12
— L’hypothèse qu’un grand-prince commette un crime de ses propres mains et dérobe à cette occasion un Titien est grotesque ! décréta la princesse.
Peut-être un peu extravagante, convint Tron, mais pas davantage que les fiori di zucchini – des beignets de courgettes – que Massouda (ou Moussada) venait de servir et qui, cela dit, accompagnés de feuilles de sauge vertes, formaient sur son assiette une nature morte à l’odeur délicieuse.
— Mais d’un autre côté, poursuivit Maria (orientant de nouveau les réflexions culinaires de son fiancé dans leur direction initiale), Troubetzkoï aurait très bien pu penser qu’on ne soupçonnerait jamais un grand-prince.
Elle planta sa fourchette dans une fleur de courgette enveloppée de pâte et fixa Tron avec attention.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
Le commissaire se demandait maintenant pour quelle raison la princesse s’intéressait autant à ce crime. Connaissait-elle le consul ? Ou peut-être la victime ? Non, impossible. Prenait-elle soudain goût à parler de son travail pendant le repas ? C’était fort peu vraisemblable. En outre, il se demandait depuis un petit moment déjà dans quel ordre il allait aborder les desserts. Devait-il commencer par le tiramisu (dont l’arôme de macaron lui chatouillait de loin les narines) et terminer par la pâte de groseilles ? Ou procéder dans l’ordre inverse ? Ou bien déguster les deux en même temps ? Une petite cuillère par-ci, une petite cuillère par-là… Qu’est-ce que Maria désirait savoir, au fait ? Ah oui ! Ce qu’ils avaient l’intention de faire. Tron releva les yeux.
— Nous allons vérifier l’alibi de Troubetzkoï. Bossi doit interroger le personnel.
— Et s’il ressort que la grande-princesse a en effet menti ?
— Dans ce cas, nous devrons envisager la culpabilité de son mari. Pour cela, il nous faudra des preuves solides. Le témoignage des domestiques ne suffira pas.
— Le Titien ne serait-il pas une preuve solide ?
Tron hocha la tête.
— Si, bien entendu. Nous n’avons néanmoins pas le droit de perquisitionner chez eux. Troubetzkoï jouit de l’immunité diplomatique.
La princesse fronça les sourcils.
— En revanche, cette immunité n’arrêtera pas un cambrioleur, lâcha-t-elle au bout d’un petit moment sur un ton qui se voulait si anodin que le commissaire tendit l’oreille. Ce serait peut-être une idée. Un voleur dérobe le tableau et, comme par hasard, vous l’arrêtez à la sortie.
Tron (qui avait entre-temps opté pour la troisième solution, c’est-à-dire la consommation simultanée des deux desserts qui rappellerait sans doute le goût d’une Sachertorte1) ne put s’empêcher de rire.
— Tu veux que je pousse un truand à s’introduire dans le palais Contarini ? Si jamais on l’apprend, je suis cuit.
Elle jeta un regard peu amène de l’autre côté de la table.
— On ne l’apprendra, objecta-t-elle d’un ton brusque, que si Troubetzkoï appelle la police. Or que veux-tu qu’il dise ? Qu’on lui a volé le Titien qu’il avait lui-même dérobé quelques jours auparavant ? Après avoir tué Kostolany ?
— En supposant qu’il soit bien l’auteur du crime, remarqua mollement le commissaire.
Il repoussa son assiette contenant les restes de fleurs de courgette et tourna la tête vers le buffet devant lequel les deux serviteurs éthiopiens montaient la garde et où étaient posés à gauche le tiramisu et à droite la pâte de groseilles. Au fond, la solution simultanée n’était pas nécessairement la meilleure. Un véritable dilemme. Son front se gondola et ses épaules se haussèrent dans un geste indécis.
— J’ai des doutes, dit-il.
— Si tu as des doutes, reprit la princesse, tu n’as qu’à envoyer quelqu’un au palais Contarini pour éclaircir cette affaire. Quelle que soit l’issue, l’enquête n’en progressera que plus vite.
Puis elle ajouta encore – d’une voix un peu trop aiguë, presque trop forte, qui fit sursauter son fiancé : — Il n’y a pas de temps à perdre ! Un Titien ne peut quand même pas se volatiliser !
Mon Dieu, songea-t-il, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
— Tu as parlé à la comtesse ?
Elle hocha la tête.
— Ta mère prétend que la reine assistera au bal si tu parviens à retrouver le tableau.
Elle laissa sa fourchette tomber bruyamment dans son assiette.
— Et la présence de Marie-Sophie de Bourbon résoudrait un petit problème. Depuis l’arrivée de Maximilien au Mexique, mes bons d’emprunt d’État ont certes repris de la valeur, mais ils sont loin d’avoir rapporté tout ce que j’en espérais. Cela signifie que l’Union bancaire de Vienne doit prolonger mes crédits. J’ai eu ce matin un entretien avec le directeur, M. Leinsdorf.
— Et il a accepté ?
— Il s’est montré prudent. En tout cas, nous avons également évoqué le bal.
Bien qu’elle fût inutile, Tron ne put s’empêcher de poser la question : — Tu as laissé entendre que la reine serait présente ?
Elle soupira.
— Oui, une erreur fatale car Leinsdorf compte rester à Venise au moins dix jours. J’ai donc été obligée de l’inviter. Maintenant, il attend que je le présente à la reine.
— Ce qui suppose que je retrouve le Titien d’ici là, dit Tron avec un sourire amer en s’appuyant contre le dossier de sa chaise. Est-ce que tu te rends compte de ce que tu exiges de moi ?
La réponse de la princesse partit comme un boulet de canon : — Juste que tu fasses ton métier ! Tu es commissaire du quartier de Saint-Marc où un tableau précieux a disparu. Le retrouver est ton devoir. Tu as même prêté serment, si je ne me trompe.
— Le sens de ce serment, répliqua Tron, n’était pas d’organiser des cambriolages pour garantir ta solvabilité.
Elle ne se montra pas convaincue par cet argument.
— Puis-je te rappeler qu’il s’agit aussi de restaurer le palais Tron ? Et que je vous ai déjà accordé des avances ?
— Puis-je te rappeler à mon tour, la contra le commissaire, que le nom de Tron vaut de l’or pour une verrerie ? C’est toi-même qui l’as affirmé. Là, il ne saurait être question d’avance.
La princesse répondit avec flegme :
— Si Leinsdorf ne prolonge pas mon crédit, je ne pourrai plus prêter d’argent à l’Emporio della Poesia.
Tron eut le sentiment désagréable qu’il n’y aurait pas de dessert ce soir-là – ni tiramisu ni pâte de groseilles. Du coin de l’œil, il nota que Massouda et Moussada s’étaient retournés par discrétion.
— C’est du chantage, dit-il.
Elle répondit d’une voix aussi impassible que son visage : — Ce n’est absolument pas du chantage. Je n’aurai pas l’argent, c’est tout.
— La comtesse avait donc raison d’affirmer que tu ferais bien d’économiser…
Maria fronça les sourcils.
— Quand a-t-elle dit cela ?
— Hier. Après la livraison des gondoles.
Les sourcils de la princesse se haussèrent d’un seul coup.
— Tu es donc au courant ?
Il hocha la tête.
— J’ai même eu le plaisir d’en tenir une dans mes mains.
Pourvu que son intonation ne parût pas ironique !
— Et alors ? demanda-t-elle avec un regard interrogateur.
— Ces gondoles présentent de nombreux avantages, déclara-t-il par précaution. Elles peuvent servir pour les cartes de visite, pour les pralines, les arêtes de poisson, les cure-dents, les plumes en acier. Ou comme cendriers, comme presse-papiers, comme coupelles à dessert…
— Tu as fini ? s’impatienta-t-elle.
Il toussota. Avait-il oublié quelque chose ? Ah oui !
— Et, bien entendu, comme décoration !
— En d’autres termes, tu les trouves affreuses ?
Tron secoua la tête.
— Je n’irais pas jusque-là. Cela dépend de…
Elle l’interrompit sans ménagement.
— Tu as raison, Alvise. Elles sont affreuses. Mais elles remplissent leur fonction.
— Et vous allez commencer à les distribuer lundi ? Aux hôtels, aux cafés, à la Lloyd ?
Elle acquiesça.
— Nous avons aussi pensé à la Kommandantur et au commissariat de police.
Elle lui jeta un coup d’œil sombre.
— Nous espérions que tu accepterais de nous aider.
Tron craignait depuis le début que le sujet ne resurgisse.
— J’en ai déjà discuté avec la comtesse, dit-il.
— Et alors ?
Il prit son courage à deux mains.
— Qu’en est-il de l’argent pour l’Emporio ?
À son grand soulagement, elle parut presque amusée.
— C’est du chantage, répliqua-t-elle. Qu’en est-il du commissariat de police ?
Il soupira.
— D’accord, je vais en parler à Spaur.
— Combien te faut-il ?
— Deux cents florins.
La princesse plissa le front.
— C’est une somme !
— Cette fois, les frais d’impression sont beaucoup plus élevés que d’habitude, expliqua-t-il. Le tirage passe de cinq cents à trois mille.
Il enregistra avec satisfaction sa mine stupéfaite. Elle haussa les sourcils, tourna vers lui ses yeux verts et manifesta un intérêt qui le remplit d’une plus grande satisfaction encore. Il avait mis longtemps à deviner qu’elle était la lectrice la plus assidue de l’Emporio della Poesia – ce qu’elle n’aurait d’ailleurs jamais avoué.
— Et comment as-tu fait ?
Il sourit.
— Le commandant de place m’a annoncé de nouveaux poèmes. Il a lui-même été surpris du succès de ses vers maladroits dans le précédent numéro. À présent, il y a pris goût.
— Tu vas imprimer ses poèmes ?
— Bien entendu ! Premièrement, il musèle la censure et nous pouvons de nouveau publier Baudelaire. Deuxièmement, il m’a promis que le bureau de la logistique à Vienne en commanderait deux mille cinq cents exemplaires.
— Dans ces conditions, l’Emporio della Poesia va se transformer en revue de propagande pour la monarchie des Habsbourg.
— À laquelle j’ai prêté serment, comme tu l’as si bien rappelé tout à l’heure. En outre, je ne choisis pas mes clients.
— Et que vas-tu faire quand la Vénétie sera rattachée à l’Italie ?
— Tu ne vas pas t’y mettre à ton tour ! répliqua le commissaire. Le calme règne. Quelques individus se promènent avec une cocarde à la boutonnière, mais c’est tout.
— Plus personne ne manifeste car tout le monde est convaincu que le départ des Autrichiens n’est maintenant qu’une question de temps.
— Tu veux que je renonce à un tirage supplémentaire de deux mille cinq cents exemplaires juste parce qu’un jour nous dépendrons de Turin ?
Elle haussa les épaules.
— C’est à toi de savoir. En tout cas, ces poèmes militaires sont abominables.
— Ils ont valu à Toggenburg une lettre bienveillante de François-Joseph. Il la sort à la moindre occasion. Spaur écume de rage et prépare sa vengeance.
— Sous quelle forme ?
— Il m’a promis une nouvelle.
— Une nouvelle ?
— Un court récit.
— Je sais ce qu’est une nouvelle, répliqua-t-elle. Je croyais juste que l’Emporio publiait seulement des poèmes.
— En principe, oui, admit-il. Mais Spaur est fermement résolu à battre le commandant de place sur le terrain de la prose. Grâce à un bijou de style. Je dois en apprendre plus demain au cours d’un déjeuner au Danieli.
— Quel sera le menu ?
— Si je le savais d’avance, je me tuerais.
La princesse s’empara de son étui à cigarettes et jeta un coup d’œil furtif par-dessus la table.
— Si tu as de toute façon l’intention de te tuer, Alvise, tu pourrais peut-être commencer par t’introduire dans le palais Contarini.
1- Gâteau au chocolat viennois. (N.d.T.)