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— Félicitations ! s’exclama Spaur au cours de l’après-midi du lendemain.
Il tapota de l’index le rapport de trois pages posé devant lui.
— Un excellent travail !
Le commandant de police, aujourd’hui vêtu de lin dans les tons jaunes, décantait ses idées comme le barolo qu’il venait de déboucher et prit un cœur en pâte d’amandes rose dans la gondole en papier mâché bleu ciel posée sur son bureau. Tron supposa qu’il s’agissait d’un cadeau de Mlle Violetta dont le portrait se dressait à côté de la gondole dans un cadre argenté. Pour le reste, il n’apercevait pas un seul rapport de police en dehors du sien, mais en revanche le Wiener Tageblatt, le programme de La Traviata donnée le soir même à La Fenice et un tas de journaux français. Il reconnut Le Petit Courrier des Dames et Les Modes parisiennes, deux magazines auxquels la princesse était elle aussi abonnée.
Sous la houlette de Mlle Violetta, le bureau de Spaur, autrefois limité aux biens de l’État, s’était métamorphosé en un confortable cabinet. Le dur lit de camp avait été remplacé par une douce ottomane. Sous le portrait de l’empereur, une petite commode supportait à présent une collection de carafes et une demi-douzaine de boîtes de confiseries de chez Demel dont le commandant de police consommait tous les jours de grandes quantités. L’odeur de l’eau de Cologne dont il s’aspergeait copieusement se mêlait aux relents putrides montant du rio di San Lorenzo les jours de grande chaleur.
— Je ne m’étais pas douté, poursuivit-il après avoir offert au commissaire de s’asseoir, que vous résoudriez cette affaire si vite.
Tron sourit d’un air modeste.
— Moi non plus, baron.
— L’efficacité de votre travail, reprit son supérieur, nous impressionne beaucoup.
Difficile de dire s’il parlait de lui à la première personne du pluriel ou si le nous incluait Mlle Violetta. Il avala un autre cœur à la pâte d’amandes avant de demander :
— Quand pensez-vous rendre le tableau à Sa Majesté ?
— Dès que M. de Sivry l’aura expertisé et aura attesté qu’il s’agit de l’original, répondit Tron.
Spaur fronça les sourcils.
— Est-ce bien nécessaire ?
— Nous ne voulons courir aucun risque, se justifia Tron. Mais je ne redoute aucune mauvaise surprise.
Le commandant s’adossa à son siège avec satisfaction.
— Dans ce cas, je vais pouvoir assurer au grand-prince ce soir dans sa loge que l’affaire est close. Et que l’assassin a péri dans un accident.
Il balança la tête d’un air songeur.
— Qui l’eût cru ? Un prêtre…
Il se frotta les mains et regarda le commissaire.
— Bien, et la nouvelle dans tout cela ? Elle avance ?
La mine du commandant de police ne laissait aucun doute sur l’importance de cette question à ses yeux par rapport à quelques misérables crimes.
— Vous avez eu le temps de reprendre la matière que je vous avais fournie ?
Grand Dieu, la nouvelle ! Tron fut pris d’une suée. Il n’y avait même pas pensé une seule fois au cours des derniers jours. Cependant, il aurait été maladroit de décevoir son supérieur. Il s’éclaircit la gorge.
— Bien entendu, baron !
— Et alors ? Vous avez trouvé de nouvelles idées ?
De nouvelles idées ? Non. Comment aurait-il pu, d’ailleurs ? Sur le coup, il ne se souvenait même plus du sujet. Ah oui ! Un écrivain d’un certain âge qui tombe amoureux d’un jeune Polonais – euh non – d’une jeune Polonaise. Mon Dieu, quel sujet rebattu !
— Peut-être avez-vous réfléchi entre-temps à l’endroit où cet écrivain dans la fleur de l’âge – Spaur inclina la tête en arrière avec un geste vaniteux et passa la main dans ses cheveux teints – rencontre la jeune dame pour la première fois ?
Il se pencha sur son bureau d’un geste brusque et fixa le commissaire avec impatience.
Non, il n’y avait pas réfléchi. Mais la question du lieu ne lui paraissait pas si compliquée que cela. Où l’écrivain pouvait-il avoir rencontré la Polonaise pour la première fois ? Tron dut réprimer un bâillement. Sur un paquebot de la Lloyd ? Sur un quai de gare ? Ou plutôt sur un bateau à vapeur ? Comme il n’arrivait pas à se décider et qu’il n’avait pas envie d’y passer la nuit – parce qu’au fond, il s’en moquait –, il répondit bêtement :
— Ils se croisent à l’hôtel.
Spaur écarquilla les yeux.
— L’écrivain dans la fleur de l’âge et la jeune Polonaise sont descendus dans le même hôtel ?
Sa mine ravie montrait qu’il tenait cette idée pour une inspiration extrêmement raffinée. Tron hocha la tête.
— Oui, elle voyage avec sa famille. Lui, au contraire, est seul.
Il médita un bref instant.
— L’écrivain l’aperçoit pour la première fois dans le hall. Elle est assise à la table voisine, au milieu de sa famille.
— Et à quoi ressemble-t-elle ? demanda le commandant en jetant un regard éloquent sur le cadre argenté.
Tron s’efforça de se rappeler le physique de Mlle Violetta. Avait-elle des cheveux bruns ou blonds ? Il ne savait plus. Il ne lui restait donc qu’à compter sur sa chance.
— Elle est blonde.
Une expression de joie traversa le visage de son supérieur. Gagné !
— Elle a des cheveux, poursuivit-il avec animation, couleur de miel et son visage…
Il s’arrêta une nouvelle fois pour réfléchir. Il serait imprudent d’entrer dans les détails.
— Son visage, répéta-t-il d’un ton solennel, rappelle les statues grecques de l’époque la plus noble.
Difficile de concevoir un style plus ennuyeux. Néanmoins, Spaur hocha la tête avec enthousiasme en prenant un air de connaisseur. Puis il s’inclina vers l’arrière et ferma les yeux. De toute évidence, il essayait de se représenter la scène.
— Et comment est-elle vêtue le jour où il la voit pour la première fois ?
Tron eut le sentiment qu’il espérait une tenue quelque peu excentrique.
— Elle ne porte pas de robe de promenade car elle est encore très jeune.
Oui, ça, c’était une bonne idée. Cette fantaisie donnerait au récit une pointe de piquant que Spaur apprécierait sans doute. Comme on pouvait s’y attendre, il rouvrit les yeux. Sa bouche aussi s’entrouvrit.
— Elle porte une simple robe bleue avec un col blanc, précisa Tron.
Son regard tomba sur la gravure au-dessus de l’ottomane, qui représentait un voilier.
— Une sorte de robe de matelot.
Ça existait, une robe de matelot ? En fait, songea-t-il, ça devrait plutôt s’appeler une robe de matelote. Quoi qu’il en soit, cette idée également parut plaire au commandant.
— Une moussaillonne ? s’exclama-t-il en attrapant son verre de barolo et en se passant la langue sur les lèvres comme si la jeune Polonaise était un hachis de veau ou une panse de brebis.
Tron commençait à se demander quelle sorte d’histoire son chef attendait de lui.
— C’est un motif, dit Spaur après avoir reposé son verre, qu’il faut à tout prix développer.
De quel motif parlait-il au juste ? À présent, un éclat lubrique brillait dans ses yeux – peut-être à cause du mystérieux motif. Il s’attaqua de nouveau à la gondole.
— Pourriez-vous me transmettre une brève esquisse du début de la nouvelle ?
Le commissaire toussota.
— Une brève esquisse ?
Spaur lui adressa un regard glacial.
— Oui, deux feuilles de papier ministre. Avec une marge de trois doigts pour les corrections que Mlle Violetta et moi-même souhaiterions y apporter.
À en juger par le ton de sa voix, l’entretien était terminé. Tron se leva. En regagnant la porte, il constata une certaine raideur dans ses articulations. On aurait dit qu’il venait d’avoir un accident.
— Commissaire ?
Tron, qui avait posé la main sur la poignée, se retourna. Allait-il enfin apprendre quel était ce mystérieux motif ?
— J’exige, décréta son supérieur, que le dossier dont vous avez la charge soit dé-fi-ni-ti-ve-ment clos.
Il avait prononcé chaque syllabe comme s’il s’adressait à une recrue indisciplinée. Son regard n’autorisait aucun doute sur le sens de la dernière phrase.
— Je ne permettrai pas que vous soupçonniez de meurtre un homme qui m’invite ce soir dans sa loge en compagnie de Mlle Violetta.
— Félicitations, dit la princesse une heure plus tard dans le palais Balbi-Valier. Le Titien est réapparu, le grand-prince est innocenté et l’assassin est mort. Un résultat idéal. Je comprends la satisfaction de Spaur.
Tron avait jugé préférable de passer chez la princesse avant de rendre visite à Constancia Potocki – pour vérifier qu’elle n’avait pas un rendez-vous imprévu ce soir-là.
Maria ôta son binocle et s’appuya contre le dossier de sa méridienne.
— Quand vas-tu rendre le tableau à la reine ?
— Dès que Sivry l’aura examiné. Il doit nous rendre son avis en début de semaine prochaine.
— Et si c’est un original ? voulut savoir la princesse.
— Ma théorie sera vérifiée et, avec la mort du père Terenzio, l’affaire sera close.
— À qui la reine va-t-elle vendre son Titien, selon toi ?
— Sans doute à Sivry.
— Qui devra débourser beaucoup plus pour un original que pour une copie, n’est-ce pas ?
— Bien entendu. Pourquoi me demandes-tu cela ? l’interrogea Tron en fronçant les sourcils.
— Parce que Sivry pourrait, disons, suggérer qu’il s’agit d’une copie.
— Pour faire baisser le prix ? Il n’osera pas.
— Tu lui fais confiance ?
— Il ne m’a encore jamais berné, dit Tron. Et il ne le fera pas.
— D’accord. Mais que vas-tu faire s’il établit malgré tout qu’il s’agit d’un faux ?
Le commissaire haussa les épaules.
— Dans ce cas, nous ne pourrons pas rendre à la reine son original.
— Et dans cette hypothèse, nos chances de la recevoir baissent de façon considérable.
Elle s’assit et posa les pieds sur le tapis.
— À moins que Sivry ne se montre pas trop pointilleux. Il fait toujours preuve de souplesse dans ce genre de situation.
— Que veux-tu dire ?
— Que nous avons tous à y gagner qu’il s’agisse d’un original, expliqua Maria. Et que Sivry défend en général la thèse selon laquelle…
Elle s’interrompit pour réfléchir un instant.
— La vérité doit servir les hommes et non les hommes la vérité ? suggéra Tron.
Elle hocha la tête.
— Je ne voulais pas le formuler de façon aussi radicale. Quoi qu’il en soit, Sivry devrait prendre en compte les circonstances particulières de cette expertise. Et garder en tête que l’authenticité demeure un concept relatif.
— Tu n’as pas besoin de lui expliquer, remarqua le commissaire. C’est sa devise en affaires.
— À quelle heure dois-tu partir ?
Tron jeta un coup d’œil sur la pendule de cheminée.
— Tout de suite. Constancia Potocki m’attend à sept heures. Et son époux aussi sans doute. Il est probable que je le croiserai dans l’escalier comme d’habitude.
La princesse le fixa avec curiosité.
— Que dit-il, lui, de tes visites hebdomadaires ?
— Il n’est pas jaloux. Nous bavardons de temps à autre sur les marches. Je l’apprécie beaucoup.
— Tu penses que Constancia Potocki prendra vraiment mal le changement de programme ?
— Elle n’a pas le choix. Mais si elle revient sur sa promesse, nous ne pourrons rien y faire.
— Combien de temps penses-tu rester au palais Mocenigo ?
— Une heure tout au plus.
Tron se leva et prit son haut-de-forme.
— Quel est le dessert ?
— De la mousse au chocolat.
— Et ensuite ?
Elle sourit.
— Nous ne sommes là pour personne.