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Le message de Bossi lui parvint pendant qu’il prenait le petit déjeuner dans la salle aux tapisseries en compagnie de sa mère. Le repas se composait de quelques tranches de pain dur, d’un piètre chocolat au lait et d’un assez long discours de la comtesse sur les avantages du verre pressé – un discours de néophyte accompagné de roulements d’yeux pleins de ferveur. À l’en croire, on pouvait produire à peu près n’importe quoi en verre pressé. Bien entendu à un prix défiant toute concurrence. Les profits seraient énormes ; alors, le chocolat au lait serait si épais qu’on pourrait y planter sa petite cuillère et Alessandro (qui venait de les resservir) aurait sous ses ordres tout un régiment de domestiques en uniforme.

Il ne lui avait pas échappé que sa mère employait un vocabulaire de plus en plus militaire depuis quelques mois. Quand elle parlait de verre pressé (ce qui était pour ainsi dire son seul sujet de conversation ces derniers temps), elle faisait penser à un général s’apprêtant à livrer bataille. Il ne s’agissait pas de vendre des verres et des vases, mais de prendre la concurrence en étau pour la saigner à blanc. Comment s’était-elle exprimée quelques jours plus tôt ? Ah oui, exact. Conquérir des marchés, c’est faire la guerre.

Dans le vestibule, le sergent Valli le salua sans le regarder – comme il l’avait appris à l’armée – et lui tendit une feuille pliée en quatre.

— De la part du sergent Bossi, commissaire.

Le message de son adjoint était bref, mais suffisant : Orlov est mort. Plus de détails au commissariat.

 

— Une patrouille militaire l’a repêché dans la sacca della Misericordia, la gorge tranchée, lui apprit le sergent Bossi une demi-heure plus tard. Les soldats ont accouru aux cris d’une femme menacée par un homme au milieu d’une mare de sang. Alors ils ont remarqué que le mur de soutènement lui aussi en était couvert. Et ils ont aperçu le cadavre. La marée montante le retenait contre le quai.

— Et ensuite ?

— Un des deux soldats est parti chercher du renfort. Une fois sur place, les hommes ont transporté le corps d’Orlov à l’ospedale di Ognissanti et emmené le couple à la caserne de la Douane de mer. Le colonel avait ses papiers sur lui. C’est ainsi qu’ils ont pu l’identifier.

— Et l’homme avait menacé la femme, oui ou non ?

— Non, c’était un malentendu. Ils ont relâché la femme après l’interrogatoire.

— Et l’homme, où est-il maintenant ?

— En bas, aux arrêts. L’armée ne voulait pas le garder, mais pas non plus le libérer. Donc, ils nous l’ont amené ce matin. Avec un procès-verbal où figurent les noms de la victime, de l’homme et de la femme.

Il marqua un temps d’arrêt et fixa son supérieur d’un air amusé. Puis il dit avec entrain :

— La jeune femme n’est personne d’autre que Mlle Violetta.

Il fallut quelques secondes au message pour trouver le chemin qui menait des oreilles jusqu’au cerveau de Tron.

— Mlle Violetta ? Qui rentrait chez elle ? En compagnie de l’homme établi ? Et que nous étions censés ne pas quitter des yeux ?

Le sergent sourit.

— Que nous n’avons pas quittée des yeux, commissaire ! Sauf que notre informateur s’est retiré dès qu’il a vu surgir la patrouille.

Tron se demanda si son adjoint n’était pas lui aussi convaincu de l’existence de ce mouchard quand il en parlait.

— Vous pensez que Spaur va gober un tel mensonge ?

— La représentation s’est terminée vers onze heures. On les a arrêtés vingt minutes plus tard. Mlle Violetta et son soupirant n’ont donc pu que remonter d’un pas tranquille la sacca della Misericordia. Le rapport ne fournira aucun détail supplémentaire. En revanche, nous connaissons désormais le nom de l’homme établi.

— Quelqu’un s’est-il penché sur l’heure du crime ? voulut savoir Tron.

Bossi jeta un coup d’œil sur la feuille qu’il tenait à la main.

— Le procès-verbal contient une petite note du médecin de garde, dit-il. Orlov n’est pas resté dans l’eau plus d’une heure.

— Donc, il a été assassiné entre dix heures et demie et onze heures, en déduisit le commissaire. Sans doute sur le chemin de la pension Apollo. Je ne vois pas ce qu’il aurait fait d’autre dans ce quartier. Vous disiez qu’il avait son passeport sur lui. Avait-il aussi de l’argent ?

Le sergent hocha la tête.

— Oui, une somme assez importante dans son portefeuille.

— Donc, il ne s’agit pas d’un crime crapuleux.

— De quoi s’agit-il alors ? demanda Bossi.

Le commissaire se doutait de ce que son adjoint avait envie d’entendre, mais préféra rester prudent. Il dit :

— Je serais curieux de savoir si Troubetzkoï a un alibi.

Aussitôt, Bossi se lança dans de grandes théories :

— Vous pensez qu’après avoir éliminé Kostolany, il a voulu se débarrasser de tous les témoins les uns après les autres ? Le père Terenzio, Constancia Potocki – qui devait savoir quelque chose – et à présent le colonel Orlov ?

Tron sourit.

— J’ignore si les choses se sont déroulées ainsi, sergent. Nous devons d’abord interroger la reine. Si elle déclare ne pas reconnaître l’homme sur les photographies, nous saurons qu’un autre a pris la place de Kostolany – après l’avoir étranglé.

— Et dans ce cas, vous irez parler à Troubetzkoï ?

— Bien entendu. Mais d’abord, je dois rendre visite à Marie-Sophie de Bourbon.

Le commissaire consulta sa montre de gousset. Bossi se leva et posa une grande enveloppe marron sur son bureau.

— Tenez, voilà les clichés.

Tron se retint d’ouvrir l’enveloppe pour les regarder. Même s’ils étaient choquants, il n’avait de toute façon plus le choix. Par ailleurs, la vue d’un marchand d’art étranglé ne troublerait sans doute pas l’héroïne de Gaète qui avait assisté au bain de sang causé par l’artillerie piémontaise. Il n’était même pas sûr que la mort d’Orlov la bouleverse. Et quand bien même ce serait le cas, elle se ressaisirait très vite – au plus tard en apprenant les vices cachés du colonel.

— Que faisons-nous de l’homme en bas ? demanda Bossi.

Quel homme en bas ? Ah oui ! Le sergent voulait parler de l’homme établi qui croupissait dans une cellule. Tron l’avait complètement oublié.

— Nous l’interrogerons cet après-midi, décida-t-il. Il a peut-être vu quelque chose. Ensuite, nous lui donnerons six heures pour quitter la ville. Spaur prétendait qu’il s’agit d’un étranger. C’est exact ?

Bossi hocha la tête.

— Oui, originaire de Vienne. Mais il parle bien italien.

Tron bâilla.

— Vous connaissez son nom ?

Le sergent consulta le procès-verbal.

— Il séjourne à Venise depuis une semaine et s’appelle Leinsdorf.

Quoi ? Comment ? Tron releva brusquement la tête et eut conscience de se figer sous les yeux du sergent dans une pose grotesque exprimant à la fois la stupéfaction et l’incrédulité. Il fut obligé de tousser avant de pouvoir parler.

— Loge-t-il au Danieli ?

— C’est du moins ce qu’il a déclaré, confirma Bossi d’un air surpris. Vous le connaissez, commissaire ?

Tron espéra garder une voix tant soit peu normale.

— Pas personnellement, dit-il en secouant la tête. Mais faites-le monter et traitez-le avec égard.

Non, ce n’était pas sa voix normale. Il retomba sur sa chaise et décida d’ignorer le regard interrogateur de son adjoint.