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Ils avaient eu beau passer au peigne fin le grenier du palais Mocenigo – une immense soupente divisée en chambres par des cloisons de bois –, ils n’avaient pas découvert l’assassin. Comme Tron n’avait pas d’arme sur lui, ce n’était pas pour lui déplaire, même s’il avait prétendu l’inverse à Mlle Kinsky, la jeune intendante des Potocki. Il avait envoyé l’une des deux bonnes prévenir Bossi au commissariat et l’autre chez le docteur Lionardo. Il supposait qu’il leur faudrait une petite heure pour arriver sur le lieu du crime.

À présent, ils se tenaient dans le petit couloir du grenier, juste devant la chambre de l’intendante. Par la porte ouverte, Tron pouvait voir le crucifix au-dessus de son lit et la bible sur sa table de chevet. La jeune femme avait fait preuve d’un étonnant sang-froid à la nouvelle du meurtre. Il se demandait si une telle maîtrise venait de sa foi.

— Ce sont mes pas que vous avez entendus dans l’escalier, commissaire, dit-elle à voix basse.

Elle parlait italien avec le fort accent des gens qui pensent, qui comptent et qui rêvent encore dans leur langue maternelle. À chaque réponse, elle baissait les yeux avec pudeur, comme si elle éprouvait le besoin d’excuser par avance tout ce qui entretenait un rapport avec elle : la qualité de ses informations, l’intonation polonaise de son italien, sa voix un peu stridente, son apparence extérieure – bref toute sa misérable existence.

Pourtant, pensa-t-il, elle n’était pas laide à proprement parler : elle avait des yeux bien écartés, des cils épais, une peau légèrement bronzée et sans défaut. Il l’estimait tout au plus âgée de vingt-cinq ans et se demanda pourquoi elle semblait faire tout ce qui était en son pouvoir pour ressembler à une vieille fille. Sa robe gris foncé en laine bon marché, à la coupe rectangulaire et sans ceinture, pendait comme un sac à pommes de terre. Ses cheveux divisés par une raie au milieu, sévère et disgracieuse, étaient recouverts d’une coiffe blanche qui rappelait un habit de bonne sœur. À cela s’ajoutait la grande croix en ébène qui pendait à son cou au bout d’une longue chaîne et qu’elle enveloppait à intervalles réguliers dans ses doigts aux articulations exsangues, la serrant contre sa poitrine avec une expression de douleur, comme pour s’excuser de l’amour qu’elle vouait au Christ, son Seigneur et son Rédempteur.

— Et si quelqu’un d’autre avait emprunté l’escalier, poursuivit-elle le regard baissé, je l’aurais forcément rencontré.

Elle fit une pause, l’air désolé de n’avoir vu personne.

— Les deux bonnes, reprit-elle, étaient en bas, à la cuisine. Elles n’ont pas le droit de monter dans leurs chambres pendant la journée car il n’y a pas de sonnette, on ne pourrait pas les appeler.

Elle hocha la tête qui, de ce fait, descendit encore un peu plus. On aurait dit qu’une attache venait de lâcher dans sa nuque.

— En outre, vous voyez bien que le grenier était vide.

— Et la passerelle en bois qui mène au balcon du palais Contarini ? L’assassin n’aurait-il pas pu l’emprunter ?

Les sourcils baissés d’Anna Kinsky tressaillirent un instant, comme si elle ne comprenait pas le sens de sa question. Puis elle finit par dire :

— On ne s’est jamais servi de la passerelle. Elle doit être pourrie.

— Et la terrasse, vous l’utilisez ?

Au mot terrasse, elle se tut un moment. Après avoir réfléchi, elle répondit :

— Parfois, nous y accrochons du linge. Mais le plus souvent, je le suspends dans le grenier.

Elle avait visiblement du mal à prononcer le mot linge, comme s’il était à lui seul inconvenant. Tron préféra changer de sujet.

— Savez-vous où M. Potocki s’est rendu, madame Kinsky ?

L’intendante le regarda avec une expression d’effroi et secoua vivement la tête.

— Non.

Il fut obligé de sourire. Quelle piètre menteuse !

— Madame Kinsky, expliqua-t-il avec patience, tout ce que vous me confiez reste entre nous. Si vous m’informez de secrets que vous auriez préféré garder pour vous, personne n’en saura rien.

À nouveau, elle se tut un moment, hésitant de toute évidence à parler. Lorsqu’elle se décida, elle commença d’une voix si basse qu’il eut du mal à la comprendre.

— M. Potocki va chez… des femmes.

Il fronça les sourcils.

— Chez quelles femmes ?

— Jamais les mêmes, murmura-t-elle, les lèvres tremblantes.

— Vous voulez dire des femmes qui… ?

Elle hocha la tête. Ils s’étaient compris.

— Mme Potocki était-elle au courant ? poursuivit-il.

— Oui, elle le savait. Ils se disputaient souvent à ce sujet. Il traitait très mal Constancia.

Anna Kinsky haletait. Il craignit un instant qu’elle ne fonde en larmes. Mais au lieu de cela, elle lui apprit un détail qu’il ignorait.

— Constancia était ma cousine. Elle s’est arrangée pour me faire venir ici après… la mort de mon mari. Cela n’a pas plu à son époux.

— Vous voulez dire que M. Potocki n’approuvait pas votre présence au palais ?

Elle secoua la tête avec force.

— Au départ, il était tout à fait d’accord ! Il m’a fait beaucoup de beaux… cadeaux.

Même dans la pâle lueur de la lampe à pétrole accrochée au plafond du petit couloir, sa subite rougeur ne laissait aucun doute.

— Mais ensuite…

Elle avait du mal à respirer et ferma les yeux.

— Continuez, madame Kinsky, l’encouragea Tron.

— Un soir, chuchota-t-elle, il m’attendait dans ce couloir et il m’a tellement… regardée.

Tellement regardée ? Elle voulait sans doute dire autre chose, mais n’avait pas la force de l’exprimer. Tron se contenta de lui demander avec précaution :

— Et qu’avez-vous fait quand il vous a… tellement regardée ?

— J’ai crié ! s’exclama-t-elle avec une surprenante violence. Depuis, il me déteste. Et maintenant que Constancia est morte…

Elle s’interrompit et pencha la tête sur sa poitrine. Le commissaire put de nouveau voir sa main aux articulations blanches se refermer autour la croix.

— Oui ?

— Je ne sais pas quel destin m’attend.

Sans doute n’avait-elle pas conscience des larmes sur ses joues car elle ne fit rien pour les essuyer. Tron, qui avait toujours un mouchoir impeccable dans sa poche, le lui tendit. Elle se sécha les yeux avec indifférence, comme si son visage appartenait à une étrangère.

 

Il fallut à Bossi une petite heure pour achever ses photographies du crime. De ce fait, le retard du docteur Lionardo resta sans conséquence. Peut-être, songea Tron, le dottore avait-il même traîné exprès pour éviter de devoir attendre que le sergent ait fini.

À présent, Bossi et lui se tenaient tous deux devant le piano à queue et regardaient le médecin légiste en train d’examiner le corps de Constancia Potocki avec de grandes précautions. Tron fut à nouveau frappé par le respect qu’il témoignait aux cadavres, un respect qui s’opposait de manière étrange à son comportement cynique dans d’autres domaines.

Le sergent avait écouté son récit sans l’interrompre. Dès qu’il eut terminé, il prit la parole et enseigna au commissaire une nouvelle expression.

— La fenêtre temporelle était donc étroite, lâcha-t-il d’un air méditatif.

Tron hocha la tête.

— Il ne s’est pas écoulé plus de trois minutes entre la fin de la mazurka et le moment où je suis entré dans la salle.

L’expression fenêtre temporelle lui paraissait extrêmement limpide. Par exemple, il était maintenant presque dix heures, et la princesse n’allait pas tarder à fermer sa fenêtre temporelle pour ce soir. À bien y réfléchir, on passait sa vie à voir des fenêtres s’ouvrir et se fermer.

— Par ailleurs, l’assassin n’a pu s’enfuir que par l’escalier de service, poursuivit-il. Or il n’y avait personne ni à l’étage intermédiaire ni au grenier. Anna Kinsky n’a croisé personne.

— Elle pourrait avoir menti, suggéra Bossi.

Le commissaire fronça les sourcils.

— Pourquoi aurait-elle fait cela ?

— Mlle Kinsky est assez jolie, remarqua le sergent. Or elle fait tout pour qu’on ne s’en rende pas compte.

— Ce n’est pas un mensonge ! De plus, elle s’appelle Mme Kinsky. Elle est veuve et vivait à Trieste jusqu’à la mort de son mari. Comme elles étaient cousines, Constancia Potocki lui a proposé de s’installer chez eux pour surveiller les bonnes et la cuisinière.

Bossi fixa le commissaire d’un air suspicieux.

— Elle ne serait pas un peu… ? demanda-t-il en frappant sa tempe avec deux doigts. Pour moi, ces gestes frénétiques…

— Vous voulez parler de la croix qu’elle serre en permanence dans sa main ? Et de ses yeux révulsés ?

Son subalterne hocha la tête.

— Non ! lui assura Tron. Elle se raccroche à cette croix pour ne pas se casser la figure. Nous avons tous besoin d’une canne. On prend celle qu’on trouve.

— Vous croyez sa foi… sincère ?

— Mme Kinsky est sous le choc. Les gens se comportent souvent de cette manière en pareille situation.

Le sergent ne paraissait pas convaincu.

— Cela n’explique toujours pas sa tenue. En temps normal, une veuve jeune et attrayante se…

Il s’arrêta pour chercher le mot juste.

— … mettrait en valeur ? suggéra le commissaire.

— Oui, s’efforcerait de se montrer sous son meilleur jour. Soignerait sa toilette et éviterait de porter un bonnet de duègne. Ses chances de se remarier ne sont sans doute pas minces. Je me demande pourquoi elle s’obstine à le cacher.

Tron haussa les épaules.

— Potocki lui aurait fait des avances. C’est peut-être pour cela qu’elle s’affuble de la sorte.

— Pour ne pas le provoquer ?

— Ce serait compréhensible, raisonna Tron. L’idée de l’engager émanait de sa cousine. Il aurait été ingrat de sa part d’entretenir une liaison avec M. Potocki.

Il fixa le sergent.

— Bref, il se peut que vous ayez raison, Bossi. Anna Kinsky dissimule sa beauté pour ne pas mettre en péril sa situation dans ce ménage. Elle préfère se déguiser en petite souris.

— Certains hommes apprécient un tel charme…

Le visage de Bossi prit une expression rêveuse pendant un court instant. Puis il plissa brusquement le front.

— Mais au fait, que faisiez-vous ici, commissaire ?

Comment ? Le sergent Bossi voulait maintenant jouer les incorruptibles qui enquêtent sans distinction de rang ni de personne ? Contre leurs propres supérieurs si nécessaire ?

— J’étais venu pour mettre fin à nos relations, dit Tron. La princesse l’avait exigé.

Son subalterne lui adressa un regard méfiant.

— Vous lui avez…

— Je voulais lui dire que je ne pourrais plus la rencontrer aussi régulièrement à l’avenir. Nous étions convenus qu’elle jouerait quelques morceaux au bal Tron. Mais cette affaire devenait de plus en plus compliquée. Donc, nous avions décidé de la retirer du programme.

Compte tenu des circonstances, la formulation retirer du programme n’était peut-être pas des plus heureuses, songea le commissaire.

— Voilà ce que vous vouliez lui annoncer aujourd’hui ?

— C’est exact.

Se faire interroger par Bossi était une expérience inattendue. Se faire interroger, tout court, était une expérience intéressante. Bossi allait-il lui demander s’il connaissait bien Mme Potocki ?

Le sergent toussota.

— Et vous connaissiez bien la victime, commissaire ?

Et voilà ! Tron haussa les épaules. En vérité, non, pensa-t-il. De quoi parlaient-ils quand il n’était pas question du bal ? La plupart du temps, Constancia Potocki lui décrivait ses visites au Florian ou lui dictait des recettes de gâteaux détaillées et extrêmement difficiles. Il était le seul homme de sa connaissance, répétait-elle, qui s’intéressât à la pâtisserie. En fin de compte, il n’avait jamais su ce qui se cachait derrière cette façade, même s’il s’était souvent demandé à quoi l’intérieur pouvait bien ressembler.

— Au fond, je ne savais d’elle que ce que tout le monde connaît, déclara Tron. Enfant prodige de Cracovie et de Varsovie, puis élève de Chopin à Paris. Sensation dans toutes les salles de concert en Europe. Et enfin cet accident sur le pont des Arts, suivi de quatre ans de silence. Je suis incapable de vous dire si elle avait des connaissances à Venise. Elle n’a jamais évoqué un seul nom. Et ne me demandez pas si elle avait des ennemis.

— Avait-elle des ennemis ? demanda Bossi.

Tron repensa malgré lui aux confidences d’Anna Kinsky.

— Son mari a des maîtresses, dit-il. Constancia Potocki le savait, c’est pourquoi les époux se disputaient souvent. Mais ce n’est pas suffisant pour justifier un crime. En outre, j’ai croisé Potocki dans l’escalier pendant que sa femme jouait encore. C’est le meilleur alibi du monde.

— À quelle heure rentret-il ?

— Il m’a parlé de dix heures.

— Dans ce cas, il devrait être là d’une minute à l’autre, remarqua Bossi.

Il esquissa un geste de la main en direction du cadavre dont le docteur Lionardo s’occupait toujours.

— Doit-il la voir dans cet état ?

Au même instant, le médecin légiste se releva, ôta ses gants en coton blanc et se tourna vers Tron en ignorant superbement Bossi, qui se mit alors à vérifier les serrures des deux coffrets contenant les plaques sèches à la gélatine en l’ignorant tout aussi superbement.

— Elle n’a, semble-t-il, pas souffert longtemps, déclara Lionardo. Deux, tout au plus trois minutes. En supposant que l’assassin a aussitôt serré. Ce qui relève plus de l’habileté que de la force. En principe, un enfant pourrait tuer un adulte de cette manière.

— Ou une femme ?

Tron ne savait pas pourquoi il avait posé cette question. Le docteur hocha néanmoins la tête.

— Ou une femme une autre femme, ajouta-t-il. En tout cas, je n’ai pas remarqué de traces de défense, ce qui laisse à penser qu’elle connaissait son agresseur et que l’attaque l’a prise au dépourvu. Les seules blessures à noter se limitent à quelques ecchymoses consécutives à la chute. Et non dues à je ne sais quels objets contondants.

Après un coup d’œil méprisant en direction de Bossi, il demanda au commissaire :

— Vous pensez qu’il existe un rapport avec le meurtre au palais da Lezze ?

La question n’était pas dénuée d’une certaine légitimité, dut s’avouer le commissaire. Le problème, c’était que la personne soupçonnée du premier meurtre était décédée au moment du deuxième.