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Quand Bossi eut terminé son rapport, Tron le félicita chaudement et lui expliqua :
— Le Molino Rosso est un établissement où l’on fait connaissance. Ensuite, on se rend à la pension Apollo pour approfondir cette connaissance dans les chambres. Pas étonnant qu’Orlov ait hésité à se servir de cet alibi.
Le commissaire n’était pas surpris non plus par ces révélations sur la vie privée du colonel. Au fond, elles correspondaient bien à ses allures martiales – et au petit doigt levé quand il buvait du café. Il fixa le sergent assis de l’autre côté de son bureau.
— Quelles conclusions tirez-vous de vos découvertes ? Vous avez une théorie ?
Bossi répondit par deux autres questions :
— Avez-vous demandé à Orlov son emploi du temps du mardi après-midi ? A-t-il un alibi ?
— Non, il n’en a pas, dit Tron. Il s’est promené.
— Je m’en doutais, lâcha le sergent.
— Vous voulez dire qu’il aurait tué le père Terenzio, mais pas Kostolany ? Dans ce cas, qui est l’assassin selon vous ?
Bossi réfléchit un instant.
— Le père Terenzio a tué Kostolany. Sur ce point, vous aviez raison, commissaire. Sauf que Terenzio et Orlov étaient de mèche.
— Désormais, dit Tron avec un sourire, je ne suis plus sûr d’avoir eu raison, dit-il.
Il mentait. En fait, il n’avait jamais été sûr d’avoir raison.
— S’ils étaient complices, le père Terenzio ne m’aurait pas révélé qu’Orlov lui avait commandé deux copies. Cela étant, il est vrai que le colonel doit avoir un complice.
Du moins, pensa-t-il, si Kostolany ne s’était pas étranglé tout seul. Seulement qui, nom d’un chien, pouvait être ce complice ? Tron se rappela soudain que le colonel avait avoué connaître le grand-prince. Mais Troubetzkoï disposait d’un alibi incontestable pour ce moment-là. Il ne pouvait pas avoir tué Kostolany. À moins que…
Tron ferma les yeux et réfléchit. Une possibilité qui lui avait échappé jusque-là surgit du brouillard enveloppant cette affaire depuis le début. Il se rappela son idée de présenter une fausse reine à Leinsdorf. Et les traces de semelles sur le sol du palais da Lezze lui revinrent à l’esprit. Le meurtrier avait étranglé le marchand d’art dans la salle d’exposition et l’avait ensuite transporté dans le vestibule – pour recevoir Orlov et la reine.
— Qu’en est-il de Troubetzkoï ? demanda-t-il. Le colonel et lui se connaissent !
Bossi secoua la tête.
— Oui, mais il a un alibi.
— Je sais. Toutefois, pas pour l’ensemble de la soirée. Uniquement après dix heures et demie. Avant, nous ignorons où il était.
— Kostolany a été assassiné entre le départ de la reine et le retour de Manin, rétorqua le sergent. Or pour cette demi-heure-là, le grand-prince a un alibi.
Oui, s’obstina Tron en pensée, les choses avaient pu se dérouler de cette façon. La solution était certes audacieuse, mais très élégante. Et elle présentait en outre l’avantage de ramener les succès policiers de Bossi à Cannaregio à de justes proportions. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise.
— Sommes-nous certains que le meurtre ait eu lieu au cours de cette demi-heure ?
— Je ne comprends pas, commissaire.
— Dans ce cas, je vais vous expliquer, dit Tron en souriant. Savez-vous ce qui me chagrine dans toute cette histoire ?
— Non.
— Que le comportement de Kostolany ne correspond pas au portrait que Sivry en a fait, annonça le commissaire. Sivry l’a dépeint comme un homme honnête qui ne supportait pas les affaires douteuses. On peut donc imaginer qu’il n’a pas exigé une somme phénoménale en échange de son silence, mais au contraire qu’il a catégoriquement refusé de se taire.
Le sergent fronça les sourcils.
— Pourtant, il s’est tu !
À présent, le commissaire pouvait abattre son atout.
— Il s’est tu parce qu’il était déjà mort au moment où la reine et le colonel sont arrivés au palais da Lezze.
Il nota avec satisfaction que le sergent Bossi le fixait comme un buisson ardent. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre ouverte. Au-dessus des toits d’en face, le ciel sans nuages était divisé par une fine colonne de fumée presque verticale qui en soulignait la pureté absolue. On lui avait un jour raconté que les espaces vides entre les étoiles étaient noirs comme jais. En dehors de quelques infimes particules de lumière, plus noirs que la plus noire des gondoles. Si c’était vrai, ce ciel d’un bleu d’émail n’était rien d’autre qu’une illusion trompeuse, un gigantesque masque produit par la lumière des étoiles.
Pris de vertige, il se retourna, revint à son bureau et se rassit. Tout à coup, il eut envie d’ingurgiter au moins une demi-boîte de friandises de chez Demel.
— Le grand-prince a rendu visite à Kostolany, reprit-il d’une voix lente. Il nous l’a avoué lui-même. Mais pas pour discuter gentiment comme il le prétend.
— Pourquoi alors ?
— Pour le tuer. En accord avec Orlov. Troubetzkoï a étranglé Kostolany et a transporté le corps dans le vestibule. Ensuite, il s’est glissé dans la peau du Hongrois. Ce qui n’était pas difficile puisque la reine n’avait jamais rencontré le vrai Kostolany.
Bossi avait l’air abasourdi.
— C’est une théorie assez audacieuse, murmura-t-il.
— Oui, mais facile à vérifier ! Il suffit de montrer à Marie-Sophie de Bourbon les photographies prises sur le lieu du crime.
— Et le meurtre du père Terenzio alors ?
— Toggenburg est intervenu, précisa le commissaire. Il est venu chez le commandant ce matin et a rappelé que seule la police militaire était habilitée à enquêter sur des officiers appartenant à des armées alliées. Il craint que la reine de Naples ne s’adresse à la Hofburg si nous continuons d’importuner Orlov.
— Si votre théorie est juste, Marie-Sophie nous laissera faire après avoir vu les photographies du lieu du crime, observa Bossi.
— Je vais lui rendre visite le plus tôt possible, promit le commissaire.
— Et que se passera-t-il si le cadavre n’est pas l’homme qu’elle a rencontré ?
— Alors, le colonel sera obligé de s’expliquer. Quant à Troubetzkoï, il jouit de l’immunité diplomatique. Nous ne pouvons rien contre lui. Mais nous pouvons peut-être les amener tous les deux à rendre le Titien.
Bossi déglutit et s’éclaircit la gorge.
— Un instant, commissaire. Pour être bien sûr de comprendre : donc, Troubetzkoï étrangle Kostolany, s’empare du tableau et va le cacher je ne sais où.
Tron hocha la tête.
— Ensuite, reprit le sergent, il transporte par précaution le faux qu’il a acheté à Kostolany deux mois plus tôt sur le Karenine.
— C’est cela. À moins que la reine n’ait emporté par inadvertance une copie…
Le commissaire réfléchit un instant. C’était une variante assez compliquée du fait que, dans ces conditions, tous les paramètres se décalaient à nouveau, mais son cerveau fonctionnait en ce moment de manière si brillante que rien ne pouvait l’arrêter. Il dit avec vivacité :
— Dans ce cas, un schéma opposé s’offre à nous.
Il s’interrompit en voyant l’expression soudain médusée de Bossi. Le sergent avait du mal à respirer, il râlait comme un homme sur le point de faire une crise cardiaque. Le commissaire se pencha au-dessus de son bureau.
— Vous préférez que j’arrête, sergent ?
Bossi se frotta les tempes.
— Vous voulez que je vous dise ce que je préférerais, commissaire ?
— Dites.
— Je préférerais un crime passionnel. Un mari trompé qu’on retrouve à côté du corps de sa femme, un couteau ensanglanté à la main. Et non ces… variantes.
Tron sourit. Peut-être valait-il mieux changer de sujet.
— Vous m’y faites penser, sergent. Avez-vous contacté Trieste à propos d’Anna Kinsky ?
— J’ai envoyé un câble au commissariat. Spadeni est en déplacement à Vérone.
— Qui a répondu à votre dépêche ?
— Son adjoint, dit Bossi avec une grimace. Un certain sergent Merulana. Il m’a télégraphié que la consultation des dossiers devait faire l’objet d’une autorisation préalable par le ministère de l’Intérieur.
— En clair ?
— Qu’il fallait soumettre une demande à la Kommandantur, qui se chargerait de la transmettre à Vienne.
— On en a pour six mois.
Bossi hocha la tête.
— En effet. Toutefois, le sergent Merulana m’a aussi informé que Spadeni rentrait la semaine prochaine. Par conséquent…
— Vous pourriez aller à Trieste consulter les dossiers, suggéra le commissaire en souriant d’un air bienveillant. Avec un ordre de mission. En première classe sur l’Archiduc Sigmund.
Tron intensifia son sourire bienveillant. Bossi lui semblait avoir besoin de vacances d’urgence.
— Prenez un peu de bon temps pendant la traversée, sergent.