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Entre-temps, l’invitation du directeur général Leinsdorf était parvenue au palais Balbi-Valier. La princesse s’en saisit dès que son fiancé entra dans le salon. Elle avait déjà mis sa traditionnelle tenue de femme d’affaires : une robe de promenade en serge grise dont la coupe sévère était soulignée par le pince-nez accroché à son revers au bout d’une petite chaîne en or. De charmants peignes en ébène retenaient ses cheveux noués derrière la tête en une sorte de chignon qui lui dégageait la nuque de manière à la fois austère et frivole. À nouveau, Tron admira l’exploit par lequel elle réussissait à paraître en même temps féminine et glaciale.

— C’est arrivé il y a une heure, dit-elle.

Elle lui tendit un courrier officiel de l’Union bancaire de Vienne dans lequel Leinsdorf s’était contenté d’expliquer, de son écriture pointue d’inspiration militaire, qu’il se voyait contraint de quitter Venise d’urgence et la priait de bien vouloir venir au Danieli dans l’après-midi pour signer le contrat. Le commissaire sourit.

— Il l’a donc tenue !

Maria le dévisagea d’un air troublé.

— Quoi donc ?

— Sa promesse.

— Quelle promesse, Tron ? le rabroua-t-elle sur un ton si tranchant et si impatient que son fiancé se mit sans le vouloir au garde-à-vous.

— Orlov a été assassiné, expliqua-t-il, et Leinsdorf se trouvait juste à côté du cadavre au moment où il a été interpellé par deux chasseurs croates. Il n’a rien à voir avec le crime, mais comme le colonel appartenait à une armée alliée, la Kommandantur aurait pu prendre l’affaire en main et le transférer à Vérone. C’est du moins ce que je lui ai fait croire.

La princesse affichait une mine incrédule.

— Et il a avalé cette couleuvre ?

Tron sourit.

— Il a même gobé que seul le commandant de police pouvait décider de le libérer et que, selon toute probabilité, Spaur le confierait à l’armée. Quand je lui ai révélé qui j’étais…

— Tu ne le lui avais pas dit avant ?

— Il m’avait pris pour un commissaire quelconque qui s’appelait Tron par hasard. Dès que je l’eus détrompé…

— Il a tout de suite compris comment t’inciter à le libérer !

Elle sourit.

— La reine était-elle déjà au courant de la mort d’Orlov ?

— Je sors de chez elle.

— Et tu lui as montré les photographies ?

Il hocha la tête.

— Elle affirme que la victime n’est pas l’homme qui les a reçus au palais da Lezze.

— Donc, Orlov a trompé Marie-Sophie, en déduisit la princesse. Reste à savoir qui est son complice.

— Sans doute Troubetzkoï. Nous ne le saurons que par une confrontation.

— Que se passera-t-il si elle identifie le grand-prince ?

— On pourra considérer l’affaire comme close.

— Tu veux dire qu’il aurait commis tous les meurtres ?

— Oui, sûrement.

— Même celui de Constancia Potocki ?

— C’est en tout cas ce qu’affirme son mari. Parce qu’elle aurait été au courant de la vérité concernant le Titien.

— Mais Orlov ?

— Je vais lui demander sans attendre s’il a un alibi pour hier soir.

— Quelle raison pouvait-il avoir de tuer Orlov ?

Le commissaire prit un air songeur.

— Marie-Sophie pense que le colonel était sur le point de lui confier un secret. Et elle croit qu’il avait peur.

— Peur de Troubetzkoï ?

— Cela paraît vraisemblable.

— Le grand-prince est consul général de Russie, dit Maria. Même si la reine l’identifie, il ne court pas grand risque.

Tron secoua la tête.

— Sur ce point, tu te trompes. Je pourrais rédiger un rapport destiné à Spaur, à Toggenburg, à la chancellerie et à l’ambassadeur à Vienne. Après cela, il serait fichu.

Il soupira.

— Seulement, je ne vais pas l’écrire.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je vais lui proposer un marché, expliqua Tron. Nous suspendons les recherches et, en échange, il nous rend le Titien. Marie-Sophie a absolument besoin de le vendre.

— Pourquoi lui faut-il autant d’argent ? demanda la princesse avec une légère irritation dans la voix.

— Pour un certain Armand de Lawayss.

— Je ne comprends rien.

Son fiancé lui révéla alors le fin mot de l’histoire.

— Marie-Sophie a eu une liaison avec un capitaine de cavalerie des zouaves pontificaux. Elle a fait sa connaissance en débarquant à Terracina. Une semaine plus tard, Pie IX l’a nommé en toute ingénuité cavalier d’honneur de la reine. Les promenades à cheval dans la campagne ont beaucoup contribué à les rapprocher. Plus tard, ils ont même osé se voir à Rome.

— À l’hôtel ? voulut savoir la princesse.

Son approche rationnelle ne laissait pas de le surprendre.

— Non, au palais Farnèse, dit-il. Lawayss venait en barque, longeait la rive du Tibre et sautait par-dessus le mur. La femme de chambre de Marie-Sophie l’attendait dans le jardin et le conduisait dans une mansarde.

Le visage de Maria demeura impassible. Elle n’avait pas coutume de porter des jugements moraux.

— Si cette affaire éclate au grand jour, dit-elle simplement, le scandale est assuré.

— En avril 1862, poursuivit Tron, la reine a découvert qu’elle était enceinte. Comme tout le monde savait que François II ne pouvait pas être le père, elle s’est réfugiée en Bavière sous prétexte d’une infection pulmonaire. La naissance eut lieu dans un couvent d’ursulines en novembre 1862. Mais un autre problème, que personne n’avait prévu, surgit à ce moment-là.

Tron ne put résister à la tentation de marquer une pause théâtrale.

— Marie-Sophie accoucha de jumeaux.

— Non !

Cette fois, la princesse faillit s’étouffer avec la fumée de sa cigarette.

— Deux filles, précisa-t-il. Viola et Daisy. La première fut confiée à oncle Ludwig et tante Henriette, qui – afin d’écarter tout soupçon – partirent s’installer pour quelques années à Gênes où ils déclarèrent la naissance d’une petite fille. Daisy, la deuxième, fut prise en charge par son père qui l’emmena à Bruxelles. Par malheur, il est aujourd’hui mourant et sans le sou.

— C’est pour cette raison qu’elle a besoin d’argent d’urgence ?

Il hocha la tête.

— Compte tenu des circonstances, elle ne peut en demander à personne.

— Qu’as-tu donc l’intention de faire ?

— Je vais rendre visite à Troubetzkoï et lui demander où il était hier soir.

— Tu vas le prévenir que la reine n’a pas reconnu la victime sur les photographies ?

— Oui, je vais jouer cartes sur table, répondit le commissaire. Et proposer une confrontation.

Tron prit son haut-de-forme posé près du fauteuil et se leva avec peine. Même à l’intérieur du palais Balbi-Valier, l’air était brûlant, humide, lourd, presque électrique, comme avant un orage.

— À quelle heure as-tu rendez-vous avec Leinsdorf ?

La princesse jeta un coup d’œil à la pendule sur la cheminée.

— Dans une heure. Nous nous retrouvons après ?

Il acquiesça.

— Je reviens ici dès que j’en aurai terminé avec Troubetzkoï.

Alors, Maria lui adressa un sourire merveilleusement prometteur.

— Réserve-moi ta soirée, s’il te plaît.