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Une bande de tissu de la longueur de trois draps, fixée par le haut à une corde tendue d’un mur à l’autre, tombait en plis arrondis et presque symétriques, rappelant à Tron les robes sur les tableaux de Bartolomeo Schedoni. Cette étoffe, selon toute apparence un lourd velours rouge, pendait au-dessus du premier palier et dissimulait le haut de la porte menant à l’étage intermédiaire. On avait écrit dessus MAZURKA en lettres immenses, légèrement incurvées, elles-mêmes découpées dans un brocart doré et scintillant sous les rayons du soleil déjà bas qui pénétraient à l’intérieur de la cage d’escalier. Ce décor faisait un peu artificiel (tout comme le mot Mazurka d’ailleurs), mais grâce aux lampes à pétrole à miroir réfléchissant, il produirait selon toute vraisemblance un effet remarquable le soir du bal.

Tron, qui s’était arrêté au pied de l’escalier, nota que les marches avaient été balayées avec soin. Même le seau habituel, portant l’inscription « Propriété des Tron », et le balai posé contre le mur avaient disparu. Il s’étonna que la banderole flambant neuf ne souligne pas l’état déplorable des lieux – le crépi écaillé, les marches fissurées –, mais confère plutôt au bâtiment la dignité d’une pièce de musée. En comparaison, le palais Balbi-Valier, avec ses murs et ses dalles impeccables, faisait complètement nouveau riche – un point de vue que la comtesse s’empresserait de partager, songea-t-il, même si en ce moment elle entreprenait tout ce qui était en son pouvoir pour que le palais Tron ait bientôt l’air lui aussi nouveau riche.

— La banderole dans la cage d’escalier me plaît beaucoup, dit-il à sa mère une demi-heure plus tard alors qu’il était penché sur une sole pleine d’arêtes dans la salle aux tapisseries.

La comtesse, assise à l’autre extrémité de la table, observa son fils d’un œil distrait par-dessus ses bésicles, comme la princesse avait coutume de le faire.

— La banderole dans la cage d’escalier, répéta Tron. L’inscription dorée sur le velours rouge. Cette nouvelle bannière met bien en évidence le charme désuet de l’escalier, la patine de la rampe en marbre, les traces du temps…

Il sourit.

— Elle transforme l’escalier en memento mori, en symbole de la vanité du monde.

La comtesse parut un instant troublée. Elle fronça les sourcils et le fixa d’un air soucieux.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, Alvise, finit-elle par lâcher. La cage d’escalier me semble surtout avoir besoin d’urgence de réparations.

Puis sur un ton de femme d’affaires :

— À ce propos, l’idée des banderoles vient d’Alessandro.

Le maître d’hôtel, qui se tenait immobile devant le buffet, avec ses gants blancs, et à qui une conception dépassée de son métier interdisait de mener une conversation pendant le service, se contenta d’une révérence muette.

— Nous avons l’intention, poursuivit la comtesse toujours sur un ton de femme d’affaires, d’en accrocher d’autres dans l’androne1 donnant sur le canal et dans le vestibule de la salle de bal.

Le commissaire ne savait pas trop qui ce nous désignait. Depuis quelque temps, sa mère se sentait déjà directrice du cristal Tron et employait volontiers le pluriel de majesté.

— Il en faut une au-dessus de chaque vitrine contenant nos produits.

Tron, allergique au mot de produit, la reprit : — Tu veux dire nos verres, nos cendriers et nos vases ?

Elle ignora la rectification.

— Nos produits, sur lesquels nous allons graver un petit « T ». Il nous faut une marque distinctive si nous voulons accroître la part de l’exportation dans notre production.

— La quoi ? demanda son fils en se penchant au-dessus de la table.

— La part de notre production de cristal vendue à l’étranger, expliqua-t-elle. Les marchés locaux n’offrent plus de possibilité d’expansion. C’est du moins ce qu’affirme la princesse.

Le regard de Tron tomba sur la grande tapisserie élimée, accrochée au mur derrière sa mère. Des débardeurs vénitiens chargeaient des caisses et des fûts sur une trirème, une galère de commerce. Les fûts contenaient sans doute du sel et les caisses du cristal, se dit-il. Un marchand aux vêtements magnifiques surveillait l’embarquement. À côté de lui se tenait un Maure avec un perroquet sur l’épaule. Peut-être s’agissait-il en réalité d’une Mauresque ou même d’un Turc. Le mauvais état de la tapisserie laissait beaucoup de place aux spéculations.

— On retourne donc cinq cents ans en arrière, remarqua-t-il.

La comtesse leva sa fourchette et le dévisagea d’un air troublé.

— Pardon ?

— Au temps où nous expédiions des marchandises en Flandre, en France, en Angleterre et au Levant, expliqua-t-il dans un soupir. Je croyais cette époque révolue.

La comtesse lui lança un regard courroucé.

— En tout cas, on dirait que tu as eu une journée difficile.

Il esquissa un sourire en coin.

— Et ce n’est pas fini ! Je dois encore aller à la gare. Interroger quelqu’un qui arrive de Milan par le train de onze heures. Il s’agit du vol d’un tableau au palais da Lezze.

La comtesse plissa le front.

— Ce marchand d’art hongrois a été victime d’un cambriolage ?

— Tu le connais ?

— Bea Mocenigo lui vend des œuvres de temps à autre. Il paraît que c’est un rapace.

C’était un rapace, la corrigea-t-il. Quelqu’un l’a étranglé hier soir et lui a dérobé un tableau. Qui appartenait à une certaine Mme Caserta, ajouta-t-il. Elle le lui avait confié pour expertise.

— Je ne connais pas de Caserta à Venise, nota sa mère après un bref instant de réflexion.

— Non, elle vient de Rome. Elle occupe une suite à l’hôtel Regina e Gran Canal. Mais Bossi prétend que ce n’est pas son vrai nom.

— Une usurpatrice ?

— Plutôt l’inverse. Il croit qu’il s’agit d’une marquise ou, du moins, qu’elle fait partie de l’entourage du roi des Deux-Siciles.

La comtesse prit une mine songeuse.

— Cette Mme Caserta parle-t-elle napolitain avec un léger accent ?

Il hocha la tête.

— Oui, avec je ne sais quelle intonation.

— Qui pourrait être allemande ?

— Oui, cela se pourrait.

— Quel âge a-t-elle ?

— Vingt-cinq ans tout au plus.

— Dans ce cas, déduisit la comtesse avec une expression tout à coup amusée, je suppose qu’elle a les cheveux châtain clair, des yeux sombres, et que le tableau qu’elle voulait vendre possédait une grande valeur.

Son fils hocha la tête, stupéfait.

— Il s’agit d’un Titien.

— Je suppose en outre que tu as l’impression de la connaître, mais que tu ne sais pas d’où.

À présent, Tron n’y comprenait plus rien.

— Comment le sais-tu ?

Elle sourit.

— Tu n’as pas conversé avec une signora Caserta, ni même une marquise di Caserta, mais avec Marie-Sophie de Bourbon. Et tu as l’impression de la connaître parce qu’elle te rappelle sa sœur, Élisabeth d’Autriche.

Tron secoua la tête d’un air hébété.

— Mon Dieu, Bossi avait donc raison…

— Combien de temps compte-t-elle rester à Venise ? voulut savoir la comtesse.

— Jusqu’à ce qu’on ait retrouvé le tableau.

Elle réfléchit un instant, puis demanda :

— Pourrais-tu faire traîner les recherches en longueur ?

— Pourquoi le devrais-je ?

— Si tu mets la main sur le Titien au bon moment, Marie-Sophie ne pourra plus refuser une invitation au palais Tron.

La comtesse ferma les yeux, une expression de ravissement flottant sur son visage.

— Ce serait le clou de la soirée. Que vas-tu lui dire à votre prochaine entrevue ?

— Que j’ai percé à jour son incognito depuis le début.

Comme il l’avait prétendu à Bossi. Les événements s’emboîtaient parfois de façon étonnante.

— Au fait ! remarqua la comtesse en changeant de sujet. La princesse n’est pas du tout satisfaite du programme.

— Je sais. Constancia Potocki intervient trop souvent à son goût.

— Il faut reconnaître qu’elle n’a pas tort, dit la comtesse en fixant son fils avec attention. Tu as proposé à cette Polonaise de donner un concert chez nous, n’est-ce pas ? Pour renouer avec le public.

Il hocha la tête.

— Et tu n’as évoqué le cristal qu’en passant ?

— C’était le seul moyen de l’inciter à se produire au palais Tron. Je pensais que j’arriverais à minimiser son rôle petit à petit.

— Et maintenant ?

— Elle pourrait tout annuler si elle apprenait qu’elle n’est là que pour le décor.

— T’es-tu déjà risqué à quelques allusions dans ce sens ?

Il secoua la tête.

— Non, elle est trop… chatouilleuse à cet égard.

— C’est toi qui as eu l’idée de l’inviter ! remarqua-t-elle.

— Mais je ne l’aurais jamais eue si vous n’aviez pas donné ce nom absurde à la collection.

— Qu’as-tu l’intention de faire maintenant ?

— Je vais lui parler dès son retour. Elle est partie quelques jours à Trieste.

— Alors, explique-lui sans ambages que vous vous êtes mal compris.

— Et si jamais elle refuse ?

La comtesse lança à l’autre bout de la table un regard acéré comme une lame de rasoir.

— Dans ce cas, tu as intérêt à trouver un succédané convaincant.

— Par exemple ?

Naturellement, il savait très bien ce à quoi elle pensait. La comtesse planta sa fourchette dans le poisson d’un geste si violent que de la sauce gicla hors de son assiette.

— Tu vas te débrouiller pour retrouver ce Titien au plus vite, décréta-t-elle sur un ton qui excluait toute discussion. Et ensuite pour que la reine assiste à notre bal.

1- Vestibule, porche. (N.d.T.)