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Allongé dans son lit, les jambes repliées, Tron se gavait de beignets dauphin* et mettait des miettes partout, ce que personne ne pouvait lui reprocher car il avait la tête et le bras droit enveloppés dans d’épais bandages ; on ne pouvait pas éviter les miettes dans de telles conditions. Enfant, il avait passé des heures dans cette position, à grignoter des baicoli et à écouter les mêmes bruits qu’à présent : les valses de Vienne dans la grande salle, les pas et les voix dans l’escalier, les cris des domestiques dirigeant les gondoliers amassés devant la porte donnant sur l’eau comme chaque fois que la comtesse organisait un bal.

Celui de cette année semblait un véritable succès. Bien que San Stae ait déjà sonné minuit depuis quelques minutes, le grand flux n’avait pas encore commencé à descendre l’escalier. La liste des invités était à elle seule un titre de gloire. Non seulement toutes les vieilles familles vénitiennes – les Tiepolo, Contarini, Foscari, Dolfin et Priuli –, mais aussi l’ensemble des représentants des grandes puissances européennes – à l’exception bien sûr du consul général de Russie dont l’absence ne ferait de bruit qu’après coup – leur avaient fait l’honneur de venir. La cerise sur le gâteau était bien sûr la présence de la reine des Deux-Siciles. Se souviendrait-on à cette occasion des rumeurs selon lesquelles sa sœur, l’impératrice Sissi, avait dansé incognito chez les Tron deux ans auparavant ? Si ce n’était pas le cas, la comtesse se chargerait de rafraîchir les mémoires.

Il fallut une bonne demi-heure pour que la poignée se baisse et que la princesse entre dans sa chambre, suivie de Moussada (ou l’autre ?) qui posa un plateau sur la table de nuit du commissaire et se retira aussitôt.

— Excuse-moi, dit-elle. J’étais en pleine conversation avec le commandant et la reine. Spaur est ravi du déroulement de la soirée – et de la façon élégante dont tu as réglé le problème de cet homme établi qui importunait Mlle Violetta.

— Il est au courant ?

— On dirait que oui. Il en a discuté aussi bien avec le sergent Bossi qu’avec Mlle Violetta en personne. Il apprécie beaucoup que tu aies aussitôt profité de l’occasion pour expulser cet homme de Venise. Il m’a aussi chargée de te transmettre un autre message.

Tron soupira.

— Au sujet de la nouvelle ?

Elle hocha la tête.

— Oui, il en a discuté avec Mlle Violetta qui a fait une suggestion intéressante.

— À savoir ?

— Une suggestion que je n’ai pas très bien comprise.

La princesse fronça les sourcils.

— Mlle Violetta propose de remplacer la jeune Polonaise par un jeune Polonais. Spaur pense que cette petite modification donnerait une pointe de piquant au récit. Il m’a dit que tu comprendrais.

Tron roula des yeux.

— Et que voulait Marie-Sophie ?

— Me vendre le Titien.

La princesse ouvrit son étui à cigarettes et sourit.

— À un prix extrêmement intéressant.

— Combien ?

— Quinze mille florins.

Pendant un instant, Tron crut qu’il avait mal entendu. Quinze mille florins, c’était donné.

— Ce n’est pas très cher, dit-il. Pourquoi ne demande-t-elle pas plus ?

Elle craqua une allumette et la tint au bout de sa cigarette.

— Marie-Sophie a besoin d’argent tout de suite et en espèces. En outre, elle n’est plus entièrement sûre.

Elle réfléchit un moment.

— Voilà peut-être de quoi elle voulait te parler ce matin.

— De quoi n’est-elle plus sûre ?

La princesse tira sur sa cigarette et expira un anneau de fumée au-dessus du lit.

— Elle craint d’avoir confondu l’original et la copie avant son départ.

Tron plissa le front.

— Elle craint ou elle est sûre ?

— Elle ne sait pas. Si elle l’a fait, c’est bien entendu sans le vouloir.

Bien entendu sans le vouloir !

— J’aimerais que ton ami Sivry me donne son avis. Si la copie est bonne, je l’achète. Avec un certificat de la reine prouvant que le tableau a appartenu aux Bourbons, ce Titien est un investissement de premier ordre.

— Et il pourrait le cas échéant se métamorphoser en original ?

La princesse fixa les miettes sur l’édredon comme si elle pouvait y lire l’avenir et haussa les épaules.

— Peut-être s’agit-il d’un original.

— Dans ce cas, l’original du tableau dont la reine craint qu’il ne s’agisse d’un faux serait quand même un original. Si ce n’est pas un faux.

Tron était à nouveau gagné par la sensation désagréable qu’une partie de son entendement s’envolait et exécutait des pirouettes en l’air. Il ferma les yeux, enfonça sa tête dans les coussins et reconnut dans l’instant qui suivit, tout près de lui, un parfum de pâte d’amandes et un souffle qui sentait les cigarettes égyptiennes. Mais avant que les lèvres de la princesse n’effleurent sa bouche, son coude cogna le bras blessé. Il cria de douleur. Cependant, c’était une douleur merveilleuse – car elle prouvait qu’il ne rêvait pas.