21
Le père Terenzio, les bras le long du corps, telles deux ailes, reposait sur les marches qui menaient au maître-autel de l’église San Pantalon, au milieu d’un amas de planches et de poutres. Tron songea que sa bure de couleur sable formait un contraste charmant avec le tapis rouge. Ses yeux et sa bouche étaient entrouverts, lui donnant l’allure d’un homme surpris par une mauvaise nouvelle. Sa robe était déchirée, il y manquait un bouton, mais pour quelqu’un qui venait d’exécuter un saut de l’ange sur toute la hauteur de l’église, le prêtre demeurait dans un état de conservation étonnant. On aurait dit qu’il avait déjà été préparé pour l’enterrement, qu’il ne lui restait plus qu’à s’avancer vers le trône du Seigneur pour sa définitive restitutio ad integrum.
En revanche, il était difficile de s’avancer dans le lieu que le père Terenzio avait choisi pour quitter sa demeure terrestre car le sergent Bossi était occupé à faire des photographies de l’accident. Comme il avait annoncé à son supérieur qu’il n’en avait plus que deux à prendre, Tron rejoignit le groupe de curieux qui formaient un demi-cercle au pied de l’autel et suivaient les opérations d’un air moitié fasciné, moitié lassé : le docteur Lionardo et ses deux assistants, deux policiers de service ainsi qu’un gros monsieur et une grosse dame en blouse marron. Tron supposa qu’il s’agissait du sacristain et de son épouse.
Le sergent, lui en tout cas, ne s’ennuyait pas. Il avait l’air d’aimer en particulier se servir du tissu noir sous lequel il enfouissait sa tête et son buste à intervalles réguliers et qu’il manipulait avec la virtuosité d’un prestidigitateur capable de faire apparaître et disparaître une femme. Lorsqu’il eut enfin terminé, Tron s’attendit à le voir s’incliner comme un meneur de revue pour annoncer le numéro suivant : les phoques dressés !
Au lieu de cela, Bossi se contenta de libérer la scène pour le docteur Lionardo, qui passa à l’action sans tarder. De toute évidence, le sergent avait dû lui expliquer que personne n’avait le droit de pénétrer sur les lieux du crime tant que les photos n’étaient pas – comment s’exprimait-il déjà ? ah oui ! – dans la boîte. Lieux du crime ? L’esprit de Tron trébucha sur ce terme comme sur un caillou. Au palais Balbi-Valier, le sergent n’avait prononcé que le mot d’accident.
Bossi s’approcha et salua son chef. Le commissaire nota que, derrière lui, le docteur Lionardo et son équipe se mettaient au travail – comme sur un lieu du crime.
— Que s’est-il passé ?
— L’échafaudage s’est écroulé, expliqua Bossi. Quand M. Petrelli, le sacristain, est entré dans l’église peu après cinq heures, il a découvert le tas de planches et de poutres devant l’autel et, au milieu, le corps du père Terenzio.
— Y avait-il quelqu’un d’autre dans l’église ? se renseigna Tron.
Bossi fit non de la tête. Le commissaire désigna le matériel photographique qui attendait d’être rangé dans les coffrets en bois.
— Pourquoi ces clichés alors ? Vous photographiez aussi les accidents maintenant ?
Le sergent répondit dans un étonnant mélange de modestie et de triomphe :
— Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un accident, commissaire.
— Pardon ?
— Vous avez bien dit que cet après-midi, le père Terenzio a accusé le colonel d’avoir acheté une copie dont la reine ignorait tout ?
— Le père Terenzio n’avait aucune preuve, dit Tron.
Une objection que le sergent n’était pas enclin à accepter.
— Néanmoins, nous aurions commencé à nous poser de sérieuses questions.
— Orlov aurait tué le prêtre pour détourner notre attention ?
— Ce serait un motif.
— Mais quelles sérieuses questions nous serions-nous posées, Bossi ?
— Nous nous serions demandé comment la copie du Titien retrouvée à bord du Karenine était arrivée à Venise, expliqua le sergent sans hésiter.
Puis après un instant de réflexion :
— Je crois que le colonel a vendu cette copie à Kostolany il y a deux ou trois mois. Et que Kostolany l’a revendue. Si bien que, le jour où la reine a décidé de vendre l’original, Orlov s’est retrouvé devant un problème.
— Vous voulez dire que Marie-Sophie de Bourbon ne devait en aucun cas apprendre que Kostolany avait déjà acheté une copie de ce tableau quelque temps auparavant ?
Bossi hocha la tête.
— Le colonel ne pouvait pas courir le risque que le marchand d’art le trahisse.
Il réfléchit à nouveau un instant.
— Ou alors Kostolany a exigé pour son silence un prix si élevé qu’Orlov ne pouvait pas se le permettre. Et qu’il a été obligé de l’étrangler.
Le commissaire esquissa une grimace sceptique.
— Votre théorie me paraît assez fragile, sergent. Je ne vois aucune chaîne d’indices. Votre présomption repose uniquement sur une affirmation sans preuve du père Terenzio. Et ce tas de poutres ressemble plutôt à un accident.
— C’est fait exprès ! s’exclama Bossi.
— Mais s’il s’agit d’un meurtre, comment le colonel Orlov s’y est-il pris selon vous ?
— Il a d’abord tué le prêtre et, ensuite, provoqué l’effondrement de l’échafaudage.
À ce moment-là, le sergent se tut avec l’air de juger lui-même sa théorie aussi instable que la construction sur laquelle le dominicain avait trouvé la mort. Le commissaire remarqua que le médecin légiste avait terminé son travail. Le dottore referma sa mallette, se leva et s’approcha d’eux.
— Alors ? demanda Tron avec un regard impatient.
Le médecin défit ses gants en coton blanc.
— Vous voulez que je vous dise s’il s’agit d’un accident ou d’un meurtre, c’est cela, commissaire ?
Les deux policiers hochèrent la tête en même temps.
— La réponse est : je n’en sais rien.
Le docteur Lionardo tourna la tête et fixa le cadavre avec l’enthousiasme d’un client incapable de se décider face à une offre trop riche.
— Le corps présente toutes sortes de blessures dont chacune aurait pu être mortelle.
— Avez-vous distingué des traces de défense sur ses mains ?
— Non. Mais nous n’en verrions pas, de toute façon, si l’agresseur l’avait attaqué à coups de couteau.
— Dans ce cas, intervint Bossi, il se pourrait que le meurtrier l’ait frappé avec un objet contondant.
Aux mots d’objet contondant, le médecin légiste roula des yeux.
— Pourrait, serait, aurait !
Il leva le regard au plafond, puis dit au commissaire sans prêter attention à Bossi :
— Le malheureux est tombé sur des marches en pierre d’une hauteur d’au moins dix mètres. Dans ces conditions, je ne vois pas comment on pourrait encore reconnaître des traces d’objets contondants.
— Et ses poches ? demanda Tron.
Il savait que Lionardo contrôlait toujours les poches.
— Rien, répondit le médecin. Sauf ceci. Je l’ai trouvé dans sa robe de bure.
Il tendit une enveloppe froissée. En dehors de quelques écailles de peinture, elle ne contenait rien. Sur le recto en revanche, on distinguait deux majuscules écrites en hâte au crayon à papier, un peu effacées, mais encore lisibles. Tron sentit soudain son cœur s’accélérer. Dieu du Ciel, mais c’est bien sûr ! Il secoua la tête et faillit éclater de rire. Ils ne l’avaient pas vu. Une combinaison toute simple leur avait échappée comme cela arrive souvent quand on cherche une lettre volée et qu’on fouille toutes les armoires et tous les tiroirs d’une chambre alors que celle-ci se trouve depuis le début sur le bureau.
Tron se tourna vers Bossi qui s’apprêtait à ranger la chambre en bois de son appareil photographique dans une valise noire avec une mine de martyr.
— Que dites-vous de cela ? lui demanda-t-il.
Le sergent approcha l’enveloppe si près de son visage qu’il aurait pu la lécher.
— Je vois deux majuscules, finit-il par déclarer après l’avoir considérée un moment. Je ne comprends pas où vous voulez en venir, commissaire.
— C’est pourtant l’évidence !
Tron éprouvait une satisfaction indigne d’un pédagogue à voir son élève perdu.
— Nous avons toujours pensé que les deux initiales inscrites dans l’agenda de Kostolany signifiaient Piotr Troubetzkoï.
Il fit une pause pour donner plus d’éclat à la suite.
— Mais en réalité, elles désignent le padre Terenzio.
Bossi faillit lâcher les deux coffrets en bois où il avait rangé les plaques sèches à la gélatine. Il fixa son supérieur, les yeux ronds.
— Vous voulez dire que le père Terenzio s’est rendu chez Kostolany le soir du crime ?
Le commissaire approuva.
— Le père Terenzio ne m’a certes pas dit qu’il connaissait Kostolany, mais j’imagine qu’il a fait deux choses quand Orlov lui a passé commande : il a confectionné une deuxième copie dont le colonel ne savait rien et il ne lui a pas rendu l’original, mais deux faux.
— Pour vendre l’original à Kostolany ?
— Exact ! Kostolany aurait aussitôt remarqué une copie. Le père Terenzio ne pouvait donc lui vendre qu’un original. Cependant, ce tableau mettait le marchand d’art mal à l’aise. Il l’a revendu à Troubetzkoï en le priant de le laisser dans un coin pendant un certain temps. C’est pourquoi le grand-prince pensait avoir affaire à un faux.
— Mais que s’est-il passé le jour où la reine et le colonel se sont présentés au palais da Lezze ?
— Après leur visite, Kostolany a demandé au prêtre de passer chez lui.
— Pour parler de quoi ?
Le commissaire haussa les épaules.
— Peut-être voulait-il juste l’informer des intentions de Marie-Sophie.
Il fit une pause avant de reprendre :
— Sauf qu’il a signé son arrêt de mort en lançant cette invitation.
— Pourquoi ?
— Vous pensez que le Hongrois aurait acheté le Titien à la reine ? Un tableau qu’il savait être faux ? Pour le prix d’un original ?
— Non, bien sûr.
— D’un autre côté, poursuivit Tron, il pouvait difficilement expliquer à la reine qu’elle ne possédait qu’une copie. Pas dans ces conditions. Marie-Sophie se serait adressée à un autre expert jusqu’au moment où elle aurait appris la vérité.
— Il serait alors apparu que le père Terenzio n’avait pas rendu à Orlov l’original, mais deux copies, déduisit le sergent d’un ton morne.
Le commissaire hocha la tête.
— Par conséquent, dit-il, le prêtre devait à tout prix récupérer l’une des copies. Ce qu’il ne pouvait faire qu’en tuant Kostolany.
À présent, Bossi faisait l’effet d’un représentant de commerce malchanceux, venu avec sa collection d’échantillons pour rien. Une demi-douzaine des plaques sèches à la gélatine se révélait invendable.
— L’affaire est close, conclut le commissaire en se retenant de justesse de lui tapoter l’épaule d’un geste condescendant. Nous avons l’assassin et le tableau disparu. Spaur sera content parce que rien ne viendra assombrir les bonnes relations de l’Autriche avec la Russie. Et la reine se réjouira de récupérer son Titien.
Sans compter, pensa-t-il, que la princesse et la comtesse se montreront satisfaites car on pouvait à bon droit espérer la présence de Marie-Sophie de Bourbon à leur bal.
Tout à coup, le sergent eut l’air épuisé. Il s’appuya sur le pied de son appareil photo comme sur une canne.
— Cette histoire de vrai original et de faux original a de quoi faire perdre la tête, commissaire.
Tron inclina le chef d’un geste bienveillant.
— Eh oui ! L’investigation policière ne fait pas tout, Bossi.