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Troubetzkoï, vêtu d’une confortable veste d’intérieur dont il n’avait pas fermé le col, leva les yeux d’une feuille de papier ministre étalée devant lui et posa le porte-plume sur son bureau. Une boucle s’était échappée de sa chevelure sombre et encadrait son front de manière byronienne. L’absence d’uniforme lui donnait ce jour-là un air bizarrement désinvolte, presque un peu… littéraire. Tron se demanda ce qu’il était en train d’écrire. Rédigeait-il des nouvelles pendant son temps libre ? Des romans russes ?

— Je suis on ne peut plus désolé de vous déranger, dit le commissaire en s’écartant de Bossi, resté timidement sur le pas de la porte. Je ne savais pas que Son Excellence…

Il s’interrompit et laissa la phrase en suspens. Le grand-prince la termina à sa place :

— … savait lire et écrire ? dit-il avec un sourire narquois. Que l’alphabet avait déjà pénétré en Mongolie moscovite ?

Il saupoudra de sable l’encre fraîche et souffla sur la feuille pour faire tomber le reste sur le sol. Puis il s’appuya contre son fauteuil de bureau.

— Le baron m’avait promis que le flot de vos visites avait atteint sa plus grande amplitude. Ce serait en effet souhaitable, ne serait-ce que dans l’intérêt des bonnes relations entre l’empire du tsar et celui des Habsbourg. Je me demande ce que le baron pensera de cette nouvelle intrusion.

— Sans doute conviendra-t-il que je n’avais pas le choix.

— J’espère pour vous qu’il fera preuve d’autant de compréhension que vous le croyez.

Le consul empila de façon minutieuse les feuilles qu’il venait probablement de noircir.

— Connaissez-vous l’histoire de Jacob Goliadkine ?

Le commissaire secoua la tête.

— Non, désolé.

— C’est l’histoire d’un modeste fonctionnaire qui perd la faveur de son supérieur et en devient fou, dit Troubetzkoï. À la fin, il souffre d’un délire de persécution et voit des objets et des personnes qui n’existent pas. Votre double littéraire en quelque sorte.

Le grand-prince appuya le menton sur ses pouces et le dévisagea.

— Êtes-vous sûr de ne pas voir de temps à autre des choses qui n’existent pas ?

— Quand je crois morte une personne en réalité encore vivante, répliqua Tron, le médecin légiste me corrige.

Troubetzkoï continua de l’observer d’un air amusé.

— Vous avez un nouveau mort ? Et je suis une fois de plus le meurtrier ?

— Le colonel Orlov a été assassiné hier soir sur le quai de la sacca della Misericordia, dit le commissaire.

Vu le contexte, cette nouvelle n’était pas une surprise pour le consul ; il ne se donna d’ailleurs pas la peine de jouer la comédie. Il s’appuya de nouveau contre le dossier de son fauteuil.

— C’est la raison de votre visite ?

On aurait dit qu’il était disposé à engager des pourparlers.

— Je suis également venu, dit Tron, parce que nous disposons de nouveaux éléments dans l’affaire Kostolany.

Le grand-prince fronça les sourcils.

— Spaur m’a rapporté que Kostolany avait été assassiné par un prêtre qui avait peint deux copies du Titien dans le dos de la reine de Naples pour en vendre une à Venise et qu’il était tombé d’un échafaudage.

— Sa chute n’est pas accidentelle, le corrigea le commissaire. Le père Terenzio a été assassiné.

— Par qui ?

Troubetzkoï connaissait bien sûr la réponse. Il voulait juste vérifier que Tron la connaissait aussi.

— Nous avons d’abord pensé au colonel Orlov, répondit le commissaire, du moins jusqu’à hier soir.

Il fit une légère pause avant d’abattre son ultime atout.

— Cependant, nous savons maintenant qu’il avait un complice qui a tué Kostolany et s’est fait passer pour lui. La reine de Naples n’a pas reconnu le cadavre sur nos photographies.

Le consul écarquilla les yeux de peur, mais se reprit aussitôt :

— Et qui est ce complice ?

— Ce n’était pas le père Terenzio.

— Mais qui ?

— Mais l’homme qui a tué le colonel Orlov hier soir, répondit le commissaire d’une voix lente. De nombreuses divergences d’opinion existaient entre eux. Son compagnon d’armes devait savoir qu’il était sur le point de se confier à la reine.

Le grand-prince se pencha brusquement en avant ; sa main plongea vers un des tiroirs de son bureau. Pendant un bref instant, Tron craignit qu’il ne perde le contrôle de lui-même et n’en sorte un revolver. En fait, il se contenta de se lever et de gagner la fenêtre à grands pas. Quand il se retourna, même ses lèvres étaient blanches.

— Est-ce à dire que vous me tenez, commissaire ? demanda-t-il en se rasseyant avec un rire nerveux. Surtout que je n’ai pas d’alibi pour hier soir ? Ce que vous savez sans doute.

Tron répliqua sur un ton sec d’homme d’affaires :

— Si vous le souhaitez, nous pouvons convenir que le meurtre d’hier soir est un crime crapuleux et clore l’affaire de manière définitive.

Puis il ajouta :

— Le renseignement concernant l’endroit où se cache le Titien peut rester anonyme – de sorte qu’on ne s’en serve pas comme aveu.

À nouveau, Troubetzkoï se pencha en avant d’un geste brusque ; cette fois pourtant, il ouvrit pour de bon le tiroir de son bureau. Néanmoins, sa main n’en ressortit pas une arme, mais un verre transparent et une bouteille. Il versa à ras bord, but d’un trait et ferma les yeux. Enfin, il murmura :

— Ce n’est donc pas moi que vous voulez à tout prix, mais le tableau ?

Tron hocha la tête :

— Son Excellence m’a parfaitement compris.

Le consul garda encore le silence pendant un moment. Puis il se resservit, fit de nouveau cul sec et posa son verre à côté de la pile de papiers. Alors, il se mit à parler d’une voix presque calme :

— J’avoue, reconnut-il, que votre histoire n’est pas dépourvue d’une certaine logique. Toutefois, vous auriez dû prendre une précaution supplémentaire avant de me rendre visite.

Il ramassa son verre et l’examina d’un air songeur.

— Possédez-vous une photographie du prêtre ?

— Oui, nous en avons.

— Dans ce cas, montrez-la à la reine, dit-il d’un ton cassant. Elle reconnaîtra à coup sûr le faux Kostolany. Et en ce qui concerne le meurtre du colonel Orlov, pour lequel je n’ai par malheur aucun alibi, pourquoi ne s’agirait-il pas tout simplement d’un crime crapuleux, commissaire ?

Il réussit à lui adresser un sourire aimable.

— Je vous avais prévenu, vous vous souvenez ? Vous voyez des choses qui n’existent pas.

 

— Je le pensais à deux doigts de se mettre à table, lâcha Tron lorsqu’ils se retrouvèrent dans la calle Mocenigo.

Le ciel s’était couvert ; l’air toujours aussi lourd et humide n’avait pas perdu un degré. Bossi affichait une mine pensive.

— Nous aurions dû en effet montrer à la reine une photographie du père Terenzio, dit-il.

Tron secoua la tête.

— Non, nous avions écarté le père Terenzio.

— Peut-être trop vite ! objecta le sergent. Après tout, Orlov pourrait bien avoir été tué pour son argent. J’ai toujours cru que vous prêtiez foi aux hasards stupides, commissaire.

— Pour le coup, ce serait un hasard sacrément stupide, dit Tron. Un crime crapuleux où l’on tranche la gorge de la victime sans lui dérober son argent me paraît fort invraisemblable.

Le sergent ne se montrait toujours pas convaincu.

— Le fait que ce soit précisément l’homme établi qui tombe sur le cadavre, en compagnie de Mlle Violetta en plus, ne me paraît guère moins invraisemblable.

Il regarda son supérieur d’un air fringant.

— Alors, que faisons-nous maintenant, commissaire ?

Tron haussa les épaules avec résignation.

— Nous allons montrer une photographie du père Terenzio à la reine.

— Que répondra-t-elle à votre avis ?

— Je n’ai plus aucun avis, bougonna Tron. À l’avenir, je devrais me borner à bricoler des chaînes d’indices.

— Et quand pensez-vous rendre visite à la reine ?

— Je doute que ce soit une bonne idée, répondit le commissaire en se rappelant tout à coup le sourire de la princesse, de déranger Marie-Sophie une deuxième fois aujourd’hui. Allons-y demain, Bossi. Rendez-vous à onze heures devant le Regina e Gran Canal.

Le sergent le salua de manière formelle – comme il le faisait toujours quand il était vexé.

— Je vais de ce pas chercher les photographies au commissariat.