là, il allait à pied à la pension Apollo – un itinéraire de cinq minutes environ. C’était pendant ces cinq minutes exactement qu’il devait agir.
Ce matin, il avait passé en revue toutes les variantes et décidé pour finir qu’il valait mieux le suivre sur une centaine de mètres que l’attendre à un tournant. Il percevrait des pas derrière lui, des pas qui se rapprocheraient, mais il n’aurait aucune raison de se retourner et de se mettre en garde.
Il releva la tête et constata qu’à l’ouest l’horizon se réduisait à une fine bande de lumière pâle. Le ciel nocturne au-dessus évoquait une grande toile sur laquelle on n’avait jamais rien peint de méchant ni de cruel. Il observa encore pendant un instant l’eau sombre de la sacca della Misericordia, puis se mit en marche sans précipitation et tourna au bout de quelques pas dans la calle lunga Santa Caterina. Il l’attendrait au niveau du pont qui menait dans le rio di San Felice, à l’ombre du sotoportego dei Tagliapiera – la petite lampe à huile au pied du pont lui permettrait de le reconnaître. Il constata sans surprise que son pouls et sa respiration avaient un peu accéléré, il s’en réjouit presque. Les acteurs appelaient cela le trac.
Deux minutes plus tard, il avait gagné son poste d’observation sous le portique. À onze heures moins le quart précises, le colonel surgit. Il entendit la cadence militaire de ses talons bien avant de le distinguer dans le halo de lumière. Il lui laissa dix pas d’avance, puis le suivit. Orlov traversa la petite langue de terre qui s’engageait dans le canal della Misericordia mais, au lieu de continuer tout droit en direction du rio della Sensa, il prit à droite.
Arrivé au bout du quai, il s’arrêta et sortit un objet de la poche de sa redingote. Une allumette brilla un instant dans la nuit. Allons bon, le colonel s’accordait une cigarette. La dernière cigarette – peut-être pour goûter par anticipation les plaisirs qui l’attendaient à la pension Apollo ou peut-être – il semblait avoir incliné la tête en arrière – pour admirer la lune et la myriade d’étoiles au nord de la lagune : la Voie lactée, le Cygne, cette croix inachevée, et Andromède, le V volant avec une petite tache au niveau de la deuxième étoile. Le destin qui attendait maintenant le colonel était-il vraiment si affreux ? Lui, pour sa part, préférerait sans hésiter une mort rapide à une agonie atroce sur un champ de bataille.
Il se mit en mouvement et s’approcha du colonel d’un pas lent, un peu traînant, anodin, qui n’attirerait pas l’attention de sa victime. Tout en marchant, il tira le lacet en cuir de sa poche, prit un bâtonnet dans la main droite, l’autre dans la gauche, et tendit les deux bras devant lui. Orlov se tenait toujours immobile au bord du mur de soutènement, fumant sa dernière cigarette. Parfait. S’il ne bougeait pas, il pourrait lui accorder une mort légère.
Deux pas plus rapides l’amenèrent derrière lui. Son entreprise aurait sans doute fonctionné avec la précision d’une horloge suisse si le colonel n’avait pas porté la cigarette à sa bouche à cet instant précis ; le lacet en cuir resta accroché à son coude. Orlov se retourna avec une rapidité stupéfiante. Leurs yeux se croisèrent un instant. Tout en sortant la lame de rasoir de sa poche, il se demanda si sa victime le reconnaissait, quoique cela n’eût aucune importance.
Le rasoir traça un arc de cercle court et puissant, manqua la gorge d’Orlov, mais lui entailla profondément le front au-dessus de l’œil gauche. Le colonel poussa un cri strident. Le rasoir s’envola de nouveau mais, malgré la surprise et la douleur, le colonel recula le buste tel un serpent à sonnette et avança la main droite dans sa direction. La lame effleura quatre doigts et trancha les tendons. Dans la pénombre de la demi-lune, il vit l’index, le majeur et l’annulaire s’abattre comme des marionnettes fatiguées. Soudain, les deux bras d’Orlov retombèrent sans vigueur comme si le rasoir en avait par la même occasion sectionné les muscles. Le colonel – difficile de dire s’il avait compris ce qui lui arrivait – commit l’imprudence de relever la tête. Le troisième coup, venant de côté et d’une force terrible, lui ouvrit littéralement la gorge. Orlov s’effondra au bord du quai dans un bruit sourd, puis se retourna sur le flanc droit avec un gémissement rauque pour mourir.
En se penchant, l’assassin put constater que son cœur éjectait toujours du sang avec fébrilité – un flot de sang sombre et brillant qui jaillissait de la plaie béante et dégoulinait sur le mur de soutènement. Puis le flot s’arrêta tout à coup ; Orlov était mort. Il s’essuya les mains ensanglantées sur la redingote du colonel et se redressa. Une strophe lui revint à l’esprit :
They cut his throat from ear to ear,
His brains they battered in :
His name was Mr. William Weare,
He dwelt in Lyons Inn.
Certes, il ne s’agissait pas de vers grandioses, mais le fait qu’il parvînt à se souvenir d’un poème – dans une telle situation – le remplissait à lui seul de fierté. Cela montrait qu’il était loin de perdre le contrôle de lui-même. De toute évidence, il était vrai – comme il l’avait lu quelque part et l’avait retenu – que le cœur de tout artiste renferme une pointe de glace. Il ne savait plus où il avait lu cette phrase ; cependant, il la cautionnait de tout son être.
Le bras droit du colonel pendait déjà le long du mur de soutènement. Il suffisait de pousser le cadavre du bout du pied pour le faire tomber dans la sacca della Misericordia. La surface de l’eau s’ouvrit et se couvrit d’ondes minuscules qui brillèrent quelques instants dans les rayons de la lune. La marée montante empêcherait le corps de dériver vers la mer. C’était parfait. On retrouverait ainsi Orlov dans le courant de la matinée – et alors, le rideau pourrait se lever pour le grand final.