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Debout au milieu de son salon, Marie-Sophie de Bourbon se procurait un peu d’air à l’aide d’un éventail en papier bon marché. Par les fenêtres ouvertes, Tron apercevait les coupoles de la Salute de l’autre côté du Grand Canal et, derrière elles, le ciel matinal d’un bleu resplendissant qui commençait à se voiler. Comme le vent d’est – après avoir apporté une certaine fraîcheur pendant quelques heures – était retombé, une chaleur oppressante pesait sur la ville.
— Avez-vous retrouvé mon Titien ? demanda la reine sans parvenir à cacher sa nervosité autant qu’elle l’aurait voulu.
— Je suis désolé de devoir décevoir Sa Majesté, répondit le commissaire.
La souveraine ne releva pas.
— Et Orlov ? demanda-t-elle. Savez-vous par hasard où il se cache ? Il est absent depuis hier soir et ne m’a pas laissé de message. Je commence à m’inquiéter.
Mon Dieu, comme je déteste ce rôle ! pensa Tron. Avec le temps, il s’était habitué à se pencher sur des cadavres, mais apprendre à quelqu’un la mort d’un être proche lui coûtait toujours un effort immense. Surtout qu’il ignorait la nature exacte de leur relation. La reine des Deux-Siciles était-elle au courant des inclinations de son intendant prétendument si fidèle et de ses visites régulières à la pension Apollo ? L’avait-elle couvert le jour où elle avait évoqué ce trafiquant d’armes français ? Ou ne se doutait-elle de rien ? Et serait-elle surprise d’apprendre les mensonges d’Orlov ? Il s’éclaircit la gorge et dit :
— Le colonel est mort.
La reine ouvrit la bouche, mais il n’en sortit pas un son. Il lui fallut quelques instants pour réussir à demander :
— Un accident ?
— Non, répondit le commissaire. Le colonel a été assassiné à Cannaregio la nuit dernière. Nous n’en savons pas plus pour le moment. Son corps a été repêché par une patrouille. Nous écartons l’hypothèse d’un crime crapuleux.
— Mais qui… ?
Marie-Sophie de Bourbon balançait la tête d’un air horrifié.
— C’est une histoire compliquée, dit Tron. Sa Majesté aurait-elle la bonté de jeter un œil sur ces photographies ?
Il ouvrit l’enveloppe et lui tendit les deux clichés. Elle vit tout de suite qu’il s’agissait d’un cadavre.
— Cet homme est mort.
Tron hocha la tête.
— Oui, il a été étranglé.
— Pourquoi me montrez-vous ces images ?
Le commissaire se tut un moment pour donner plus de poids à sa réponse.
— Il s’agit de M. Kostolany.
La reine l’observa d’un air troublé.
— Non, ce n’est pas lui ! répliqua-t-elle. Je connais M. Kostolany, je l’ai rencontré à son domicile et lui ai parlé.
— L’homme que vous voyez sur ces photographies est celui qu’on a retrouvé mort au palais da Lezze et qui a été identifié comme étant M. Kostolany.
— Le colonel connaissait le marchand d’art de longue date. Personne n’a pu se faire passer pour lui !
Tron regrettait de ne pouvoir lui épargner la vérité plus longtemps. Il dit :
— À moins que le colonel n’ait su que vous ne parliez pas au vrai Kostolany.
L’espace d’un instant, la reine resta immobile. Puis elle baissa le regard et se plongea dans la lecture d’une inscription sur un carton à chapeau posé à même le sol. Quand elle se remit à parler, sa voix était ferme et neutre.
— Que s’est-il passé, commissaire ?
— Nous croyons, expliqua-t-il, que le colonel Orlov a commandé deux copies à Terenzio. Et vendu l’une d’elles à Kostolany. Quand Sa Majesté est arrivée à Venise, il s’est donc retrouvé dans une situation précaire.
Marie-Sophie hocha la tête.
— Ou bien il m’avouait tout, ou bien il mettait au point une mise en scène. De toute évidence, il a préféré la seconde solution. Pourtant, je ne pense pas qu’il ait pu préméditer la mort de Kostolany.
— Comment l’expliquez-vous dans ce cas ?
— Je suppose qu’il a été dépassé par les événements. Du reste, au cours des derniers jours, j’avais l’impression qu’il avait peur et envie de se confier.
— Ce qu’il n’a pas fait ? s’enquit Tron.
— Non. Cela lui aurait peut-être sauvé la vie. Qu’en est-il de l’homme qui a pris la place de M. Kostolany ? Vous l’avez identifié ?
— Nous soupçonnons quelqu’un. Une vieille connaissance du colonel.
— Troubetzkoï ?
Le commissaire hocha la tête.
— C’est probable.
— Quand allez-vous interroger le grand-prince ?
— Dès aujourd’hui. Cependant, vous savez qu’il jouit de l’immunité diplomatique. Notre seul moyen de pression se limite à un rapport destiné à l’ambassade de Russie et au ministère des Affaires étrangères à Vienne. Si nous le transmettons en secret aux journaux anglais et français, Troubetzkoï est un homme mort aux yeux de la société.
La suggestion de la reine jaillit si vite qu’on aurait pu croire qu’elle la méditait depuis un petit moment.
— Proposez-lui un marché ! Le Titien contre un scandale.
— Quatre meurtres devraient rester impunis ? s’insurgea le commissaire.
— Cela ne me dérange pas, déclara-t-elle sans détour. J’ai besoin d’argent.
Elle fixait de nouveau son carton à chapeau. Tron esquissa une révérence circonspecte.
— La question est de savoir si cela me dérange, Majesté.
— Je comprends, commissaire, répliqua-t-elle. Mais peut-être saisirez-vous mieux pourquoi il me faut absolument ce Titien si je vous…
Elle s’interrompit, se dirigea vers la fenêtre et observa les traînées nuageuses apparues dans le ciel derrière l’église de la Salute. Puis elle se retourna et dit :
— Je vais vous confier un secret.
La reine désigna un des fauteuils près de la fenêtre.
— Prenez place, comte. Je vais tout vous raconter. Ensuite, je vous laisserai décider du sort du grand-prince.
Marie-Sophie s’assit à son tour, croisa les jambes, lissa le bas de sa robe et regarda le commissaire.
— Vous savez dans quelles conditions nous avons débarqué à Terracina avant de nous réfugier à Rome ?
Il hocha la tête. Toute l’Europe s’en souvenait. En février 1861, le bateau à vapeur La Mouette, battant pavillon français, avait évacué la famille royale enfermée à Gaète, une forteresse rocheuse qui s’avance dans la mer Tyrrhénienne sur un kilomètre et demi et que les troupes du Piémont assiégeaient depuis quatre mois.
La souveraine sortit de la poche de sa robe un petit paquet en carton sur lequel il était écrit en lettres tarabiscotées : Maria Mancini. Elle prit une cigarette et l’alluma ; pendant un court instant, Tron crut voir la princesse. Puis elle dit, les yeux rivés sur la pointe incandescente :
— Dans le port, nous avons été accueillis par le bataillon des zouaves pontificaux. Leur commandant, un capitaine de cavalerie d’origine belge, nous fit l’honneur de marcher à côté de notre carrosse jusqu’à Rome. Nous eûmes ainsi l’occasion de discuter.
Le commissaire supposa que le nous désignait la reine et ce capitaine. Il savait que les zouaves pontificaux représentaient une sorte de légion étrangère dont les cadets appartenaient aux familles les plus en vue d’Europe. Mais il ne voyait pas encore où le récit de Marie-Sophie devait mener.
— Cette longue conversation, poursuivit-elle, serait restée sans suite si le hasard n’avait voulu que nous nous retrouvions une semaine plus tard dans les antichambres du Vatican.
Son regard fixait un point derrière Tron, qui fut tenté de se retourner pour vérifier que personne n’était entré dans la pièce à son insu et ne marchait à pas de loup sur le tapis.
— Je me souviens encore de mes paroles précises. Je lui ai dit : « Oh ! Voilà notre bon ami de l’autre fois*. »
Marie-Sophie se tut un instant en souriant.
— Le hasard voulut aussi, reprit-elle, que Pie IX désigne ce capitaine pour me servir de cavalier d’honneur. Il était chargé de me faire découvrir Rome et de m’accompagner dans la campagne environnante.
Elle glissa une minuscule mèche de cheveux derrière son oreille et ajouta sans le regarder :
— Il s’appelle Armand de Lawayss.