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Tron ferma les yeux. Il sentait son pouls battre contre ses tempes comme des doigts sur un tambour en sourdine. À présent, l’orage dominait Venise. Un vent de tempête faisait claquer les volets. Pendant quelques secondes apaisantes, qui durèrent beaucoup plus longtemps dans son esprit que dans la réalité, il fut persuadé d’être en proie à un abominable cauchemar. Le sauternes l’avait achevé (à table encore une fois ?) ; il n’allait pas tarder à rouvrir les yeux, à sortir la tête de son oreiller (la nappe ?) et à se rendre compte qu’il…
À ce moment-là en fait, il retrouva son entendement – le peu d’entendement qui lui restait encore. En rouvrant les yeux, il constata sans aucune surprise que le canon du revolver visait droit son cœur. Il s’éclaircit la gorge.
— Vous saviez que Troubetzkoï gisait ici ?
Encore une question superflue. Évidemment qu’il le savait ! Potocki hocha la tête.
— Je l’ai abattu il y a deux heures.
— Parce qu’il a tué votre femme ? Et parce que vous pensiez que nous n’arriverions jamais à le convaincre de meurtre ?
Le veuf lui lança un regard amusé. Puis il dit en souriant quelques mots que Tron ne comprit pas.
— Non, mais parce qu’il vous a tué. Il a tiré sur vous au moment où vous êtes entré. Voilà pourquoi je l’ai abattu.
Il fallut un moment à Tron pour saisir le sens de ces paroles.
— Vous l’avez attiré dans cet appartement sous quelque prétexte et l’avez tué. C’est exact ?
— Exact, commissaire.
— Et comme vous seriez le principal suspect dans les circonstances actuelles, vous avez besoin d’un alibi.
Il acquiesça.
— Si je vous tue et lui glisse ensuite le revolver dans la main, j’ai le meilleur alibi du monde.
On ne pouvait contester à ce plan une élégance perfide. Tron hocha la tête d’un air admirateur.
— Le scénario est parfait. D’autant que nous le soupçonnions.
À présent, Potocki était ni plus ni moins que radieux.
— Il est encore plus parfait que vous ne le croyez.
— Là, vous devez m’expliquer.
— Que se serait-il passé si je m’étais contenté de l’abattre ?
— Après votre dispute au Quadri, nous aurions subi de fortes pressions pour établir votre culpabilité, répondit Tron. Il est probable que même le ministère des Affaires étrangères s’en serait mêlé.
Potocki inclina la tête en signe d’approbation.
— Vous auriez retourné chaque pierre où je me suis un jour assis.
Il s’arrêta et le fixa avec un sourire sournois.
— Tôt ou tard, vous auriez découvert que je connaissais Orlov.
Pardon ? Que venait-il de dire ? Tron fut obligé de ravaler sa salive.
— Orlov et vous, vous vous connaissiez ? Depuis quand ?
Le meurtrier semblait apprécier leur petite conversation.
— Nous avons tous les deux appartenu au deuxième régiment de la garde de Saint-Pétersbourg, expliqua-t-il gaiement. Orlov était mon supérieur. Il est venu me voir quand il a rencontré ce problème avec la reine et Kostolany.
Il marqua une nouvelle pause car une rafale vint frapper les volets et fit vaciller la flamme des bougies. Il pleuvait toujours à torrents.
— Au départ, j’ai cru que cette affaire pouvait se régler avec de l’argent. Mais Kostolany s’est révélé être un moraliste obtus. Quand j’ai enfin réussi à lui faire abandonner ses principes, il a réclamé une somme folle. Cela étant, sa convoitise m’a donné une idée. D’autant que j’allais boire la tasse.
— Parce que votre épouse voulait vous quitter ? Et qu’un divorce vous aurait laissé sans ressources ? demanda le commissaire.
Il acquiesça.
— Un Titien facile à transporter m’était plus que bienvenu.
— C’est donc vous qui avez tué Kostolany et pris sa place ?
Le regard de Potocki exprima à la fois l’étonnement et le respect sincère.
— Je vous avais sous-estimé, commissaire.
— Nous avons présenté une photographie du lieu du crime à la reine, qui nous a assuré n’avoir jamais vu la victime. Notre erreur consistait à tenir Troubetzkoï pour l’assassin.
Il dévisagea son adversaire.
— Et le père Terenzio, pourquoi devait-il mourir ?
— Il n’était pas difficile de l’éliminer et de faire croire à un accident, expliqua le criminel. Je pensais que l’affaire serait close après son décès puisque vous le soupçonniez. Par malheur, votre sergent a deviné la vérité. Vous avez donc poursuivi votre enquête.
— Et Orlov ?
— Cette boule de nerfs s’apprêtait à tout confesser à la reine. La mort de Kostolany semblait l’avoir ébranlé outre mesure – bien qu’il ait joué la comédie à merveille le soir où je les ai reçus au palais da Lezze ! ajouta-t-il en riant.
— Donc, il ne savait pas que vous aviez l’intention de tuer Kostolany et de vous faire passer pour lui ?
Potocki secoua la tête.
— Je l’avais juste informé que le Hongrois jouerait le jeu. Le colonel n’était pas d’accord non plus avec la mort du père Terenzio. Il voulait même vous faire parvenir le Titien pour permettre à la reine de le vendre ! Si le tableau refait surface, pensait-il, l’enquête ralentira. Il espérait qu’alors vous vous satisferiez de la version des faits où Terenzio était coupable. Surtout que vous continuiez de soupçonner le grand-prince et que votre obstination n’était pas bien vue en haut lieu.
— Mais qu’est-ce que votre femme avait à voir avec tout cela ?
— Constancia avait découvert le Titien dans mon armoire.
Son visage se contracta.
— Elle vous aurait probablement tout raconté lors de votre visite. J’ai donc été contraint d’empêcher cette discussion. De plus, le divorce m’aurait ruiné. Maintenant, au contraire, j’ai hérité de sa fortune.
— Pourtant, elle était encore en vie quand nous nous sommes croisés dans l’escalier. Elle jouait du Chopin…
Son adversaire secoua la tête.
— C’est ce que vous deviez croire, commissaire. Vous étiez mon alibi, dit-il en riant.
À nouveau, le revolver sautilla dans sa main.
— Comme cette nuit à nouveau !
— Comment vous y êtes-vous pris ?
Il fit un large sourire.
— Si vous aviez examiné le mobilier avec plus d’attention, un détail vous aurait frappé.
— Il y avait un Érard, un piano droit et des fauteuils, dit Tron. Plus une desserte sur laquelle étaient posées les partitions de votre femme.
Potocki le félicita.
— C’est exact. Mais ce n’est pas tout.
— Dans ce cas, dites-moi ce qui m’a échappé !
— Cela n’a pas échappé qu’à vous. Votre rusé sergent n’a rien vu non plus.
Le criminel semblait d’humeur joyeuse, détendue, mais Tron constatait que le canon du revolver restait toujours pointé vers son cœur.
— Qu’est-ce qui nous a échappé ?
Potocki sourit une nouvelle fois.
— Je vais vous l’apprendre si vous vous placez devant la porte…
L’arme se dirigea une fraction de seconde dans cette direction.
— Là où la balle de Troubetzkoï vous a touché juste avant que j’abatte le grand-prince. Reculez sans précipitation. Et n’essayez surtout pas de fuir !
Le commissaire s’exécuta. Ses émotions étaient bizarrement étouffées, comme s’il vivait un rêve dont il n’allait pas tarder à sortir. Il tendit la main droite dans son dos et s’arrêta quand ses doigts touchèrent la porte.
— Le grand-prince, reprit son adversaire en l’observant d’un air songeur, n’était sans doute pas un excellent tireur. Je doute qu’il vous ait tué du premier coup.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Potocki inclina la tête sur le côté et le scruta, les yeux plissés – comme un peintre considère un tableau où il ne manque plus que quelques coups de pinceau décisifs.
— Cela veut dire que je verrais bien une éraflure à l’épaule, finit-il par déclarer. Ce sont les détails qui font la différence. Maintenant, je vous serais reconnaissant de ne plus bouger, commissaire.
Quand Tron entendit le claquement métallique du chien qui s’enclenchait, il eut l’impression qu’une grande partie de son entendement s’effaçait à nouveau comme de la craie sur une ardoise. Un bref silence se fit au milieu de l’orage, un silence fin comme une nouvelle peau ou comme une couche de glace sur un étang au début de l’hiver. Puis – assourdissant comme le tonnerre – le coup partit. On aurait dit qu’un énorme marteau avait frappé son épaule droite. Sa main gauche se colla aussitôt à l’endroit où il avait été touché. Du sang coulait, mais pas beaucoup. De manière étrange, la blessure ne faisait pas mal. Et de manière non moins étrange, l’incendie que la panique avait allumé dans son esprit s’éteignit. Il répéta : — Qu’est-ce qui nous a échappé dans la salle de musique ?
— Le piano.
— Nous aurions dû remarquer un détail sur le piano ?
— Réfléchissez, dit Potocki avec patience.
Tron toussota.
— Peut-être la mazurka a-t-elle été jouée par quelqu’un d’autre ?
Le criminel hocha la tête.
— La solution est toute simple. C’est la même que pour Kostolany. En fait…
Il s’interrompit et plissa le front. Soudain, Tron sut ce qu’il allait dire. C’était en effet très simple.
— Il suffit de fausser l’heure ? l’interrogea-t-il.
Potocki parut se réjouir.
— Exact, commissaire ! Quand la reine lui a parlé, Kostolany était déjà mort. Et quand vous l’avez entendue dans l’escalier, Constancia aussi.
— Mais qui a interprété la mazurka alors ?
— Elle ! Sauf que ce n’était pas quand vous l’avez cru.
Tron fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous racontez.
Son adversaire sourit.
— La mazurka est une copie.
— Comment ?
— Un faux de première qualité. Une copie parfaite. Constancia avait…
Le commissaire ne comprit pas le reste de la phrase car la porte devant laquelle il se tenait se transforma sans prévenir en un énorme poing d’acier qui lui frappa le dos et, une fraction de seconde plus tard, la nuque. Elle le catapulta au centre de la pièce minuscule ; il atterrit sur l’éclair qui s’échappait de l’arme brandie par Potocki. Tout de suite après, un deuxième coup de feu partit. Une forte odeur de cordite se répandit. Puis Tron se cogna le front contre l’arête de la console sur laquelle était posé le Titien. Avant de perdre connaissance, il fit un rêve d’un extrême réalisme.
La princesse et lui se tenaient devant une fenêtre du salon dans le palais Balbi-Valier. Comme lors de leur premier rendez-vous au théâtre de La Fenice, il sentait la subtile odeur de pâte d’amandes qui émanait d’elle. Une légère brise avait chassé la chaleur moite et lavé le ciel au-dessus de la ville. Ils observaient les étoiles – des myriades de petits points brillants, gigantesque pont de lumière. La lune se reflétait dans leurs coupes de champagne. Une musique provenait d’on ne sait où. Il attira la princesse vers lui, puis ferma les paupières. Quand elle l’embrassa, la caresse de ses lèvres avait la douceur d’une plume.
Tron gisait par terre dans une étonnante contorsion. Sa tête touchait la jambe de Troubetzkoï dont le buste touchait Potocki. Après avoir lâché son revolver, Bossi s’agenouilla près de lui et constata qu’il souriait.