18
Marie-Sophie reposa la lettre qu’elle avait maintenant lue une vingtaine de fois sur le plateau de son secrétaire et la maintint avec l’espèce de concombre en verre que la femme de ménage avait laissé traîner dans le salon de sa suite. Il lui faisait penser aux barques plates que les pêcheurs utilisaient sur le lac de Starnberg. Tout à coup, le mal du pays s’abattit sur elle comme une vague brûlante.
Elle avait demandé qu’on fermât les rideaux car même si beaucoup de gens devaient l’envier, la vue du Grand Canal, la Douane de mer et la Salute lui tapait sur les nerfs. Chaque fois, elle lui rappelait son séjour à Venise – une ville où il était impossible de vendre un tableau sans qu’il arrive malheur au marchand d’art et que l’œuvre disparaisse.
La lettre en provenance de Belgique, que le colonel Orlov lui avait montée le matin même avec une mine imperturbable, pouvait passer pour une lettre d’affaires. Le ton neutre du message visait à la protéger au cas où il tomberait entre de mauvaises mains. On pouvait cependant lire entre les lignes que la situation à Bruxelles empirait de jour en jour et que Marie-Sophie ferait bien de se presser.
Pour l’heure, elle ne pouvait néanmoins rien faire d’autre qu’attendre et espérer que ce commissaire Tron méritait vraiment les louanges enthousiastes de sa sœur, que derrière son apparence insignifiante se cachait bel et bien un mélange de finesse et d’énergie. Car au fond, pensa-t-elle, ce commissaire avait plutôt l’air d’un homme qui passe ses journées à composer des poèmes au café. Commissaire Écrivain de Comptoir, sans allure et sans le sou. N’avait-elle d’ailleurs pas entendu dire qu’il éditait une revue de poésie ? Ce genre de magazine que personne n’achète ? En tout cas, conclut-elle, cela lui irait bien.
Elle se leva dans un soupir, s’avança vers la fenêtre, souleva l’un des rideaux et recula comme un vampire à la vue d’un crucifix. Car elle était de nouveau là, cette église de la Salute, avec son énorme cloche à fromage et ses escargots aux raisins en pierre, pareille au décor d’une opérette à l’eau de rose – ce qui lui fit songer (mais elle en repoussa aussitôt la pensée) que son histoire aussi était digne d’une opérette à l’eau de rose.
La veille, pour passer le temps, elle avait entrepris en compagnie du colonel Orlov une promenade à cheval sur le Lido – c’est ainsi qu’on appelait cette longue bande de terre qui séparait la lagune de la mer. Ç’avait été une catastrophe. À Naples, la Méditerranée formait une surface brillante d’un bleu profond, encerclée par des chaînes de montagnes riantes qui évoquaient des couronnes de fleurs. Ici, ils avaient longé une plage sans fin, couverte de planches et de poissons morts, bordée de villages de pêcheurs misérables et de positions d’artillerie autrichiennes. L’eau lui avait paru pâle et verdâtre, aussi trouble qu’une soupe de graines d’épeautre réchauffée. Et ce vent ! Un répugnant vent d’est qui projetait du sable et du sel dans les yeux !
Elle recula encore en apercevant trois gondoles remplies d’étrangers sur le point d’accoster devant le Regina e Gran Canal. Chaque fois qu’elle entrevoyait une gondole, elle avait un haut-le-cœur. Au même moment, on frappa à la porte de son salon. Elle se retourna et vit sa femme de chambre annoncer un visiteur.
— Le commissaire Tron, Majesté.
Marie-Sophie jeta un coup d’œil sur la pendule de cheminée et constata qu’il était presque midi – une heure inhabituelle pour une visite, si inhabituelle qu’on pouvait espérer un progrès sensationnel de l’enquête. Elle lissa sa robe, s’avança au centre du salon et leva le menton.
— Fais-le entrer. Et ouvre les rideaux !
Quelques instants plus tard, le commissaire Écrivain de Comptoir pénétrait dans la pièce avec une révérence et, derrière lui, son sergent portant sous le bras un paquet rectangulaire et plat.
Marie-Sophie de Bourbon, pensa Tron, était plus petite et un peu plus ronde que sa sœur ; cependant, elle était bien proportionnée. Sa robe d’intérieur en velours, serrée à la taille, la mettait en valeur même si les manches usées aux coudes et le col reprisé par endroits ne semblaient guère dignes d’une reine. D’un autre côté, poursuivit-il en pensée, sa tenue modeste et le port altier de son menton évoquaient (du moins à présent qu’il savait à qui il avait affaire) l’image qui s’était imposée dans l’opinion publique européenne, l’image d’une guerrière intrépide, d’une femme qui courait d’un poste à l’autre sous le feu de l’artillerie piémontaise, l’image de l’héroïne de Gaète. Il dit en allemand : — J’espérais que Sa Majesté pourrait me recevoir.
L’espace d’un instant, la souveraine parut troublée.
— Vous savez qui je suis, commissaire ?
Il toussota et afficha un sourire respectueux.
— La ressemblance avec Son Altesse impériale est frappante.
Puis il ajouta avec un regard bienveillant en direction de Bossi : — Mon sergent aussi s’en est d’emblée rendu compte.
— Puis-je savoir ce qui vous amène, commissaire ?
— Je voulais prier Son Altesse de bien vouloir identifier un tableau.
Tron adressa un signe à Bossi qui souleva la nappe. Marie-Sophie s’avança, s’agenouilla devant le tableau dans une pose également peu digne d’une reine et le considéra un long moment. Puis elle se releva, secoua la tête – avec une expression qui semblait signifier : quelle aventure quand même ! – et fixa Tron.
— Je vous remercie, commissaire.
Il leva les mains pour l’arrêter.
— Sa Majesté est certaine de reconnaître le tableau dérobé au palais da Lezze ?
Elle fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas votre question, commissaire.
— Cette œuvre, expliqua-t-il, se trouvait à bord d’un brick amarré aux Zattere. Le propriétaire du bateau prétend l’avoir achetée à Kostolany il y a deux mois. Pour un prix modique, car il est probable qu’il s’agisse d’une copie.
À présent, la reine paraissait troublée.
— Dans ce cas, pourquoi Kostolany ne nous a-t-il pas dit qu’il avait vendu une copie de Marie-Madeleine il y a deux mois ?
Le commissaire haussa les épaules.
— Peut-être pour ne pas mettre en difficulté la personne à qui il l’avait achetée. Ou pour éviter d’avoir lui-même l’air ridicule. Je l’ignore. Tout comme j’ignore si le propriétaire du bateau dit la vérité.
— De quel genre d’homme s’agit-il ? voulut-elle savoir.
— Il s’agit du consul général de Russie. Le prince Troubetzkoï.
— On le soupçonne ?
Il hocha la tête.
— C’est le moins qu’on puisse dire. Néanmoins, si le présent tableau était une copie, il serait hors de cause.
— Voilà pourquoi vous voulez que je l’identifie ?
Tron esquissa une révérence polie.
— Vous me rendriez un immense service, Majesté.
— Je n’arrive toujours pas tout à fait à vous suivre, commissaire. Comment voulez-vous qu’une copie soit parvenue à Venise ? Toute cette histoire me semble…
La reine tourna subitement la tête vers la gauche car la porte du salon s’était ouverte d’un coup. Le colonel, qui avait dû traverser les couloirs de l’hôtel au pas de course, ne prit pas la peine de saluer. Les yeux rivés sur le Titien, il s’exclama, hors d’haleine : — Le portier m’a prévenu de votre visite, commissaire ! Et il m’a rapporté que votre sergent portait un paquet rectangulaire sous le bras !
Il s’avança vers le tableau que Bossi tenait toujours devant lui et le fixa un instant sans sourciller. Enfin, il se tourna vers Tron.
— Bon travail, commissaire, lâcha-t-il avec un sourire bref et martial.
— Vous me félicitez peut-être trop tôt.
— Pourquoi cela ?
— L’homme chez qui le tableau a été retrouvé, intervint la reine, prétend qu’il s’agit d’une copie.
— Qu’il dit avoir achetée chez Kostolany il y a deux mois, précisa Tron.
— Chez Kostolany ?
Le visage d’Orlov exprimait maintenant la surprise. Le commissaire hocha la tête.
— Néanmoins, s’il s’agit ici de l’original, nous aurions la preuve que nous tenons l’assassin.
Il se tourna vers la souveraine, toujours immobile devant le tableau, l’air perplexe.
— Majesté ?
Elle haussa les épaules dans un geste d’ignorance.
— Je pense que c’est l’original. À ma connaissance, la seule copie existante se trouve à Rome.
Le commissaire ne put cacher son étonnement.
— Comment ? Il existe une copie de ce tableau ?
— Elle était destinée à l’archiduc Maximilien, dit la reine. Le verso de la planche en tilleul comporte un cachet qui imite l’original, avec le sigle et le numéro d’inventaire dans les collections royales.
Elle s’éclaircit la gorge avec nervosité.
— L’archiduc devait se bercer de l’illusion qu’il détenait un original.
Le commissaire jugea la formule ambiguë. Maximilien était-il ou non au courant de la nature exacte de son cadeau ?
— Au bout du compte, poursuivit-elle de manière toujours aussi énigmatique, certaines raisons se sont opposées à ce projet.
— On ne lui a donc pas offert la copie ?
Elle secoua la tête.
— Non. Lorsque nous avons quitté Rome, il y a six jours, celle-ci se trouvait toujours dans la chapelle du palais Farnèse.
— Dans ce cas, il est exclu que Kostolany l’ait vendue il y a deux mois ! s’écria Tron. À moins que…
D’un point de vue logique, même s’il ignorait dans quelles conditions l’œuvre avait été reproduite, il existait bien entendu une autre possibilité.
— À quoi pensez-vous, commissaire ? s’enquit Marie-Sophie avec une impatience croissante.
Tron n’était cependant pas encore disposé à satisfaire sa curiosité.
— Qui a reproduit ce portrait de Marie-Madeleine à Rome ? l’interrogea-t-il.
Le colonel répondit à sa place :
— Un certain père Terenzio. Il travaille comme restaurateur pour la Curie et dispose d’un atelier dans la sacristie de Santa Maria sopra Minerva.
Le visage d’Orlov exprimait l’agacement.
— Pourquoi vous intéressez-vous au copiste, commissaire ?
— Parce qu’il reste une autre hypothèse.
Tron se doutait qu’elle ne les convaincrait guère. Pourtant, elle allait de soi.
— Le copiste pourrait très bien avoir peint deux faux.
Le regard que lui adressa la reine ne lui parut pas spécialement bienveillant.
— Et avoir vendu le second à Kostolany ? demanda-t-elle. De sorte que, de fait, ce tableau-ci ne serait pas l’original ? Je vous ai bien compris cette fois ?
Il approuva.
— Oui, c’est cela.
Le colonel sourit – un sourire forcé selon Tron.
— Ne trouvez-vous pas cette théorie un peu hardie, commissaire ?
— Que savez-vous sur le père Terenzio ? riposta-t-il.
Orlov haussa les épaules.
— Il passe pour un copiste de génie. C’est un dominicain. Mais pas un fanatique.
— Croyez-vous possible qu’il ait confectionné une deuxième copie et l’ait vendue ici à Venise ?
Le colonel réfléchit un bref instant.
— Cela me semble assez improbable. Et quand bien même ce serait le cas, comment voulez-vous le démontrer ?
— En soumettant le tableau à un expert !
Tron était persuadé que Sivry serait en mesure de distinguer une copie d’un original. Au bout du compte, les faux étaient sa spécialité.
— Et s’il s’avère qu’il s’agit bien d’une copie ? poursuivit Orlov.
— Nous saurons que votre dominicain a reproduit le tableau deux fois. Et il nous devra des explications.
Le colonel écarta cette hypothèse avec un haussement d’épaules.
— Le père Terenzio est à Rome.
Il n’était encore jamais arrivé que Bossi prenne la parole au milieu d’une conversation ou d’un interrogatoire mené par le commissaire. Pourtant, cette fois, c’est ce qui se produisit. Le sergent fit un pas en avant, prit une attitude militaire et déclara : — Le père Terenzio n’est pas à Rome, colonel.
— Comment ?
Orlov lui adressa un regard irrité. Il avait l’air outré qu’un subalterne intervienne de son propre chef. Néanmoins, Bossi ne se laissa pas démonter.
— Un certain père Terenzio séjourne à Venise depuis deux mois. Il restaure le plafond de San Pantalon.
— Comment le savez-vous, sergent ?
— J’habite sur le campiello Mosca, expliqua-t-il. San Pantalon est notre église. Le prêtre est grimpé tous les jours sur son échafaudage jusqu’en fin d’après-midi.
— Dans ce cas, dit Tron, je vais lui rendre visite.
— Et quand ? voulut savoir le colonel.
Le commissaire sortit sa montre de gousset. Elle indiquait midi. Au même moment, le carillon de la Salute retentit comme pour confirmer l’heure.
— Je pourrais y aller tout de suite.
Les lèvres du colonel s’abaissèrent dans une grimace sceptique ; il ne semblait pas faire grand cas d’une discussion avec le dominicain.
— Qu’attendez-vous de cette visite ? Rien ne prouve que ce tableau soit une copie. Rien sinon l’affirmation d’un suspect.
— C’est exact, convint Tron. Mais ce suspect est tout de même le consul de Russie.
Cette fois, Orlov manifesta une grande surprise.
— Vous voulez parler de Troubetzkoï ?
— Vous le connaissez ?
— Nous nous sommes rencontrés à Saint-Pétersbourg.
— Quelles relations entretenez-vous ?
— Des relations occasionnelles. Par conséquent, ne me demandez pas si je le crois capable d’un meurtre. Pour quelle raison le soupçonnez-vous ?
— Kostolany achetait des œuvres pour le compte du tsar et les envoyait en Russie par l’intermédiaire de Troubetzkoï, qui aurait encaissé des sommes énormes au passage.
Le colonel haussa les sourcils.
— Vous voulez dire que le grand-prince flouait le tsar ?
Tron acquiesça.
— Il semblerait que oui. Kostolany aurait même entrepris de rassembler des preuves.
— Raison pour laquelle Troubetzkoï l’aurait assassiné, déduisit Orlov, et aurait emporté le Titien pour faire croire à un crime crapuleux ?
— Nous étions en effet partis de cette hypothèse, confirma le commissaire. Seulement, comme je vous l’ai dit, le grand-prince prétend maintenant que le tableau saisi sur son bateau est une copie qu’il aurait achetée à Kostolany il y a deux mois.
— On dirait que vous n’êtes pas convaincu par cette affirmation, commissaire.
Tron secoua la tête.
— J’attends de savoir si le père Terenzio concède avoir peint deux copies. Jusque-là, le grand-prince reste pour moi suspect.
Le colonel afficha une mine soucieuse.
— Avez-vous conscience du risque que vous prenez en enquêtant sur un homme de cette importance ?
— Bien sûr ! dit Tron. Le commandant de place a même ordonné qu’on manie le grand-prince avec des pincettes. Il ne voudrait pas qu’une ombre assombrisse les bonnes relations entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Il faut donc que j’étudie avec minutie tous les moyens d’innocenter le consul.
Toggenburg ne lui avait jamais donné d’instruction, mais il aurait très bien pu.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda le colonel.
— Que je vais interroger le père Terenzio, répondit le commissaire. Et qu’en attendant, mon sergent va rapporter le tableau au commissariat.