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Tron détestait les gares – cette façon de s’étaler dans les vieilles villes, de détruire des quartiers entiers et d’envahir les rues voisines de bruit, de saleté et de tous les personnages douteux qu’elles attiraient. Il détestait en outre les locomotives, les bateaux à vapeur, bien entendu aussi les nouveaux becs de gaz qui plongeaient la place Saint-Marc dans une lumière grise et grasse, pareille à des pâtes trop cuites ou réchauffées.

Et là, constata-t-il en débarquant à Santa Lucia peu avant onze heures du soir, tout ce qu’il aimait était réuni : dans le hall inondé de lumière au gaz, des officiers de l’armée impériale attendaient au milieu d’étrangers venus de tous les coins de l’Empire austro-hongrois et sous la surveillance d’une demi-douzaine de chasseurs croates qui patrouillaient sur les quais par groupes de deux.

Lorsque le train en provenance de Vérone arriva sur le coup de onze heures, le hall de la gare se remplit de vapeur et d’une odeur pénétrante d’huile de moteur. La locomotive, bateau à vapeur peint en vert et monté sur roues, poussa un nouveau sifflement et s’arrêta par à-coups. Les porteurs s’avancèrent avec leurs chariots, les premières portières s’ouvrirent et déversèrent ici une formation de quatre sous-lieutenants du génie de Graz, là une famille nombreuse d’origine russe ou encore une horde d’officiers de l’état-major de Vérone. Tous se fondirent dans un courant nerveux qui gagna la sortie par vagues dans la lumière huileuse des réverbères.

Parviendrait-il à reconnaître Valmarana après tant d’années ? Debout devant un bureau du télégraphe où un employé en uniforme tapotait des iambes, des dactyles et des trochées, Tron se résolut à chercher du regard un homme soigné dans une redingote bien taillée – un homme un peu rondouillard peut-être car, au Séminaire patriarcal déjà, Ercole Valmarana avait l’habitude de s’empiffrer en permanence.

Dix minutes plus tard, cinq civils rondouillards étaient passés devant lui, mais aucun ne correspondait à cette description. À présent, le quai était vide en dehors d’un groupe de voyageurs qui ne descendaient que maintenant, sans doute pour éviter la cohue. Outre trois porteurs, le commissaire distingua un général de haute taille dans l’uniforme bleu clair des chasseurs d’Innsbruck, deux ordonnances occupées à surveiller le déchargement des bagages et, sur la gauche, un homme rondouillard, vêtu de l’uniforme rouge des contrôleurs des chemins de fer, qui porta la main à sa casquette pour saluer le militaire et accepta une enveloppe avec une révérence servile. Puis le groupe se mit en marche, le général en tête, suivi de ses deux ordonnances, elles-mêmes suivies des trois porteurs qui tiraient leurs chariots derrière eux.

Le contrôleur en uniforme rouge resta seul sur le quai. Lorsqu’il tourna la tête – dans la lueur du bec de gaz qui faisait luire le galon doré de sa casquette –, Tron le reconnut : Valmarana. Avec les années, son visage s’était rembourré sans pour autant donner de contour à ses traits. Son corps massif avait coulé vers le bas, comme une bougie en train de fondre. Et sa joie de le revoir avait l’air assez limitée.

— Kostolany a été étranglé la nuit dernière, expliqua Tron cinq minutes plus tard lorsqu’ils furent installés dans le wagon du général. Et nous croyons savoir que tu lui as rendu visite hier soir.

L’enchaînement des deux informations induisait un soupçon qu’il n’éprouvait pas de manière aussi nette. D’un autre côté, il avait lui aussi constaté que sa joie de le revoir n’était pas non plus débordante. Ils étaient assis autour d’une table ovale, fixée au plancher, dont le plateau ciré reflétait la lumière de la lampe à pétrole. Le wagon, équipé de deux fauteuils moelleux en velours vert et orné d’une gravure maladroite représentant l’empereur, donnait une impression à la fois confortable et martiale.

Valmarana parut tout d’abord stupéfait d’apprendre la mort du marchand d’art. Tron ne put cependant pas distinguer sa deuxième réaction car il avait détourné la tête avec une indifférence que le commissaire jugea feinte pour observer par la fenêtre une patrouille de Croates déambulant sur le quai.

— Oui, finit par dire le comte sans bouger la tête, je suis bien allé au palais da Lezze hier soir.

— L’assistant de Kostolany, reprit Tron, a été témoin d’une dispute il y a quelques jours. À cause d’un dessin que tu voulais lui vendre. Ta femme prétend que Kostolany t’aurait rendu une copie à la place de l’original.

Cette fois, Valmarana le regarda droit dans les yeux.

— Ce qui serait un motif de crime ? dit-il d’un ton presque amusé. C’est bien ce que tu insinues ?

— Personne n’a prétendu que tu as assassiné Kostolany, répliqua le commissaire.

Le comte ôta ses gants blancs et les posa devant lui sur la table. Puis il déclara d’une voix lente :

— Je n’avais aucune raison de le tuer, Tron.

Il jeta un regard mélancolique sur ses doigts boudinés et haussa les épaules.

— Le dessin que je lui ai confié pour expertise était bel et bien un faux.

Ce qui pouvait signifier qu’il avait eu l’intention de tromper le marchand d’art et qu’il avait mis en scène la dispute pour garder la face – ou au contraire qu’il ignorait la vérité.

— Tu étais au courant ?

Il secoua la tête.

— Non, je ne l’ai appris qu’à ce moment-là. Je n’avais pas remarqué le filigrane.

La patrouille de Croates repassa devant leur fenêtre mais, cette fois, Tron nota que son camarade de classe ne leur prêta aucune attention.

— Nous avons un autre dessin en notre possession, poursuivit-il enfin. Là aussi une esquisse de je ne sais quelle fresque. De la main du même artiste. Je l’ai montrée à ce Français sur la place Saint-Marc.

— Alphonse de Sivry. Que t’a-t-il dit ?

Le commissaire ne voyait toujours pas où il voulait en venir. Le comte esquissa un sourire sarcastique.

— Que ce papier comprenait un filigrane du XVIIe siècle.

Un filigrane du XVIIe siècle ? Tron toussota pour gagner du temps. Il commençait à comprendre. Ce n’était pas difficile.

— Raphaël était déjà mort à l’époque.

Valmarana hocha la tête – d’un air un peu condescendant, ce qui l’irrita.

— La feuille que j’ai proposée à Kostolany, reprit-il, présentait le même filigrane. Par malheur, il fallait une loupe pour s’en rendre compte. J’étais persuadé qu’il n’y en avait pas.

Il se cala dans le fauteuil en soupirant.

— Quoi qu’il en soit, Kostolany avait raison. Il n’a jamais tenté de me rendre un faux.

— Pourquoi es-tu allé au palais da Lezze hier soir, alors ?

Valmarana sourit à présent d’un air gêné.

— Pour lui présenter mes excuses.

— Dans ce cas, je ne saisis pas pourquoi ta femme ne nous en a rien dit.

— Parce qu’elle l’ignore ! expliqua-t-il avec un haussement d’épaules. J’ai toujours prétendu que ces dessins nous rapporteraient beaucoup d’argent. Elle aurait été très déçue d’apprendre que le second non plus n’était pas un original.

Il se tut et fixa pendant un moment les gants posés devant lui.

— En outre, tout espoir n’est pas perdu. Sivry a laissé entendre quelque chose de très intéressant. C’est pour cela aussi que je suis allé voir Kostolany hier soir.

— Qu’a-t-il laissé entendre ?

— Deux lettres sont inscrites au verso.

Tron se pencha au-dessus de la table.

— Le « C » et le « I » ?

Son ancien camarade de classe acquiesça.

— Il se peut qu’elles accroissent de manière considérable la valeur des dessins. D’après Sivry, il ne s’agit d’ailleurs pas d’un « I », mais d’un « L ».

— Je ne te suis pas.

— Tu connais un peintre du nom de Lorrain ?

— Oui, bien sûr. Claude Lorrain.

— Bon, moi, je ne le connaissais pas, avoua le comte sur un ton renfrogné. En tout cas, ce Lorrain a séjourné à Rome. Et Sivry n’exclut pas qu’il soit l’auteur de ces dessins.

— Ils auraient donc beaucoup plus de valeur qu’une banale copie, dit Tron d’un air songeur. Comme le Lorrain de Turner, exposé à Londres en 1815, qui vaut selon toute probabilité le double d’un vrai. Un faux qui est en quelque sorte un original…

À la mine déconcertée de son camarade, on pouvait deviner qu’il avait du mal à imaginer ce qu’était un faux en quelque sorte original. Il se contenta de ramasser ses gants et de conclure :

— Je suppose que, demain matin, tu vas rendre visite à Sivry et vérifier mon histoire.

— Je suis policier, dit Tron en se levant.

Valmarana se leva à son tour de son fauteuil rembourré et frotta son uniforme rouge foncé avec application.

 

Ils étaient de nouveau sur le quai. Une équipe d’Albanais munis de balais et de seaux s’avança vers eux avant de se répartir dans les voitures. Tron supposa qu’aucun d’entre eux n’avait de papiers à jour. Mais comme la gare de Santa Lucia relevait de la compétence de l’administration militaire, cette infraction ne concernait pas la police vénitienne.

— Et comment vas-tu en dehors de cela ? demanda-t-il en songeant au palais Valmarana. Apparemment, vous avez loué.

— Les locataires rapportent de l’argent, acquiesça le comte. L’an dernier, nous avons pu refaire la toiture. Et au printemps prochain, nous nous attaquons à la façade donnant sur le Grand Canal. Teresia déteste vivre sous les toits, mais moi, ça me suffit. Il faut dire que je suis souvent parti.

— Depuis quand travailles-tu aux chemins de fer ?

— Depuis six ans. Je pourrais être chef de gare à Padoue si je voulais.

— Et pourquoi ne veux-tu pas ?

Il secoua la tête.

— Au bout du compte, je gagne mieux ma vie sur les rails. Grâce aux pourboires. J’ai toute une clientèle. Des gens qui demandent quel jour je travaille et ne veulent voyager qu’avec moi. Le bénéfice n’est pas mince.

Valmarana tapa sur sa poche de poitrine.

— Dans des enveloppes, comme le cachet des artistes, ajouta-t-il en souriant.

Ils s’arrêtèrent devant le bureau du télégraphe et se serrèrent la main. Valmarana, qui avait remis sa casquette au large galon doré, rappelait maintenant les portiers du Danieli. Sur ses tempes, ses cheveux bruns pommadés luisaient comme s’il les avait plaqués avec de l’huile de moteur.

— Ça m’a l’air intéressant, dit Tron avant de s’en aller, cette histoire de pourboires.

Ce qui était un pur mensonge. Cette histoire de pourboires était juste pitoyable. Aussi pitoyable que la révérence servile avec laquelle son ancien camarade de classe avait empoché l’enveloppe du général. D’un autre côté, il n’était pas exclu que Valmarana gagne ainsi plus qu’un commissaire de police mal payé, qui n’avait pas refait le toit de son palais et qui ne savait pas avec quel argent il pourrait rénover la façade donnant sur le rio Tron.

En tout cas, pensa-t-il en sortant à l’air libre et en descendant à pas lents les marches menant au Grand Canal, il avait du mal à imaginer le gros Valmarana en train de lancer un lacet autour du cou du Kostolany et de serrer jusqu’à ce que le cœur du marchand d’art cesse de battre. En outre, si ses affirmations se vérifiaient, il n’avait aucune raison de le tuer. Cela étant, une petite vérification auprès d’Alphonse de Sivry le lendemain matin ne pouvait pas nuire.

Deux officiers de l’armée impériale aux manteaux blancs négligemment posés sur les épaules descendirent d’une gondole et gravirent en hâte l’escalier de la gare. Arrivé au pied des marches, Tron s’arrêta, pencha la tête en arrière (sans oublier de retenir son chapeau) et observa le ciel au-dessus de lui, absolument pur, lavé par une légère brise venant de l’est de la lagune. Une gondole aux faibles lanternes passa devant lui. Pendant un moment, de minuscules vagues où se reflétaient les rayons de lune se formèrent à la surface noire du Grand Canal.