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Désormais, se dit Tron, il n’aurait aucun mal à le dégoûter de la ville, pour reprendre les termes de Spaur. Après six heures d’incarcération à la caserne et deux au commissariat, M. Leinsdorf ne demanderait pas mieux que de prendre un bon bain, faire ses valises et rayer Venise une fois pour toutes de la liste de ses destinations favorites. Seulement, qu’adviendrait-il alors du contrat qui était – s’il avait bien compris – prêt à être signé ? Du cristal Tron ? De son mariage avec la princesse ? De sa vie en général ?

Non, il était hors de question que Leinsdorf plie bagage. D’un autre côté, s’il le retenait jusqu’au lundi, il ne savait pas comment Spaur réagirait. Le commandant serait peut-être tenté de laisser son concurrent moisir quelques jours dans un cachot. Et même s’il le lâchait, Tron doutait que le banquier ait envie de signer un quelconque contrat après plusieurs jours passés dans une cellule du commissariat. Donc, il fallait à tout prix que les choses aillent très vite – et la signature du contrat, et le départ de Leinsdorf.

Le mieux, pensa Tron, serait qu’il prenne le paquebot à minuit après avoir signé. Ou encore mieux : ce serait de trouver comment atteindre cet objectif. Leinsdorf était-il au courant de son existence ? Savait-il que la princesse de Montalcino entretenait d’étroites relations avec un commissaire du nom de Tron ?

 

Apparemment non car il ne réagit pas quand le commissaire se présenta à lui cinq minutes plus tard. Le banquier avait pris place de l’autre côté de son bureau et, à sa mine, on comprenait qu’il n’arrivait pas à se décider : devait-il se plaindre haut et fort de son arrestation ? Signaler qu’il avait des relations influentes à Vienne ? Ou au contraire prendre un air contrit et s’efforcer de régler cette affaire d’homme à homme ?

Sans raison aucune, Tron s’était toujours représenté le directeur Leinsdorf sous les traits d’un gros chauve bouffi. En vérité, il était plutôt mince et avait tous ses cheveux, ne correspondant en rien à l’image qu’on se faisait d’un banquier. Il portait une redingote gris clair bien taillée, un haut-de-forme de même couleur et des bottines à talons hauts, recouvertes de guêtres. Un pince-nez fixé à son revers trahissait l’ancien militaire ou l’officier de réserve. Ses cheveux pommadés tombaient en mèches sur son visage blême et son pantalon était couvert de taches de sang – une mauvaise base pour des récriminations virulentes.

— C’est une sale histoire, monsieur Leinsdorf, lâcha Tron.

Le banquier esquissa un sourire nerveux.

— Il s’agit d’un malentendu qui, j’espère, se dissipera bientôt.

— D’après le procès-verbal, on vous a arrêté au milieu d’une flaque de sang avec un rasoir à vos pieds et le cadavre d’un officier de haut rang à un mètre de là.

— Cela signifie-t-il que je vais rester en prison ?

Tron haussa les épaules d’un air ennuyé.

— Nous devons attendre la déposition de Mlle Bellini.

— Et quand arrivera-t-elle ?

— Au milieu de la semaine prochaine peut-être.

Tron soupira.

— Le problème, voyez-vous, c’est que nous devons nous adresser à la Kommandantur dès qu’une affaire concerne des officiers d’une armée alliée.

— La police militaire ?

Le commissaire hocha la tête.

— Il n’est pas exclu qu’on vous transfère à Vérone à titre provisoire. Mais cette décision relève de l’assesseur du juge militaire compétent.

Leinsdorf, déjà blême d’avance, blêmit plus encore.

— Si cette affaire dépend du juge militaire, pourquoi m’a-t-on transféré au commissariat, alors ?

— L’armée cherche sans doute à reporter une part des responsabilités sur la police. En dehors de cela, les autorités civiles sont plus à même de traiter certains aspects.

— Vous avez donc la possibilité ici, au commissariat, de ne pas me transférer à Vérone ?

— C’est bien cela. Mais ce n’est pas moi qui décide.

— Qui alors ?

— Le commandant de police à son retour au bureau lundi. Cela dit, mon supérieur évite autant que faire se peut d’entrer en conflit avec la Kommandantur.

— Ce qui signifie ?

— Qu’il y a de grandes chances qu’il vous transfère.

— À… Vérone ?

— Oui, dit le commissaire. À la prison du quartier général. Et il n’est pas exclu qu’on fasse venir de Vienne des assesseurs du tribunal des armées. Dans ce cas, on transférerait également Mlle Bellini.

— Mon Dieu ! Combien de temps cela durera-t-il ?

— Six mois peut-être. Vous venez de Vienne ?

Le banquier hocha la tête. Tron adressa un sourire d’encouragement à son interlocuteur.

— Avec un peu de chance, on vous internera là-bas le temps que durera l’enquête. Cela permettrait à votre famille de vous rendre visite.

Cette perspective ne semblait guère consoler le malheureux. Il avala une grande bouffée d’air.

— Commissaire, dit-il, puis-je vous parler en toute franchise ?

— Bien entendu !

— Je suppose qu’au cours d’une telle enquête il n’est pas possible de passer sous silence les circonstances de mon arrestation.

— Je crains que non, confirma le policier.

— Le problème, voyez-vous…

Leinsdorf poussa un soupir.

— Oui ?

— C’est que ma femme est très sensible. Elle se fait trop de… soucis.

Il toussota et considéra longuement sa main, comme s’il était surpris d’avoir cinq doigts au lieu de six.

— Je lui avais dit, reprit-il d’une voix hésitante et toujours sans quitter ses doigts des yeux, que j’avais un important rendez-vous d’affaires. Si elle apprend que j’ai été interpellé en compagnie d’une jeune femme…

À nouveau, il soupira avant de poursuivre :

— Par malheur, ce ne serait pas le premier malentendu de cette nature. Elle pourrait se souvenir du proverbe de la cruche et de l’eau. Et cela pourrait entraîner qu’elle se sente un peu…

— Un peu de trop ?

Leinsdorf acquiesça.

— En outre, je travaille dans la banque de son père. Et lui aussi pourrait…

Il ne fut pas en mesure de terminer cette phrase-là non plus. L’effroi le défigurait. Tron se pencha au-dessus de son bureau d’un air compréhensif.

— Se sentir de trop ?

Leinsdorf inclina la tête – sa façon d’approuver à ce moment-là. Le commissaire trouvait qu’il ressemblait à un condamné assis au fond d’une fosse profonde et boueuse sans espoir de libération. Il se dit qu’un froncement de sourcils traduisant la surprise était l’expression appropriée pour asséner le coup suivant. Il fronça donc les sourcils et jeta un regard surpris de l’autre côté du bureau.

— Vous travaillez pour une banque, monsieur Leinsdorf ?

Du fond de sa fosse boueuse, le malheureux balança la tête. Tron plissa encore un peu plus le front, espérant ainsi avoir l’air d’un homme sur le point de faire une importante découverte. Il s’éclaircit la gorge et demanda : — Pour l’Union bancaire de Vienne ?

Quelque chose dans cette question sembla amener un rayon d’espoir dans la fosse du condamné. Du moins celui-ci se redressa-t-il pour répliquer : — Pourquoi désirez-vous savoir cela, commissaire ?

Constatant avec satisfaction le succès de sa mise en scène, Tron leva les bras à la façon des Italiens du Sud, secoua la tête avec un air d’incrédulité et dit : — Parce que je suis Alvise Tron ! Et que nous vous attendons demain au bal !

Devait-il à présent fondre en larmes et prendre Leinsdorf dans ses bras ? Tel le fils prodigue ? Non, il ne fallait pas exagérer. Le banquier le fixait d’un air hébété.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite, comte ?

— Parce que je n’avais pas compris qui vous étiez, monsieur le directeur général !

Tron fit glisser le procès-verbal toujours posé devant lui de quelques centimètres vers la gauche, puis de quelques centimètres vers la droite.

— La situation est extrêmement gênante. Pour tous.

Il vit que Leinsdorf réfléchissait de manière fébrile. Allait-il s’en sortir, oui ou non ? Allait-il saisir la seule bouée de sauvetage qui s’offrait à lui ? Il semblait bien que oui car, soudain, le directeur général prit la mine sournoise d’un homme qui vient de tomber sur un filon d’or et n’a pas l’intention de le partager. Il toussota et laissa tomber sur un ton presque badin : — Êtes-vous au courant de l’avancement de mes négociations avec la princesse de Montalcino ?

Le commissaire prit une mine embarrassée.

— Non, pas précisément.

— Elles sont achevées, poursuivit le directeur. Il ne reste plus qu’à signer le contrat. Ou plutôt il ne resterait plus qu’à signer le contrat si la situation n’était pas ce qu’elle est.

Il se pencha en avant et observa son interlocuteur avec espoir. Le sens de sa proposition ne faisait aucun doute. Néanmoins, Tron résolut de le titiller encore un peu.

— Dans ce cas, nous pouvons prier la princesse de venir ici, dit-il.

Leinsdorf fronça les sourcils sans le vouloir.

— Vous voulez que je signe le contrat en prison ? Dans votre cachot ?

Grand prince, le commissaire lui adressa un sourire bienveillant.

— Vous pouvez bien entendu utiliser mon bureau !

— La question est de savoir si j’ai le droit de signer des contrats dans une telle situation, précisa le banquier.

— Dans ce cas, suggéra Tron, je vais vous faire accompagner par deux agents au palais Balbi-Valier ou à votre hôtel si vous préférez. En tout état de cause, il faudrait que vous l’ayez signé avant votre transfert lundi.

Le directeur pâlit.

— Je ne comprends pas, comte.

— Quoi donc ?

— Si vous me transférez à Vérone, je suis fichu – aux yeux de la société et d’un point de vue professionnel. Ma signature ne vaudra plus rien.

— Vous voulez dire que vous ne pouvez signer le contrat que si je suspends l’enquête et vous…

— C’est en effet ce que je suggérais.

— Je ne peux pas, monsieur Leinsdorf ! Je pourrais tout au plus m’efforcer de convaincre le commandant de police de l’inanité de votre transfert à Vérone. Mais je crains que…

Il s’interrompit et fit une grimace.

— Que craignez-vous ? insista le directeur.

— Que le commandant n’abandonne cette affaire à l’armée, lâcha Tron. Le baron se décharge volontiers des cas difficiles sur la Kommandantur.

Leinsdorf dut commencer par méditer sur cette dernière phrase. Il se tut pendant un moment. Puis il reprit sur un ton pensif : — Peut-être le commandant se décharge-t-il encore plus volontiers d’un cas difficile sur ses subordonnés ?

— Que voulez-vous dire, monsieur le directeur général ?

— Pensez-vous sérieusement que j’ai tué cette personne, comte ?

Tron secoua la tête avec fougue.

— Non, bien sûr que non !

Le directeur lui adressa alors un regard indulgent.

— Dans ce cas, où est le problème ?

Tron était persuadé que désormais il le prenait pour un abruti. Il soupira et fit une grimace angoissée.

— En suspendant l’enquête, j’atteindrais la limite de mes compétences !

À présent, Leinsdorf lui parlait comme à une personne gravement malade.

Atteindre la limite signifie qu’en prenant cette décision, vous restez dans le cadre de vos compétences.

— Vous pensez ?

Tron s’appuya contre le dossier de sa chaise et roula des yeux d’un air stupide pour que le directeur soit à jamais convaincu de l’avoir berné.

— Et que proposeriez-vous, monsieur le directeur général ?

Sorti de sa fosse et revenu à la vie par miracle, Leinsdorf savourait le bonheur de sa résurrection. Même les affreuses taches de sang sur son pantalon produisaient tout à coup une impression de gaieté et d’audace. Tron avait atteint son objectif.

— Je me propose de signer le contrat dès cet après-midi et de prendre le bateau pour Trieste à minuit.

En son for intérieur, le commissaire se délecta de sa victoire, mais jugea habile de continuer à opposer une certaine résistance pour la forme. Il toussota avec nervosité et adressa un regard méfiant à son interlocuteur.

— Et comment puis-je être sûr que le contrat est…

Il s’interrompit en fixant ses doigts d’un air gêné et garda un silence contraint. Leinsdorf sourit avec bienveillance.

— Que le contrat est signé ? C’est cela qui vous inquiète, commissaire ?

Tron hocha timidement la tête.

— Il vous suffit de rendre visite à la princesse en fin d’après-midi, poursuivit le banquier sans cesser de sourire. Si le contrat n’est toujours pas signé, vous n’avez qu’à de nouveau m’arrêter.