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La felze, le petit habitacle noir placé au-dessus des sièges dans les gondoles, consistait en un bloc de suif de teinte sombre, d’où jaillissait une mèche allumée. L’embarcation sur la table de la salle aux tapisseries rappelait à Tron les souvenirs* bon marché (comme aurait dit Bossi) qu’on trouvait dans les gares et dans les halls d’hôtel : des éventails en papier ornés de motifs vénitiens, des coupe-papiers en bois avec l’inscription Arrivederci Venezia ou de petits dépliants en accordéon avec des vues de la lagune.
— La bougie vient du marché aux puces, expliqua sa mère avec fierté.
Elle s’appuya contre son dossier, prit sa serviette de table et regarda son fils d’un air triomphant.
— Du marché aux puces ?
Tron releva les yeux de son brodo di pesce. Une deuxième gondole, posée près de son assiette, était destinée à recevoir les parties non comestibles de la soupe de poisson : une arête, un bout de nageoire, une branchie, un œil. Une troisième contenait des fraises tièdes, une quatrième de la crème Chantilly liquide au-dessus de laquelle des mouches tournoyaient avec entrain. Un dîner chez les Tron.
— Alessandro raconte que les gondoles bougeoirs ont fait leur apparition sur le marché aux puces dès le lendemain, précisa sa mère avec un sourire. Il en a acheté une cet après-midi pour nous la montrer.
Elle se tourna vers le maître d’hôtel occupé à frotter des verres devant le buffet.
— Combien as-tu payé la gondole, Alessandro ?
Le vieil homme inclina sa tête argentée.
— Deux lires, comtesse.
— Ce n’est pas donné, lâcha le commissaire.
— Le brocanteur m’a dit qu’elles partent comme des petits pains, précisa Alessandro. Il paraît qu’à la gare il y a un stand où l’on ne vend plus que nos gondoles. Avec ou sans bougie.
— Et les cafés n’ont jamais vu cela ! ajouta la comtesse.
— De quoi parles-tu ?
— Du nombre de vols ! Les clients adorent nos gondoles.
— On a toujours volé des cendriers.
— Oui, mais pas à ce point ! Nous recevons une douzaine de lettres par jour pour savoir quand les prochaines arrivent.
— Vous allez en recommander ?
— C’est déjà fait. Sauf que, cette fois, nous n’allons pas les distribuer gratis.
Elle s’arrêta un instant pour ménager son effet.
— De plus, je me demande s’il faut continuer de laisser la production à ces Français.
— Tu veux dire que nous devrions fabriquer les gondoles en verre pressé nous-mêmes ? s’inquiéta le commissaire.
— Pas uniquement les gondoles, répondit-elle. Mais aussi diverses babioles en verre.
— Qu’en pense la princesse ? voulut savoir Tron.
— Elle trouve que cette idée mérite réflexion.
La comtesse retira un bout d’arête (ou de nageoire) de sa bouche et le déposa dans la gondole prévue à cet effet.
— À ce propos, Leinsdorf s’est montré enchanté par nos gondoles ! Son épouse en a déjà acheté plusieurs exemplaires au marché aux puces.
— Tu as parlé à Leinsdorf ? Quand cela ?
— Aujourd’hui, au Danieli, répondit-elle. J’ai accompagné la princesse. Les contrats n’ont plus qu’à être signés. Mais Leinsdorf préfère attendre lundi, une fois que le bal sera passé.
— À cause de la reine ?
Sa mère hocha la tête.
— Oui, il a exprimé le désir ardent de la rencontrer à notre bal.
— Ce qui veut dire ?
— Que nous avons intérêt à ce qu’elle vienne.
La comtesse plissa les yeux.
— Tu as retrouvé le Titien ?
Il soupira.
— Nous y travaillons. Pour le moment, tout porte à croire que le colonel Orlov se cache derrière le crime. Il est venu à Venise en avril ; je l’ai rencontré cet après-midi à la terrasse du Quadri et un garçon de café l’a reconnu. Si nous parvenons à prouver qu’il était ici il y a deux mois, il sera obligé de nous fournir des explications car il a prétendu n’avoir jamais vu ce serveur.
— Comment comptez-vous vous y prendre ?
— Avec un peu de chance, nous trouverons l’hôtel où il est descendu, dit Tron. À ce moment-là, il ne pourra plus nier et nous aurons le moyen d’exercer une pression.
— Il ne te reste plus que demain, remarqua sa mère.
— Je sais.
Il plongea sa cuillère dans la soupe, fit le tri et déposa un morceau de queue (ou de branchie) dans la gondole à déchets. Un instant plus tard, il s’étonna de ne pas y avoir pensé plus tôt. La solution allait de soi. La seule question était de savoir si sa mère accepterait.
— Qu’est-ce que Leinsdorf attend de nous au juste ? s’enquit-il. Il veut parler à la reine ou juste la voir ? Est-il au courant qu’elle voyage incognito ?
— Oui, il le sait. Il ne demande donc pas à lui être présenté.
— De toute façon, il est fort probable qu’elle ne restera pas très longtemps, poursuivit-il. Ou du moins qu’elle n’est pas obligée de rester très longtemps.
Il réfléchit un court instant.
— Sait-il à quoi elle ressemble ?
— Je ne sais pas. Il a sans doute déjà vu un portrait.
— Dans ce cas, nous pourrions…
Il s’interrompit et s’éclaircit la gorge.
— Que veux-tu dire, Alvise ?
— Je me demande, reprit-il, si dans ces conditions, il verrait la différence entre une vraie et une fausse reine. D’autant que la vraie reine séjourne à Venise sous un faux nom. Au fond, cela ne changerait pas grand-chose si nous…
— … lui présentions une fausse Mme Caserta ?
— C’est une fausse Mme Caserta ! Il n’existe pas de vraie Mme Caserta. En un sens, ce serait juste falsifier un faux.
La comtesse releva le menton. Un rond de lumière indirecte balaya son visage pendant qu’elle hochait la tête. Son fils doutait qu’elle eût compris.
— Je ne veux pas d’un faux, décréta-t-elle pour finir d’une voix glaciale qui excluait toute repartie. Je veux la reine.