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Vingt ans plus tôt, la comtesse Valmarana avait selon toute vraisemblance été une belle femme et, aujourd’hui encore, tous les éléments étaient réunis : ses yeux n’étaient ni trop rapprochés ni trop écartés, elle avait la taille mince et des pommettes hautes et distinguées. Mais sa chevelure autrefois blonde avait cédé la place à un gris terne et ses mouvements manquaient de force et de vie. Un air indisposé lui recouvrait le visage comme un masque.
— Le comte est absent, dit-elle à Tron et Bossi, installés dans deux fauteuils élimés.
Le plafond du petit salon où ils se trouvaient prenait l’humidité. Et même chez les Tron, on se serait débarrassé des meubles depuis longtemps.
— Mais peut-être puis-je vous être utile ? ajouta-t-elle avec une mine encore plus renfrognée.
Il était difficile de savoir si l’expression de son visage tenait à l’absence de son mari, à une maladie quelconque ou à l’état déplorable du palais. En tout cas, les Valmarana en avaient loué sans exception le moindre centimètre carré. Dans la cour intérieure, les deux policiers avaient rencontré une foule de locataires. Pourtant, d’autres encore cavalaient dans les couloirs, se pressaient aux fenêtres ou débordaient des portes et des escaliers. Une odeur pénétrante de chou et de poisson grillé planait dans toutes les pièces, accompagnée sur le plan acoustique par des cris d’enfants en train de jouer et le bruit de marteaux et de scies qui montaient des ateliers situés au rez-de-chaussée.
Les Valmarana, quant à eux, s’étaient réfugiés dans le grenier. Tron avait bien conscience de ce que cela signifiait. Pour les vieilles familles vénitiennes, le grenier était la dernière étape avant la chute définitive. Après, il ne restait plus qu’à vendre le palais.
— Il s’agit de M. Kostolany, expliqua-t-il.
— Le marchand d’art du palais da Lezze ?
Il hocha la tête.
— Il semble que votre mari ait entretenu des relations commerciales avec lui.
— C’est juste. Nous lui avons à l’occasion vendu des œuvres d’art.
— D’après une inscription dans l’agenda de Kostolany, votre mari lui aurait rendu visite hier soir. Est-ce exact ? demanda-t-il d’un ton aimable.
— Oui, tout à fait exact. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous me posez ces questions, commissaire.
— Il se pourrait que nous devions prier votre époux de se tenir à notre disposition.
La comtesse se pencha en avant et esquissa un sourire glacial.
— Vous voulez dire qu’il pourrait avoir remarqué quelque chose ?
Le commissaire hocha poliment la tête.
— Oui, c’est à peu près ce que je voulais dire.
— Et qu’aurait-il pu remarquer ?
— Par exemple, l’individu qui a assassiné Kostolany la nuit dernière.
— Kostolany est… ?
— Mort, en effet. Quelqu’un lui a passé un lacet en cuir autour du cou et a serré.
— Vous croyez qu’Ercole aurait pu voir cet homme ?
Tron acquiesça.
— Cela n’est pas exclu.
— Si quelque chose l’avait frappé hier soir, il me l’aurait dit, répliqua-t-elle.
À l’évidence, la comtesse ne pouvait pas s’imaginer que son époux lui cachât quoi que ce fût.
— Peut-être avait-il de bonnes raisons de ne pas évoquer le sujet.
— Vous parlez par énigmes, commissaire.
— Nous savons que votre mari s’est disputé avec Kostolany il y a trois jours. Et qu’au cours de cette dispute, il a menacé la victime de lui tordre le cou.
Les mâchoires de la comtesse se crispèrent, mais elle ne broncha pas d’un cil.
— Et alors ?
— Le problème est que, de ce fait, votre mari fait partie des suspects.
— Vous êtes venus pour l’arrêter ?
Tron secoua la tête.
— Non, juste pour lui poser quelques questions.
Devait-il lui raconter qu’il avait usé les bancs de l’école avec son mari ? Non, cela ne changerait rien à l’affaire. Ni pour elle, ni – si jamais les choses tournaient mal – pour lui non plus.
La comtesse Valmarana inclina la tête en arrière et fixa sur lui un regard glacial : un rayon froid sur une eau froide. Puis elle se leva sans un mot et se dirigea vers la fenêtre à pas lents. Tron distinguait derrière elle le dôme de Santa Maria della Salute qui se dressait tout près de là dans l’air pur de l’été. Elle se retourna et parla d’une voix dure, presque rauque :
— Ercole ne l’a pas tué.
Puis après une petite pause, elle ajouta avec une colère à peine contenue :
— Mais il en aurait eu toutes les raisons.
— Pourquoi ?
— Je vais vous le montrer.
Elle s’avança vers la petite commode près de la fenêtre, sortit – ou plutôt arracha – d’un geste brusque une feuille de papier ministre rangée sous un livre et la laissa tomber avec mépris sur la table devant laquelle les deux policiers avaient pris place.
Il s’agissait d’une sanguine de format oblong représentant une jeune fille dans trois poses différentes, dont une de dos. Le modèle regardait sur le côté et, au centre, portait une amphore à la main. Le tracé était d’une qualité exceptionnelle. Tron était sûr d’avoir déjà vu ce motif quelque part – trois Grâces tournées vers la gauche. Mais où ? Chez Alphonse de Sivry ? Sur un autre dessin ou sur un tableau ? Était-ce seulement à Venise ?
Soudain, il se rappela. Oui, c’était cela. Ce voyage pluvieux à Rome, entrepris avec son père plus de quarante ans auparavant. Ils avaient logé chez des cousins dans une villa au bord du Tibre. Pendant que son père vaquait à ses occupations, il avait passé la majeure partie du séjour à lire au rez-de-chaussée. Et quand il levait les yeux de son livre, c’était pour admirer le plafond orné de noces mythologiques auxquelles trois Grâces se tournant vers la gauche assistaient dans le coin supérieur droit. Celle du milieu lui plaisait particulièrement ; peut-être avait-elle éveillé en lui des fantasmes érotiques. Il n’apprit que des années plus tard qu’il s’agissait de la célèbre villa Farnesina – et le nom des artistes qui l’avaient décorée.
Cela ne faisait aucun doute : la sanguine posée devant lui ne pouvait être qu’une esquisse de la main de Perino del… non. Perino del Vaga avait certes participé à l’embellissement de la Farnesina, mais pas dans la loggia de Psyché. Les noces avec les trois Grâces étaient l’œuvre de… mon Dieu, bien sûr ! Il aurait dû s’en rendre compte tout de suite. Ce n’était pas difficile.
— Un dessin de Raphaël, lâcha-t-il brièvement.
Cette affirmation fut suivie d’un silence plein de respect. Il l’avait bien mérité, pensa-t-il. Du coin de l’œil, il vit la comtesse se pétrifier et le sergent Bossi retenir son souffle. Comme il avait pour principe d’exploiter les moments de surprise, il ôta son pince-nez, le tint comme une loupe au-dessus du papier et déclara :
— Sans doute réalisé à Rome.
À présent, c’était à qui se tairait le plus longtemps. Peut-être tomberaient-ils dans les pommes s’il parvenait à le dater. Quand est-ce que Raphaël était mort, nom d’un chien ? Il retourna la feuille avec précaution, mais ne distingua sur le verso que deux lettres ressemblant à un « C » et à un « I ». S’agissait-il de chiffres romains ? Non. Vouloir dater le dessin était trop risqué. Il se contenta de secouer la tête et de conclure :
— Ce morceau de papier doit valoir une fortune.
Le constat provoqua une réaction inattendue de la part de la comtesse Valmarana. Elle sortit de sa torpeur et frappa sur le dessin du plat de la main – pan ! – comme s’il s’agissait de la Gazetta di Venezia de la veille. Puis elle émit un rire amer. Ses yeux n’étaient plus d’un gris terne, mais brillaient comme des pointes d’acier.
— Sauf qu’il présente un défaut majeur.
Un défaut ? Tron fronça les sourcils d’un air troublé. Soudain, il comprit. Cela coulait de source. À moins d’avoir perdu l’esprit, personne ne traiterait un dessin de Raphaël comme la comtesse venait de le faire. La façon dont elle avait dégagé la feuille aurait dû suffire à lui mettre la puce à l’oreille. Il n’y avait qu’une explication possible.
Pour la seconde fois, le commissaire tint son pince-nez au-dessus de la sanguine. En dehors de quelques reflets, il ne voyait toujours rien.
— Vous avez raison, finit-il par dire après avoir considéré les reflets un moment, la mine grave. J’ai bien failli me laisser prendre.
Il tourna la tête et sourit.
— Il s’agit manifestement d’un faux.
À nouveau, la main de la comtesse atterrit sur le dessin – pan !
— Exact, commissaire !
— Et quel rapport avec Kostolany ?
— Je vais vous le dire, murmura-t-elle avec un sourire glacial. L’original se trouve désormais au palais da Lezze. Voilà pourquoi Ercole a dit à Kostolany qu’il devrait lui tordre le cou.
— Je ne suis pas certain de comprendre.
La comtesse soupira.
— C’est très simple, commissaire. Il y a trois semaines, nous avons proposé le dessin à Kostolany. L’original, bien entendu. Il nous a priés de lui laisser le temps d’examiner l’œuvre en toute tranquillité.
— Ce qui a traîné en longueur ?
La comtesse hocha la tête.
— Parfaitement. Il nous a rendu la feuille il y a une semaine en prétendant qu’il s’agissait d’un faux.
Ce qui était peut-être vrai, songea Tron. Mais la comtesse Valmarana l’admettrait-elle jamais ? Il s’efforça de donner à sa voix un accent de compréhension.
— Êtes-vous sûre que le dessin remis à Kostolany était bien un original ?
Elle fronça les sourcils.
— Voulez-vous insinuer qu’Ercole a essayé de lui vendre un faux ?
Eh bien, oui, évidemment ! Devait-il lui avouer ses affaires avec Sivry ? Non, mieux valait éviter. L’indignation de la comtesse semblait sincère. À moins qu’elle ne jouât la comédie ? Il esquissa un sourire complice et fit une dernière tentative.
— Je comprendrais tout à fait, comtesse, que…
Elle l’interrompit avec un geste brusque de la main.
— Non, commissaire. Vous vous trompez, dit-elle en accentuant le dernier mot. Selon Ercole, l’original ne comportait pas de filigrane.
Tron fronça les sourcils à son tour.
— Et sur la feuille que Kostolany vous a rendue, il y en a un. C’est bien ce que vous voulez dire ?
Elle hocha la tête d’un mouvement rageur.
— Cela devrait suffire à démontrer, me semble-t-il, qu’il nous a rendu un faux au lieu de l’original.
Tron constata avec stupeur que des larmes étaient apparues sur les cils inférieurs de la comtesse. Il toussota pour gagner du temps et se ressaisir. Puis il demanda :
— Qu’est-il ressorti de la discussion d’hier soir ?
La comtesse avait retrouvé sa contenance. Seul son air indisposé frappait plus encore qu’avant. Il commençait à éprouver pour elle une sincère admiration.
— Il n’en est rien ressorti du tout, répondit-elle avec une maîtrise parfaite. Kostolany a maintenu que nous voulions lui vendre un faux.
— Votre époux vous a-t-il rapporté leur discussion en détail ?
— Ercole n’a pas beaucoup parlé depuis hier, dit-elle en haussant les épaules. Je peux le comprendre. Cette mésaventure est au plus haut point… fâcheuse pour nous.
Le commissaire se leva, suivi du sergent Bossi.
— Où et quand pouvons-nous rencontrer votre mari ?
La comtesse le transperça du regard, comme si elle pouvait lire dans ses yeux quel parti il avait pris. Puis elle déclara avec calme :
— Ercole revient par le dernier train de Milan. Il travaille dans les chemins de fer depuis quelques années.
Cinq minutes plus tard – le temps nécessaire pour se frayer un chemin à travers les couloirs et les escaliers bondés –, Tron et Bossi se retrouvaient à l’air libre dans la calle del Pestrin. Ici, dans la ruelle profonde, rien ne trahissait le soleil de midi. Seule une bande bleu clair au-dessus de leurs têtes, bordée par une dentelle de tuiles, rappelait qu’une joyeuse journée de juin inondait la ville de lumière. Bossi jeta un regard en coin à son supérieur.
— Vous croyez sincèrement que ce Kostolany a pu garder l’original et rendre une copie, commissaire ?
Le sergent secouait la tête d’un air incrédule. Tron fut obligé de sourire. Le mélange de compétence technique et de naïveté personnelle qui caractérisait le jeune policier ne cessait de l’amuser.
— Michel-Ange était connu pour emprunter les originaux et rendre des copies. L’idée ne date pas d’hier. Mais je ne vois pas comment les Valmarana pourraient le prouver.
Il haussa les épaules.
— Au bout du compte, il ne leur restera probablement plus un jour qu’à vendre le faux.
Il regarda en l’air, puis sur le côté, avec une expression de réflexion intense.
— Si possible à un étranger.
Bossi l’observait d’un air troublé, mais Tron continua de manière imperturbable.
— Si le papier est ancien, personne ne verra la différence. Le dessin en soi est irréprochable. En ce qui me concerne, je préfère une bonne copie à un mauvais original.
C’était d’ailleurs aussi la philosophie d’Alphonse de Sivry, un ami avec lequel Tron faisait des affaires à intervalles réguliers. Le marchand d’art ne voulait pas entendre parler d’originaux de deuxième catégorie ; il ne jurait que par les faux de premier ordre que, du point de vue artistique, on pouvait en toute bonne conscience présenter aux clients comme des originaux. Tron avait toujours approuvé cette disposition d’esprit dans le commerce de l’art. Elle s’était révélée être une base solide sur laquelle ils avaient construit une collaboration fructueuse.
Tout à coup, le commissaire sentit le regard de Bossi posé sur lui. Il savait ce qui allait venir.
— Puis-je vous demander, commença le sergent avec timidité, à quoi vous avez reconnu qu’il s’agissait d’un faux, commissaire ?
Et voilà ! Il l’aurait juré. Bossi n’en était toujours pas revenu. Sa voix, un peu pédante quand il prononçait des mots comme chaîne d’indices ou recherche de preuves, traduisait à présent la modestie, presque la vénération.
— C’est une question d’habitude, sergent, prétendit Tron.
Il adressa à son adjoint un sourire paternel.
— Pour le connaisseur, il se dégage un fluide particulier de l’œuvre des grands maîtres. Si cette sanguine avait bien été de la main de Raphaël, l’air au-dessus de la feuille aurait vibré. Alors que, là, il était… inerte.
Du coin de l’œil, il vit la mâchoire inférieure de Bossi pendre dans le vide.
— Quand vous aurez contemplé assez d’œuvres de ce genre, poursuivit-il tranquillement, vous sentirez ces choses-là vous aussi.
Voilà, comme ça, il aurait la paix un moment.