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Vêtue d’une crinoline en satin vert s’harmonisant à ses cheveux châtain clair, Mme Caserta – âgée tout au plus de vingt-cinq ans – se tenait à la fenêtre de son salon dans la suite qu’elle occupait à l’hôtel Regina e Gran Canal. Sa mine traduisait à quel point elle jugeait importune cette visite de la police vénitienne. Elle tenait entre deux doigts pointus la modeste carte que Tron avait remise à sa femme de chambre et sur laquelle il doutait qu’elle eût jeté plus qu’un regard furtif.

— Vous appartenez à la police vénitienne ?

Tron jugea la question superflue, d’autant que Bossi, arrêté un pas derrière lui, portait l’uniforme comme d’habitude.

— Que me vaut l’honneur de votre visite ?

Son italien aux intonations napolitaines était mêlé d’une inflexion qu’il ne parvenait pas à identifier ; on aurait presque dit un accent allemand. Le plus troublant demeurait toutefois qu’il avait l’impression de la connaître ou, du moins, qu’elle lui rappelait fortement quelqu’un. Mais qui ? Où et quand avait-il déjà vu ce menton énergique, cette bouche sensuelle et ces lèvres un peu tombantes qui lui donnaient une expression boudeuse ? En tout cas, Mme Caserta était une belle jeune femme à la taille élégante et au joli profil. Ses cheveux noués en tresses et disposés avec art autour de sa tête étaient magnifiques.

La vue de l’autre côté du Grand Canal, elle aussi, était magnifique. La silhouette dorée de la Douane de mer, en face de l’hôtel, scintillait dans la lumière du soleil. Derrière, les mâts des voiliers amarrés aux pontons flottants à l’entrée du canal de la Giudecca se balançaient dans un ciel pur, presque sans nuages – un jour parfait pour une promenade en gondole, pensa-t-il. Néanmoins, Mme Caserta ne semblait pas séjourner à Venise par plaisir. Malgré sa grande assurance, elle dégageait une indéniable nervosité. Le commissaire fit un pas dans sa direction.

— Quelques questions auxquelles vous n’aurez aucun mal à répondre, madame.

La jeune femme lui lança un regard à la fois sombre et indécis, semblant prête à refuser de répondre à ses questions, qu’elles soient faciles ou non. Pour finir, elle approcha de son visage la carte de visite qu’elle tenait toujours entre les doigts de sa main droite et plissa les yeux. Tron la vit alors ouvrir la bouche d’étonnement, puis se tourner vers lui avec de grands yeux ronds.

— Commissaire Tron ?

Il s’inclina en silence. Mme Caserta ne se donnait aucune peine pour dissimuler sa surprise.

— Comte Tron ?

— Commissaire, madame. Pendant le service, commissaire. Vous me connaissez ? demanda-t-il d’un air gêné.

Depuis ses fiançailles avec la princesse de Montalcino, toutes sortes de gens, et pas seulement à Venise, semblaient s’intéresser à lui – une célébrité douteuse dont il se serait bien passé. Mais à ce moment-là, la jeune femme lui offrit une surprise qui le disposa véritablement en sa faveur.

— L’affaire de la Lloyd ! s’exclama-t-elle gaiement. Votre fuite des prisons de plomb ! Le bal masqué ! Ma…

Elle s’interrompit soudain, toute gaieté s’évanouit de son visage.

— Ma femme de chambre m’a tout raconté.

Elle reprit sa respiration, comme après un terrible effort.

— Mais je vous fais perdre votre temps, commissaire. De quoi s’agit-il ?

— D’un marchand d’art habitant au palais da Lezze, répondit Tron.

— Vous voulez parler de M. Kostolany ?

— C’est cela même.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

Tron n’avait jamais été amateur de longs préambules dans ce genre de situation.

— Il a été assassiné chez lui la nuit dernière.

Mme Caserta pencha la tête en arrière, comme si elle venait de recevoir une gifle. Pendant un instant, elle resta figée devant la fenêtre. Ses yeux, rivés sur Tron, s’écarquillaient, mais cette fois, ils n’exprimaient que le vide. Enfin, le vide céda la place à la consternation. Tron pouvait littéralement voir ses pensées tourbillonner dans son crâne. Elle dit, les lèvres tremblantes :

— Kostolany a été assassiné ?

Il hocha la tête.

— Son assistant l’a retrouvé mort hier soir et nous a aussitôt alertés.

— Et pourquoi… êtes-vous venus me voir ?

La voix de Mme Caserta était à la fois hésitante et essoufflée. Sa mine révélait qu’elle connaissait déjà la réponse.

— Parce que votre nom figure dans l’agenda de Geza Kostolany, expliqua-t-il brièvement. Est-il exact que vous vous êtes rendue au palais da Lezze hier soir ?

Elle parut réfléchir un moment, comme si elle avait eu tant de rendez-vous la veille qu’elle ne se souvenait plus de tous. Puis elle releva les yeux et hocha la tête.

— Oui, c’est exact, comte. Je m’y suis rendue avec un ami de la famille qui loge lui aussi au Regina e Gran Canal.

Bien qu’elle eût parlé avec aisance, il perçut dans sa voix une angoisse diffuse.

— À quelle heure êtes-vous arrivée chez M. Kostolany ?

Tron savait que le sergent Bossi, toujours planté derrière lui près de la porte, suivait chaque mot de la conversation et allait à présent sortir son carnet.

— Il était dix heures pile. Au moment où nous avons accosté à la porte donnant sur l’eau, les cloches se sont mises à sonner.

— Les cloches de San Samuele ?

— L’église de l’autre côté du Grand Canal.

— Combien de temps êtes-vous restée au palais da Lezze ?

— Tout au plus une demi-heure.

— Pourriez-vous nous révéler la raison de votre visite ?

Mme Caserta lui jeta un regard méfiant, mais parut en arriver à la conclusion que la question se justifiait.

— J’étais venue pour vendre un tableau à M. Kostolany.

— Et vous le lui avez vendu ?

Elle secoua la tête.

— Il l’a gardé pour expertise. Il s’agissait d’une grosse somme. Donc il avait besoin de temps pour examiner le tableau.

Elle frotta le col de sa robe à crinoline d’un geste machinal et dit sans le regarder :

— Pour avoir la certitude qu’il ne s’agissait pas d’un faux.

— De quel tableau parlons-nous ? s’enquit le commissaire.

— D’un Titien. Un portrait de Marie-Madeleine.

D’un geste de la main, Mme Caserta montra une vue de la place Saint-Marc accrochée au mur du salon, à peu près de la taille d’un plateau à petit déjeuner.

— Pas plus grand que ce tableau, dit-elle. Peut-être l’avez-vous aperçu ?

Il secoua la tête d’un air désolé.

— La salle d’exposition contenait environ deux douzaines de tableaux…

— Nous étions convenus, reprit-elle d’un ton las, de nous revoir ce soir à la même heure.

Elle tourna subitement les talons, se dirigea vers la fenêtre d’un pas chancelant et prit appui des deux mains sur le rebord, le souffle court. Lorsqu’elle se retourna de nouveau, au bout d’un moment, même ses lèvres étaient livides. Seules ses joues formaient deux taches rouges de chaque côté de son visage. Elle fit deux pas mal assurés en direction du commissaire et s’arrêta près d’un des trois fauteuils disposés autour d’une petite table.

— Comte Tron, murmura-t-elle d’une voix monocorde, avec les yeux vacillants d’une femme au bord de la crise de nerfs, je dois savoir si le Titien a disparu. Et sans tarder ! Le colonel Orlov n’a qu’à vous accompagner et…

Elle ne parvint pas à terminer sa phrase. Au lieu de cela, elle offrit à Tron un spectacle encore inédit pour lui. Elle pivota sur elle-même avec grâce tandis que ses genoux cédaient lentement et bascula dans le fauteuil à côté d’elle dans un mouvement fluide et élégant, digne d’une danseuse étoile. Là, elle resta immobile, la poitrine palpitante, dans une position d’autant plus avantageuse que le satin vert de sa crinoline s’accordait au velours amarante du siège.

Tron n’avait jamais rencontré de femmes en pâmoison, qu’il fallait ranimer avec des éventails et des sels, que dans les romans français de sa mère où il jetait un œil de temps à autre pour rester à la page. Au moins, il savait maintenant comment réagir dans ce genre de situation.

— Il nous faut des sels et un éventail, sergent ! déclara-t-il avant de se mettre lui-même en branle. Allez chercher la femme de chambre !

Dans l’intervalle, Mme Caserta avait glissé de quelques centimètres dans son fauteuil en velours rouge. Sa tête reposait à présent sur sa poitrine. Comme ses jambes étaient allongées, sa jupe était remontée d’environ une main, de sorte que deux mollets arrondis et deux fines chevilles apparaissaient sous des bas noirs – une vue délicieuse, quoique fort inconvenante.

Sans prendre le temps de réfléchir, Tron attrapa la nappe pour en recouvrir les jambes de Mme Caserta. À cet instant, une voix vocifératrice au ton militaire s’éleva dans son dos.

— Que faites-vous là, monsieur ? Et qui êtes-vous ?

Le commissaire fit volte-face et fut de nouveau confronté à un cliché éculé : un officier en civil se tenait sur le pas de la porte dans une redingote qu’il aurait sans nul doute préféré échanger contre son uniforme. Il avait une cage thoracique impressionnante, un visage couleur d’acajou et un nez courbé comme un sabre. Ses habits civils produisaient l’effet d’un déguisement ridicule et l’œillet fané à la boutonnière de sa redingote le faisait ressembler à un fantôme sorti d’un vaudeville démodé, qui commence déjà à sentir le moisi. Il s’agissait, à n’en pas douter, du colonel Orlov évoqué quelques instants plus tôt. Tron lui donnait une cinquantaine d’années.

— Commissaire Tron, répondit-il. Police vénitienne. Vous êtes le colonel Orlov, je suppose. L’ami de la famille ?

Puis sans attendre la réponse :

— Mme Caserta a perdu connaissance.

Ce qui n’était plus tout à fait exact puisqu’en se retournant il constata que ses cils tressaillaient, qu’un premier œil s’ouvrait, puis un deuxième, et finalement qu’elle relevait la tête.

— Mme Caserta ? demanda-t-il en se penchant vers elle et en apercevant du coin de l’œil Bossi et la femme de chambre qui faisaient irruption dans le salon.

Le colonel s’était approché. Il fut donc difficile de savoir à qui la jeune femme s’adressait vu qu’elle garda les yeux rivés sur le mur opposé.

— Je dois savoir, dit-elle d’une voix lasse mais ferme, si le Titien est toujours là.

Elle leva la main droite pour refuser les sels que sa femme de chambre lui tendait. Puis elle tourna le regard vers Tron. Malgré l’intensité de la lumière s’engouffrant dans la pièce, ses pupilles étaient grandes et sombres.

— Le colonel Orlov va vous accompagner au palais da Lezze, annonça-t-elle sur un ton qui n’acceptait aucune repartie.

Elle sourit, peut-être pour adoucir l’effet de ses paroles. Tron hocha la tête en silence.

— Dans ce cas, je vous prierais de bien vouloir me laisser seule à présent et de l’attendre quelques minutes à la réception.

Mme Caserta ferma les paupières et s’enfonça dans son fauteuil pour signaler la fin de l’entretien. Quand elle souriait, deux fossettes se dessinaient aux commissures de ses lèvres. En quittant le salon en compagnie de Bossi, le commissaire se demanda qui elle lui rappelait.