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Il avait enveloppé ses bottes dans deux chiffons, une astuce toute simple, découverte dans un roman, pour se déplacer sans bruit sur le pavé. Sa pèlerine noire était un peu chaude pour la saison, mais elle le rendait quasiment invisible. De plus, elle était assez large pour abriter le tableau au cas où l’orage bloqué à l’est de la lagune se déciderait enfin à s’abattre sur la ville et à y répandre une averse violente. Le pistolet qu’il avait emporté n’était pas chargé. Il avait renoncé aux cartouches. Les armes à feu causaient un boucan d’enfer, tiraient les voisins du sommeil et lui paraissaient en fin de compte primitives, juste bonnes pour les crétins. Néanmoins, il pouvait se révéler utile en cas d’imprévu de pointer son arme sur un adversaire et d’abaisser le chien.
Minuit sonna quand il atteignit la Fondation des Incurables. Le vent dont les étroites ruelles de Dorsoduro l’avaient protégé jusque-là le cingla soudain avec violence, transportant de l’écume et de l’air salé à la surface du canal de la Giudecca. Il ne voyait pas grand-chose, mais entendait les coques des bateaux cognant contre les piquets auxquels ils étaient attachés. Les mâts des voiliers se balançaient comme les arbres d’une forêt fantomatique dans un reste de lumière éclairant le ciel.
Le Karenine – coincé entre deux lourds bateaux de marchandises et pourtant aisément repérable – était arrimé par l’arrière. Il n’eut donc aucun mal à y grimper. Une fois sur le pont, il s’avança avec prudence en tâtonnant le long du bastingage, prêt à trébucher à tout instant. Lorsqu’il eut dépassé le gouvernail, il aperçut une lueur. Elle provenait du hublot de la cabine principale – un faible feu follet s’élevant et s’abaissant au gré des mouvements paresseux de la coque. Il s’arrêta au niveau du poste d’équipage qui lui arrivait à hauteur des hanches. Là, il s’agenouilla et approcha lentement la tête vers le hublot.
Ce qu’il découvrit ne le surprit guère. Le grand-prince – dont il ne distinguait que le dos – était penché au-dessus de la table. Il semblait plongé dans la contemplation d’un objet baignant dans la faible lumière d’une lampe sourde qu’il tenait à la main. Il n’était pas difficile d’imaginer ce qu’il examinait. Il ne pouvait s’agir que du Titien.
Il se releva sans bruit et nota avec satisfaction que son pouls, qui s’était accéléré à la vue du grand-prince, avait retrouvé son rythme normal. Peut-être était-il aussi calme, pensa-t-il, parce qu’il s’était attendu à le trouver ici. S’il ne commettait aucune erreur, son intervention ne devait pas durer plus de cinq minutes.
Arrivé sur les marches de l’échelle qui menait à la cabine, il enfila le bas sur sa tête, sortit le pistolet de sa poche et défonça la porte d’un grand coup de pied. Troubetzkoï, mort de peur, serait incapable de la moindre idée claire, pour ne pas parler de se défendre. Il disposait par conséquent d’assez de temps pour s’emparer du tableau et déguerpir.
Sa rétine mit une petite seconde, et son cerveau un peu plus longtemps, à enregistrer que le grand-prince avait disparu. Il leva son arme, sa main gauche enserrant son poignet droit. Sa tête, son corps et ses bras tournaient d’un seul tenant. Pourtant, la seule chose qu’il parvenait à distinguer dans la pénombre était le Titien posé sur la table, dans la lueur de la lampe sourde que Troubetzkoï tenait encore à la main quelques instants plus tôt.
Dès qu’il perçut un mouvement derrière lui, il fit volte-face. Mais trop tard. Il ne vit ni le bâton qui jaillit de l’obscurité pour s’abattre sur sa main droite ni le pied qui lui percuta la hanche. Il esquissa une rotation vers la gauche, perdit l’équilibre et s’effondra. Sa dernière sensation se réduisit à la douleur éprouvée au moment où sa tête cogna contre le sol. Aussitôt, une obscurité bienveillante lui envahit l’esprit. Il perdit connaissance.
— Merci de ne pas avoir tiré, sergent, dit le commissaire cinq minutes plus tard.
Allongé sur le sol de la cabine dans sa pèlerine noire, Bossi gémissait tout bas. Tron avait constaté avec soulagement qu’il revenait à lui : ses paupières avaient frémi avant de s’ouvrir, puis il avait jeté autour lui un regard vide, imbécile, et enfin, reconnaissant les lieux, s’était mis à toussoter de honte.
— Jusqu’à votre arrivée, tout allait pour le mieux, sergent.
— Que s’est-il passé ? demanda Bossi en redressant la tête pour se frotter le crâne.
Le commissaire fut obligé de rire.
— J’ai maîtrisé un homme masqué et armé d’un pistolet, qui s’imaginait apparemment que je ne l’avais pas remarqué. Son arme m’a rendu nerveux.
— Elle n’était pas chargée, commissaire !
— Comment voulez-vous que je le sache ? objecta Tron. Je ne pouvais pas deviner non plus que vous feriez irruption sur le bateau. Vous pouvez vous lever ?
Il n’avait pas l’intention de le plaindre – ni de le rabrouer, d’ailleurs.
Le sergent se redressa avec précaution et, une fois assis, enfouit le bas et le pistolet dans la poche de son manteau. Ensuite, il se remit débout et s’approcha de la table, où se trouvait toujours le tableau, d’un pas chancelant. Pendant un moment, son regard resta fixé sur le portrait. Puis il se tourna vers son supérieur :
— C’est le Titien ?
Tron hocha la tête.
— Marie-Madeleine en personne. L’œuvre est même signée.
— Donc, Sivry avait raison.
— Sivry n’a jamais affirmé que Troubetzkoï avait transporté ici le Titien, le contredit Tron. Nous avons juste eu de la chance. C’était pile ou face.
— Que faire maintenant ?
— Nous allons rendre une deuxième visite au grand-prince. Dès demain matin. Par ailleurs, nous emportons le tableau.
— À présent, Troubetzkoï est coincé.
— Pas forcément, dit le commissaire. Il va sans doute prétendre que l’assassin de Kostolany a déposé le tableau à bord du Karenine pour le charger. Le Titien à lui seul ne suffit pas à démontrer sa culpabilité.
— Et son faux alibi ?
— C’est parole contre parole. La parole d’une domestique contre la parole d’une grande-princesse. De toute façon, vous préfériez éviter à Mlle Alberoni de devoir témoigner.
— Qu’attendez-vous de cette visite alors ?
Tron haussa les épaules.
— Qu’il perde contenance. Que son masque tombe un instant quand nous lui montrerons le Titien.
— Mais nous ne pourrons pas l’arrêter, n’est-ce pas ?
— Non, hélas ! En revanche, nous aurons récupéré le tableau, ce dont la reine de Naples se réjouira. Et s’il perd effectivement contenance, nous saurons qui a commis le crime. Nous pourrons donc clore le dossier.
Tron dirigea sa lanterne sourde vers Bossi.
— Qu’est-il arrivé à votre nez, sergent ?
Même dans la pâle lueur, on distinguait nettement que le nez du policier avait gonflé et pris une couleur pourpre. Bossi tripota son organe et poussa un petit cri de douleur.
— J’ai mal, avoua-t-il. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
— Vous ressemblez à Cyrano de Bergerac ! s’exclama Tron en riant.
— À qui ?
— Un capitaine des cadets de Gascogne, répondit le commissaire. Amoureux transi. En vérité, je devrais vous mettre à pied, sergent.
Bossi poussa un profond soupir, dont il n’était pas facile de dire s’il concernait son nez ou Mlle Alberoni.
— Commissaire, je voulais juste…
— Vérifier la chaîne d’indices, je sais. Je pourrais peut-être fermer les yeux si vous aviez encore un peu de temps à me consacrer.
— Que puis-je faire pour vous ?
— M’accompagner avec le tableau, expliqua Tron en pensant malgré lui aux gardes gascons. Me servir d’escorte en quelque sorte.
— Jusqu’au palais Tron ?
Le commissaire secoua la tête.
— Non, au palais Balbi-Valier. Il est certes assez tard pour une visite, mais je crois néanmoins que la princesse sera enchantée de nous recevoir.