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La calle Mocenigo formait une étroite ruelle donnant sur le Grand Canal et traversée par un pont d’une altitude vertigineuse (du moins lorsqu’on levait la tête du fond de la ruelle). Le pont (en fait une passerelle munie de rambardes) reliait le balcon du palais Contarini delle Figure à celui du palais Mocenigo.

Au cours des dernières semaines, Tron s’y était souvent rendu pour discuter du programme musical du bal avec Constancia Potocki, laquelle occupait (comme il avait eu la surprise de le constater la première fois) l’appartement habité par lord Byron lors de son séjour à Venise. Quelques années auparavant, l’Emporio della Poesia avait consacré un numéro spécial au poète anglais et, depuis, Tron avait créé un comité pour réclamer une plaque commémorative sur la façade.

Se pouvait-il que les Potocki fréquentent les Troubetzkoï ? Le commissaire, passé chercher Bossi au commissariat une demi-heure plus tôt et à présent plongé dans la lecture des noms à l’entrée du palais Contarini, en doutait. De solides et fidèles inimitiés unissaient les Polonais et les Russes. Selon toute vraisemblance, se dit-il, les relations entretenues par les deux familles se limitaient à un petit signe de la tête – à moins tout bonnement qu’elles ne s’ignorent avec superbe.

 

Les fenêtres du salon dans lequel un serviteur en livrée les avait introduits après de longues négociations donnaient certes sur le Grand Canal, mais des rideaux en velours vert bloquaient la lumière du jour, plongeant la pièce dans une pénombre malsaine et blafarde.

Son Excellence se reposait sur un divan démodé à côté duquel se trouvait une petite table recouverte d’une coupe, d’une bouteille de champagne et d’une assiette de canapés au poisson. Dès qu’il l’aperçut, Tron comprit pourquoi le grand-prince avait hésité à les recevoir. Un linge recouvrait son front et son œil gauche. Il tenait dans la main droite une fourchette et dans la gauche la carte de visite du commissaire. De toute évidence, il luttait contre une terrible gueule de bois ; une intense odeur de cognac, de café et de poisson emplissait le salon.

Tron l’estimait âgé tout au plus d’une cinquantaine d’années. Son visage mince et rasé de près lui donnait un air étonnamment distingué. À cela s’ajoutait le fait que son uniforme bleu aux épaulettes dorées ne produisait en rien une impression de rigidité. Les trois boutons supérieurs de sa veste étaient ouverts et son pantalon restait invisible car il avait les jambes recouvertes d’un plaid.

— Je ne vous aurais pas reçu, commissaire, entama Troubetzkoï d’une voix de malade, si mon domestique ne m’avait pas dit qu’il s’agissait d’une affaire urgente.

Le grand-prince posa sa fourchette et souleva le linge pour attraper la bouteille et la coupe. Il étanchait manifestement son reste de soif avec du champagne. Après en avoir bu une bonne rasade, il s’allongea de nouveau, reposa le linge dans la position initiale et soupira tout bas.

— Il s’agit de M. Kostolany, expliqua Tron.

Il avait pris place sur une chaise à l’extrémité du divan et se demandait pourquoi le consul l’avait même reçu. Par curiosité ? Ou parce qu’il était bel et bien mêlé à cette affaire et craignait d’éveiller les soupçons s’il refusait de parler à la police vénitienne ?

— Votre Excellence s’est-elle rendue au palais da Lezze jeudi soir ?

Le grand-prince fronça les sourcils – du moins Tron en eut-il l’impression car le linge glissa un peu vers le bas.

— C’était avant-hier, n’est-ce pas ?

— M. Kostolany avait inscrit le nom de Son Excellence dans son agenda, précisa le commissaire.

Troubetzkoï releva la tête, se tourna vers la droite et planta sa fourchette dans un canapé au poisson.

— Il nous restait une question à régler, confirma-t-il la bouche pleine. Je l’aidais régulièrement à expédier des œuvres d’art à Saint-Pétersbourg.

Il se rinça la bouche avec une gorgée de champagne et fixa le commissaire de son œil droit.

— Il lui est arrivé quelque chose ?

Tron répondit tout de go :

— Il est mort.

Le grand-prince demeura figé un instant. Puis il reprit sa coupe et la tourna de telle sorte qu’une petite vague se forma à la surface du champagne. Après l’avoir vidée d’un trait, il demanda avec un calme que Tron jugea feint :

— De quoi est-il mort ?

— On l’a étranglé, répondit le commissaire. J’ai besoin de savoir à quelle heure Son Excellence est arrivée au palais da Lezze.

Troubetzkoï se gratta la tête.

— Je ne sais même pas quelle heure il est à présent, commissaire ! Je suis incapable de vous dire à quel moment je me suis rendu là-bas.

Il tendit le bras vers la bouteille, se servit une nouvelle coupe et adressa un regard méfiant au policier.

— À vous entendre, on a l’impression que j’ai quelque chose à voir avec ce crime.

— Un témoin, dit Tron, nous a parlé d’un sérieux différend entre Kostolany et vous.

Le grand-prince tourna la tête d’un geste brusque et fixa son hôte de son œil découvert.

— Qui a prétendu une chose pareille ?

— Il s’agissait, paraît-il, du prix des œuvres vendues à la cour de Russie, continua Tron sans se démonter. De commissions excessives, encaissées aux dépens du tsar. Kostolany aurait même déjà annoncé à l’ambassadeur de Russie à Vienne l’arrivée d’un dossier relatif à ce sujet.

Le commissaire s’attendait à une réaction de courroux, mais Troubetzkoï semblait s’être calmé. Le grand-prince se laissa même aller à sourire. Il l’observa d’un air amusé.

— Pour réaliser des affaires avec le tsar, expliqua-t-il avec la patience d’un instituteur, il faut des contacts. C’est moi qui les procurais à Kostolany. Bien sûr, tout travail mérite salaire. Je ne vois pas là matière à constituer un dossier.

Sa mine exprimait nettement qu’il trouvait le policier naïf. Tron haussa les épaules.

— Nous verrons bien ce qu’en pensera l’ambassadeur.

Cette remarque parut ne pas lui plaire du tout.

— Et moi, répliqua-t-il d’un ton cinglant, je me demande ce que l’ambassadeur pensera du statut juridique de cet interrogatoire.

Tron sourit.

— Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, Excellence.

— Dans ce cas, pourquoi me demandez-vous à quelle heure je suis arrivé au palais da Lezze ? Rien ne vous y autorise.

— En revanche, rétorqua Tron avec courtoisie, je suis habilité à demander des informations sur cette affaire à Vienne.

Il fit une petite pause et fixa le consul avec attention.

— À ce propos, l’assassin a dérobé un Titien au palais da Lezze, poursuivit-il d’une voix lente. Un portrait de sainte Marie-Madeleine.

Il ne put distinguer la réaction du grand-prince car celui-ci s’était rallongé et avait fermé les yeux pendant qu’il prononçait la dernière phrase. Au bout d’un moment, Troubetzkoï se redressa, tourna la tête et sourit. Cette fois cependant, le commissaire ne perçut pas la moindre trace d’ironie sur son visage.

— Êtes-vous en train de me soupçonner de vol ?

Il émit un rire forcé et poursuivit en élevant la voix :

— Qu’avez-vous en tête, commissaire ? Une perquisition ?

Son Excellence lui offrait là une jolie transition, pensa Tron. Il se pencha en avant et déclara sur le ton neutre d’un avocat qui explique une complication juridique à son client :

— Une perquisition possible à tout moment en vertu de l’article 16, alinéa 2 du supplément au traité du 18 février 1821.

Et remarquant la mine consternée de Troubetzkoï, il poursuivit :

— Un ajout ultérieur au document final du Congrès de Vienne. Prévu à l’origine pour permettre des investigations dans les consulats français. Mais tout aussi valable, d’un point de vue formel, pour les consulats russes.

Le coup avait manifestement porté. Pour la première fois depuis le début de leur entretien, le grand-prince parut gagné par la nervosité. Il cligna de l’œil.

— S’agit-il d’une menace, commissaire ?

Tron fit non de la tête.

— Je souhaite simplement que Son Excellence se montre coopérative. Pour en revenir à notre sujet : à quelle heure êtes-vous arrivé au palais da Lezze ?

Troubetzkoï ouvrit la bouche – peut-être pour mettre fin à leur conversation – mais, avant qu’il ait pu prononcer un mot, Tron perçut soudain une voix féminine dans son dos.

— Je pense pouvoir répondre à cette question, commissaire.

Il bondit de sa chaise et se retourna.

La dame qui avait ouvert la porte entrebâillée et se tenait à présent à côté du sergent, non moins surpris que son chef, ne pouvait être que la grande-princesse. Était-elle plus jeune ou plus âgée que son époux ? Difficile à dire. Ses cheveux foncés étaient noués en un épais chignon et sa grande bouche marquée par le chagrin ressortait sur le blanc mat de son visage. Sa robe en satin noir, à la coupe impeccable, aurait semblé élégante sur n’importe quelle autre femme ; sur elle, elle flottait et rappelait l’habit d’une nonne. Elle fit quelques pas courts et saccadés avant de poursuivre :

— Mon mari est rentré peu après dix heures et demie jeudi soir. Je peux en témoigner.

De toute évidence, elle avait suivi la conversation depuis la pièce attenante et ne voyait aucune raison de s’en cacher.

— Je peux par ailleurs attester, ajouta-t-elle en jetant un regard glacial en direction de son époux, qu’ensuite le grand-prince n’a plus quitté le palais Contarini.

Troubetzkoï, qui avait tourné la tête vers le mur et dont tout le haut du visage était maintenant recouvert par le linge, marmonna quelques paroles incompréhensibles auxquelles sa femme ne prêta aucune attention. Elle regarda Tron droit dans les yeux et dit d’une voix qui excluait toute contestation :

— Mon mari se sent mal. Je vous remercie de bien vouloir nous laisser, commissaire.

 

— C’est clair comme de l’eau de roche, déclara Bossi lorsqu’ils furent ressortis dans la calle Mocenigo.

Le sergent inclinait la tête en arrière et clignait des yeux en observant la bande de ciel bleu entre les toits. Tron nota qu’un doux parfum de fleurs se mêlait à l’odeur fétide qui flottait parfois dans les ruelles en été et se souvint que Venise était la cité des jardins secrets. Ces jardins – extraordinairement nombreux et pour la plupart invisibles aux yeux des visiteurs – se dissimulaient derrière de hauts murs en briques ou dans des cours intérieures, mais parvenaient néanmoins à répandre leurs effluves par-delà les clôtures et les maisons. Chaque fois qu’il en prenait conscience, Tron éprouvait un sentiment de bonheur.

— N’avez-vous pas remarqué la panique de Troubetzkoï au mot de perquisition ? continua Bossi. Je parie que le Titien se cache dans le palais Contarini.

Le commissaire haussa les épaules.

— Menacer de perquisition un grand-prince russe constitue un affront de taille. Qu’il ait caché un tableau volé sous son lit ou non. Au fond, sa réaction ne veut pas dire grand-chose.

— Peut-être aurions-nous dû commencer par fouiller le palais et ne l’interroger qu’après. Nous aurions alors pu lui demander comment le Titien était arrivé sous son lit.

— Dans le principe, c’est une bonne idée, reconnut Tron. Cependant, nous n’avons pas les moyens juridiques de procéder à une telle perquisition. Il n’existe aucun ajout au document final du Congrès de Vienne.

La bouche de Bossi s’ouvrit pour former un cercle.

— Mais alors, vous avez…

Son supérieur hocha la tête.

— Je voulais voir comment il réagirait. Cela dit, je pense que son comportement ne nous apprend rien.

— Et la grande-princesse ? Qui nous épiait de la pièce voisine et qui est intervenue juste au moment où son mari allait lâcher le morceau.

— J’ignore ce que Troubetzkoï allait dire. Et vous aussi.

— Dans ce cas, pourquoi a-t-elle fait irruption ? Elle voulait forcément l’empêcher de commettre une bêtise.

— Vous ne croyez pas à leur alibi ?

— Pas le moins du monde. Le grand-prince avait un motif plausible pour tuer Kostolany. Il devait bloquer ce dossier.

— Ses explications sur la commission qu’il prenait au passage me paraissent convaincantes.

— Alors, M. de Sivry a menti, conclut le sergent.

— Non. Mais Kostolany pourrait très bien avoir répandu ces histoires parce qu’il ne supportait pas de partager ses gains avec le grand-prince. Par ailleurs, personne n’a encore eu ce mystérieux dossier en main. Nous ne sommes même pas sûrs de son existence ! Par conséquent, il est difficile de le considérer comme un motif du crime.

— Allez-vous malgré tout prendre contact avec l’ambassadeur de Russie à Vienne ?

— Uniquement avec l’accord du commandant en chef.

— Si la requête doit suivre la voie hiérarchique et passer par le ministère, grogna Bossi, cela va durer au moins six mois.

Le commissaire réfléchit un moment. Puis il dit :

— Débrouillez-vous pour apprendre à quelle heure le prince est rentré chez lui jeudi soir. Et s’il est ressorti plus tard.

— Je pourrais parler au personnel, proposa le sergent. Il est probable que les domestiques détestent les Troubetzkoï. L’un d’eux se fera à coup sûr un plaisir d’ouvrir la bouche.

— Dans ce cas, demandez-lui aussi si un petit tableau n’a pas fait surface dans les deux derniers jours et s’il n’a pas disparu sous un lit ou dans une armoire.

— Et que ferons-nous s’il s’avère que le Titien se cache au palais Contarini ?

Eh bien, nous aurons un sacré problème, pensa Tron. Parce que, bien entendu, on n’avait pas le droit de fouiller un consulat. Il se contenta de répondre :

— Nous déciderons le moment venu.