« L’ANTRA ! Concentrez-vous sur l’antra ! »

La voix puissante de Shari ramena un début de calme. Il sentit la petite main de Tau Phraïm et la main glacée d’Oniki se détendre dans les siennes. Ils invoquèrent le son de vie et le chœur du dewa se reforma. San Francisco et Phœnix cessèrent de haïr les gocks qui les entouraient, Jek cessa de haïr Fracist Bogh, ce cardinal fanatique qui avait ordonné le gazage du Terrarium Nord d’Anjor et assassiné son vieil ami Artrarak, Whu cessa de haïr les quatre vieillards qui avaient détourné l’enseignement absourate à des fins personnelles et Jankl Nanupha, ce monstre qui l’avait entraîné à capturer et vendre des enfants du Sixième Anneau, Ghë cessa de haïr les hommes qui s’étaient servis de son corps pour soulager leurs pulsions animales et les castes qui avaient conduit son peuple à la désintégration dans l’espace, Fracist Bogh cessa de haïr sa mère et ses instructeurs kreuziens des écoles de Propagande sacrée, Oniki cessa de haïr le prince qui lui avait volé sa virginité dans l’enceinte du cloître et les matrions qui l’avaient condamnée à l’exil humiliant sur Pzalion, Tau Phraïm cessa de haïr ce père qui l’avait laissé grandir parmi les serpents de corail et cette mère proscrite qui l’avait obligé à vivre comme un paria, Yelle cessa de haïr l’humanité qui n’entendait, qui ne sentait, qui ne voyait rien, et Jek qui grandissait trop vite, Aphykit cessa de haïr son père, Sri Alexu, et son époux métamorphosé en machine dont elle tenait la main aussi froide que celle d’un mort, Shari cessa de se haïr lui-même pour avoir négligé l’enseignement du fou des montagnes et laissé Tixu seul face à l’Hyponéros.

L’antra rétablit le silence et les invita à se fondre dans le dewa.

L’Incréé lança une nouvelle offensive. Il lui fallait éviter de laisser croître l’énergie de l’entité formée par les onze humains-source, dont la chaleur, la tension créatrice l’affaiblissaient. Il chercha les failles, exhuma les peurs, exalta les rancunes, et de nouveau le cercle se rompit.

« Vous connaissez ma puissance », répéta Tixu.

Cette phrase, suggérée par les cartes-mères, agissait comme un germe indépendant. Elle se gravait dans leur inconscient, démantelait leur confiance, leurs défenses, obstruait le chemin de leur source.

La nuit grandissait autour d’eux, occultait les formes, les étoiles. La terre perdait toute consistance et ils avaient l’impression de flotter au-dessus d’un océan de vide. Seules les fleurs du buisson du Fou persistaient à briller.

« Vous connaissez ma puissance. »

L’Incréé ne semait pas la mort, car la mort était également une tension, une phase d’un cycle, il semait le rien, la non-existence, le non-être.

« L’antra ! » cria Shari.

Le son de vie n’était plus qu’une vibration lointaine, une onde qui s’éteignait lentement. L’effacement s’effectuait sans douleur, sans désespoir, avec une indifférence légèrement teintée de nostalgie, de regret.

Le froid du néant se transmettait en Aphykit par la main de Tixu, cette main qu’elle avait maintes fois tenue et par laquelle l’amour, la chaleur étaient si souvent passés. Il lui semblait qu’elle n’avait vécu que pour cet achèvement, que pour ce renoncement. Les hommes et leur étrange fureur cesseraient bientôt d’être, et elle aurait permis cela. Quelle importance ? Personne ne serait là pour s’en souvenir, pour la maudire, pour cracher son nom avec mépris. Elle entrouvrit les yeux et observa les visages de ses compagnons, caressés par la lumière des fleurs du buisson. Ils n’exprimaient rien d’autre que la résignation, il n’y avait plus entre eux que des gouffres d’indifférence. Elle n’éprouvait plus aucun sentiment maternel pour Yelle, la chair de sa chair. L’envie l’avait quittée, avait dit le missionnaire de Bawalo. Les effets des plantes des Tropicaux s’étaient estompés.

Ils disparaîtraient avant d’avoir vu les annales inddiques. Quelle importance ? L’arche de la création humaine disparaîtrait en même temps qu’eux et des millions et des millions d’années s’écouleraient avant qu’un éclat de mémoire ne décide de reconstituer la trame dans son entier.

Le bruit du blouf était tellement fort qu’il couvrait la vibration de l’antra. Yelle n’en ressentait aucune terreur, aucune horreur. Le blouf était en train de la manger mais rien ne lui donnait envie d’échapper à ce terrible sort. Elle n’avait certes pas prévu de finir dans le ventre du néant, elle n’avait pas prévu de fin tout court, forte de son sentiment d’immortalité, suspendue à la pérennité de l’instant. Qui pourrait maintenant lui insuffler le désir de refaire de chaque seconde une éternité ? Jek ? Elle n’était pas certaine qu’il eût la capacité de la comprendre. Elle ne serait jamais en phase avec les autres humains, toujours en avance, toujours en proie à ces effroyables perceptions qui ne lui laissaient pas un moment de répit. Seul le vide lui proposait la tranquillité de l’esprit.

« Vous connaissez ma puissance. »

Oniki avait de tout temps préparé cette dissolution dans le néant. Elle n’avait jamais osé prendre sa place, que ce fût au sein du Thutâ, que ce fût dans le bouclier de corail, que ce fût aux côtés de son prince ou de son fils. Elle n’avait toujours été qu’une ombre, un être désincarné, une invitée qui refusait de s’asseoir à la table, une femme qui se cachait derrière le paravent transparent de sa dévotion. Elle avait exécuté la volonté de ses parents, la volonté des matrions, la volonté de son prince, la volonté de son fils, la volonté de l’Incréé… Y avait-il une place en cet univers pour quelqu’un qui n’eût pas de volonté propre ?

« Vous connaissez ma puissance. »

San Francisco ne serait jamais un prince de Jer Salem, honoré et reconnu par les siens. Les siens l’avaient rejeté, banni, condamné à périr sous la dent des oursigres sauvages dans le cirque des Pleurs. La tribu des Américains s’était volatilisée avec les autres tribus dans l’espace, et ni sa tête ni son cœur ne souhaitaient régner sur le vide. Que le vide règne sur lui.

« Vous connaissez ma puissance. »

Ghë rejoindrait bientôt les siens. Elle ne les rejoindrait pas, car on ne rejoint pas ceux qui n’existent pas, elle les accompagnerait pour l’éternité dans le vide infini, comme ils l’avaient accompagnée dans le cosmos pendant des milliers d’années EDVL. La longue errance de l’El Guazer n’avait été qu’une anticipation de la fin, un songe prémonitoire d’un vieux fou de la Terre. Elle entrevoyait le visage de Fracist, éclairé par la brillance des fleurs du buisson. Elle lui fut reconnaissante des quelques instants de bonheur qu’il lui avait offerts, de ces brefs et violents éblouissements qui avaient précédé l’extinction de sa lumière.

« Vous connaissez ma puissance. »

Le Xui avait rencontré plus fort que lui et Whu n’avait plus qu’à s’incliner. L’absurdité de sa vie lui était enfin révélée. Chaque fois qu’il avait poussé le cri de mort, cette perversion de l’énergie fondamentale, il s’était mué en serviteur zélé de l’Incréé, il avait préparé l’avènement du vide. Chaque fois qu’il avait encagé un enfant sur le Sixième Anneau, il avait semé des graines de néant dans la terre humaine. Les deux expériences majeures de son existence, l’idéal chevaleresque et l’horreur des razzias, avaient produit un résultat identique. Quel intérêt y avait-il à poursuivre la route ? Ne valait-il pas mieux déposer les armes, s’abîmer dans un oubli total et apaisant ? Il supplia Katiaj de lui pardonner son échec.

« Vous connaissez ma puissance. »

Fracist Bogh avait été un piètre enfant, un piètre cardinal, un piètre muffi. Il n’y avait pas de raison qu’il fût un bon compagnon pour Ghë. Il l’aimait, bien sûr, mais savait-il ce qu’était l’amour ? Son cœur n’était-il pas une pierre polie et noircie par les dogmes ? Il avait cherché à s’anéantir lui-même en tuant des millions de ses semblables, en les regardant agoniser sur les croix-de-feu. Si grande était sa culpabilité que personne ne se lèverait un jour pour le défendre, pour l’absoudre, pas même son prédécesseur sur le trône muffial, son maître en cynisme, Barrofill le Vingt-quatrième. Il ne réussirait jamais à se pardonner, à s’accepter, et dans ces conditions, il lui semblait préférable de se nier définitivement, radicalement.

« Vous connaissez ma puissance. »

Phœnix était la dernière femme du Peuple élu, la dernière représentante d’une race supérieure et sacrée. Ni son cœur ni sa tête ne supporteraient de vivre dans la seule compagnie des Gocks, des humains maudits, des rejetons de femelles au ventre putride et de mâles à la semence sale. Elle ne voulait pas mettre au monde des enfants qui n’auraient pas d’autre choix que de fréquenter des créatures aux gènes infectés. Ils se marieraient avec des impurs, fonderaient une race bâtarde, oublieraient qu’ils étaient des élus, des fils du Globe sacré, des Jersalémines. Elle préférait dix mille fois la dispersion éternelle de son âme que la responsabilité de la déchéance de son peuple.

« Vous connaissez mon pouvoir. »

Yelle ne l’aimerait jamais, Jek en était maintenant certain. Elle était incapable d’aimer, non par méchanceté mais parce qu’elle était différente de lui, différente des autres hommes. Quelqu’un qui entend le bruit du blouf ne peut pas percevoir les battements de son propre cœur. Quelqu’un qui ressent l’agonie des étoiles ne peut pas se consacrer à l’amour. Quelqu’un avec un regard aussi effrayant ne peut pas contempler les siens avec tendresse. Pourtant Jek ne vivait que par elle et pour elle. P’a et m’an At-Skin l’avaient précédé dans l’enfer des kreuziens, abandonnant leur maison à ces affreux p’a et m’an Grawill. Il n’avait plus de famille, plus de toit, plus de souvenirs, plus de cieux, et la seule demeure dans laquelle il désirait entrer, le cœur de Yelle, était désespérément close. Il refusait de capituler, pourtant : il la fixait par-dessus le buisson, perché au-dessus du vide. Elle ne levait pas les yeux sur lui mais l’insoutenable tension de son regard produisait une onde, une chaleur semblables à la vibration de l’antra.

« Vous… connaissez ma puissance…»

Chaleur… lumière… amour… Les germes de cohésion prévinrent les cartes-mères que des mouvements convulsifs agitaient la mémoire structurelle de leur hôte.

Tau Phraïm avait eu un moment d’étourdissement mais il avait repris empire sur lui-même car il se révoltait à l’idée que cet affreux bonhomme, que ce suppôt de l’Incréé menaçât l’existence de ses amis les serpents. Les hommes pouvaient s’éparpiller dans le néant si tel était leur désir mais ils n’avaient pas le droit d’entraîner le règne animal dans leur chute. Et donc, Tau Phraïm, fermement accroché à la main de son père d’un côté et celle de Naïakit de l’autre, invoquait avec ferveur l’antra, le son de vie. Il ne percevait plus les frontières de son corps, comme lors des transferts communs, il était un point lumineux, une étincelle qui refusait de s’éteindre, qui luttait de toutes ses forces contre le souffle glacial du blouf. Il voulait encore siffler avec les reptiles, embêter Yelle, taquiner Jek, embrasser ses parents, se baigner dans l’eau du torrent, goûter les rayons du soleil sur sa peau, explorer tous les domaines de la création, dormir, rêver, se réveiller, recommencer, manger pour l’éternité les fruits de la vie.

« Vous… la puissance… vide…»

Vide // vie… vibre… éclair… conscience…

Les cartes-mères rencontraient des difficultés grandissantes à interpréter les données. Les germes de cohésion bruissaient comme des implants cérébraux surexcités, affolés.

Shari restait parfaitement calme, résolu. Il avait nettement ressenti le terrible fléchissement de ses compagnons dewiques (hormis Tau Phraïm dont la rage de vivre n’avait pas été altérée par les attaques virulentes de l’Incréé) mais cette défaillance ne l’avait pas abattu. Elle l’avait même arrangé dans la mesure où l’Incréé, se ruant dans leurs failles, ne s’était pas acharné sur lui. Il avait donc eu le temps de consolider ses propres défenses et de préparer la riposte. Remorqué par l’antra, il était descendu dans les couches les plus subtiles de l’esprit, à la source de la pensée, là où s’enfantaient les ondes et les formes. Il s’était d’abord demandé pourquoi le dewa ne les avait pas transportés dans les annales inddiques, il en connaissait à présent la raison : ils avaient déjà pénétré dans les annales.

Ils étaient les annales.

Le son de vie déployait une puissance grandissante en Shari, en Tau Phraïm.

« La puissance du… du… vie. »

Tapi dans les échanges des cartes-mères, l’Incréé se tordait de fureur. La mémoire conjoncturelle des conglomérats échappait au contrôle des germes de cohésion.

 

*

 

Les ténèbres et le froid s’étaient déployés sur tous les mondes de l’ancien Ang’empire, sur Syracusa, sur Marquinat, sur Orange, sur Issigor, sur Sbarao et les Anneaux, sur Platonia, sur Ut-Gen, sur Oursse, sur les planètes de Néorop, sur Point-Rouge, sur Deux-Saisons… Les étoiles s’étaient éteintes, et partout on annonça la fin de l’univers. D’aucuns appelèrent cela l’apocalypse, d’autres la rétraction universelle, d’autres le grand châtiment, d’autres la fin du monde. Des voix s’élevèrent pour soutenir l’hypothèse d’une intervention des Scaythes d’Hyponéros et comparèrent ce phénomène à la disparition de la planète N-le Mars. Les animaux levèrent des yeux inquiets sur le ciel, poussèrent des cris d’effroi. Les hommes sortirent de leur maison, de leur immeuble, de leur hutte, de leur case, de leur cabane, de leur antre, de leur caverne, de leur tente, se répandirent dans les rues et sur les places. Certains adressèrent des prières silencieuses à leurs dieux, d’autres chantèrent les louanges du créateur, d’autres invoquèrent les démons et les diables, d’autres se révoltèrent, d’autres se résignèrent. Les suicides, les meurtres, les vengeances, les atrocités se comptèrent par millions.

Les peuples disséminés dans la Voie lactée étaient peu à peu absorbés par un gigantesque trou noir.

 

*

 

Je suis Jek At-Skin, fils de p’a et m’an At-Skin. Je t’aimerai si fort, Yelle, que je forcerai la porte de ton cœur et te ferai oublier le bruit du blouf, l’agonie des étoiles. Tu me regarderas avec des yeux de femme, tu contempleras tes enfants avec des yeux de mère.

Femme ? Mère ? Un visage blanc sur un oreiller…

Je suis Phœnix, fille de Dallas et de Cheyenne de la tribu des Américains de Jer Salem. Je te ferai des enfants, prince San Francisco, et mon cœur chérira les hommes ou les femmes qu’ils épouseront, mon cœur chérira les enfants qu’ils concevront. Je serai un maillon de la longue chaîne de la vie. Gock ou élu, quelle importance ? Ils seront des êtres humains, des êtres qui marchent debout, des expressions de mon rêve, et je vivrai à travers eux jusqu’à la fin des temps.

Un enfant… Orange… La verte Vieulinn… Bilo Maïtrelly…

Je suis Fracist Bogh, fils de Jezzica Bogh, lingère de la Ronde Maison aux neuf tours. Nous vivrons, Ghë, et tu m’apprendras à aimer, tu m’apprendras à pardonner, tu m’apprendras à me contempler sans haine et sans reproche. Tu seras mon miroir, mon autre moi-même. Mon âme sœur venue de l’espace. Nous découvrirons les merveilles du vaste univers. Je mettrai mes pas dans tes pas, mes yeux dans tes yeux, mes joies dans tes joies, mes rires dans tes rires, ma semence dans ton ventre. Je romprai en toi mes vœux de stérilité. Je créerai un ordre de guérisseurs. Ils voyageront de monde en monde pour soigner l’âme et le corps des hommes.

Mon enfant… Yelle… Ma petite merveille…

Je suis Whu Phan-Li, fils de Sieng Tzao-Fong et Jung Phan-Li. Je suis le serviteur du Xui. J’enseignerai aux hommes à découvrir et entretenir leur lac de Xui. J’épouserai Katiaj, l’Himâ des Abrazz, et je respecterai ses visions. Je reconnais ma responsabilité dans le trafic d’enfants et, même si je sais que c’était leur choix, je réparerai mes erreurs en montrant le sentier du Xui à tous les enfants qui m’en feront la demande. De la sorte, ils ne seront jamais victimes des pillards et des hommes malades de leur sexe. Mon cri de mort sera un cri de vie, le cri que poussera mon fils lorsqu’il franchira la porte du ventre maternel.

Un ventre. Humide, chaud, sombre. La violence de l’effort, la brutalité de la lumière. Un cri. Mon cri.

Je suis Ghë, fille de Vinz et d’Alra, reconnue par Mâa comme l’élue, ultime représentante du peuple errant, présent d’El Guazer à l’humanité. Je vivrai pour tous ceux des miens qui sont morts, pour qu’ils vivent à travers moi. Je fonderai un foyer avec Fracist Bogh, l’homme qui m’a guérie de la brutalité du soleil et de la brutalité des hommes. Je l’aiderai à trouver la paix comme il m’a aidée à trouver ma paix. Je pleurerai toutes les larmes de mon corps pour qu’il se baigne dans le fleuve du pardon. Mes cheveux brilleront comme un soleil pour le réchauffer à la saison des grands froids. Il se réconciliera dans mon ventre, il m’ensemencera et je lui ferai des enfants tellement beaux qu’il me remerciera tous les jours d’avoir rompu en moi ses vœux de chasteté.

Des cheveux brillent comme des soleils. Aphykit. Yelle. Mes soleils.

Je suis San Francisco, fils du prince Seattle et de Memphis. Il me suffira d’être un prince de l’humanité. Ma tribu sera celle des hommes. Je fonderai une nation avec Phœnix, et nous vivrons sous la glace parce que la lumière y brille d’un éclat unique et splendide. Nous bâtirons une Jer Salem de gloire et de pardon, où tous seront bienvenus, où tous seront élus. Mon cœur et ma tête se réjouissent de cela, ils se réjouissent d’avoir croisé la route de Jek, le Gock prince des Hyènes, ils se réjouissent d’avoir voyagé dans le ventre du xaxas des légendes, ils se réjouissent d’avoir rencontré Naïa Phykit et sa fille Yelle, ils se réjouissent d’avoir dormi dans la glace pendant trois ans, ils se réjouissent de tous les événements agréables ou désagréables qui me sont arrivés, qui m’arrivent et qui m’arriveront.

Je suis un homme. Un homme. Un homme.

Je suis Oniki Kay, fille d’Arten Wahrt et de Jophi Kay de Koralion. Je vivrai pour t’aimer, mon prince, mais je vivrai pour m’aimer aussi. Car je t’aimerai davantage si je m’aime davantage. Je te dirai mes désirs, mes envies, mes volontés, et même si tu n’es pas d’accord, même si tu ne me comprends pas, même si tu t’opposes à moi, je saurai m’exprimer. Je te serai dévouée mais en toute connaissance de cause car la dévotion n’a de prix que si elle est librement consentie. Nous ferons des frères et des sœurs à Tau Phraïm et nous les emmènerons vivre sur l’île de Pzalion. Je leur apprendrai à nettoyer les tuyaux des grandes orgues et tu leur apprendras à voyager sur la pensée. Je me souviendrai toujours de notre première rencontre dans ma cellule du Thutâ : tu étais maigre, tu étais triste, j’étais effrayée, j’étais folle, et je serai folle de toi pour toujours.

Vivre pour s’aimer. L’homme vit pour s’aimer. Pourquoi est-ce que je me déteste de la sorte ? Il pleut toujours sur Deux-Saisons. Triste. Morne. Un peu de mumbë me réchauffera. La porte s’ouvre. Tiens, une Syracusaine. Belle. Qu’est-ce qu’une Syracusaine peut bien foutre dans ce coin paumé ?

Je suis Yelle, fille d’Aphykit Alexu et de Tixu Oty. Je me veux telle que je suis, décalée, lointaine. Est-ce que tu te souviens de moi, papa ? J’ai eu tant de chagrin lorsque tu es parti affronter le blouf dans son pays. Vois ce que le blouf a fait de toi : un robot, une machine. Pourtant, je le sens, je le sais, tu as gardé ton âme d’enfant, d’homme et de père. Je voudrais te dire que j’aime un garçon. Il s’appelle Jek et sera mon mari. Tu penses peut-être que je suis trop petite pour prendre ce genre de décision. La jalousie des pères ! Je te rappelle que tu m’as faite avec une guerre d’avance. Jek m’aidera à prendre un peu de retard, à flâner en route. Peut-être même que j’accepterai de lui faire un enfant. Un seul. Une fille. Je sais déjà son nom, mais je ne te le dirai pas tant que tu ne seras pas sorti de cette machine. Souviens-toi de moi, papa, souviens-toi de mon odeur, de mon rire, de ma voix. Tu disais toujours que je parlais comme un sabre. Souviens-toi.

C’est toi, Yelle ? Ma fille ? J’étais heureux de ta naissance, si fier de toi.

Je suis Aphykit Alexu, fille de dame Amaït et Sri Alexu. L’envie m’est revenue, mon aimé. T’ai-je déjà dit que je te couvrirai d’un amour si fort qu’il t’arrachera des griffes de l’Hyponéros ? Connais-tu, mon aimé, la force de mon torrent d’amour pour toi ? Je suis celle qui ouvris la porte de ton agence de Deux-Saisons, celle que tu transféras gracieusement sur la planète Point-Rouge, celle que tu poursuivis jusqu’à Selp Dik, celle que tu enlevas du monastère absourate, celle qui finit par t’apprécier et t’aimer. T’ai-je déjà dit tout cela, Tixu ? Reviens parmi les hommes et je te suivrai où tu iras, même si c’est dans le pays de la mort. Je t’ai laissé partir voici trois ans, je ne te quitterai plus désormais. Accepte ma vie, ma chaleur.

Je me souviens de toi, Aphykit, je me souviens de moi…

Les germes de cohésion, laminés par le chant des êtres-source, se désagrégèrent et, brusquement, l’échafaudage élaboré par les cartes-mères s’effondra. La mémoire de Tixu lui fut restituée. Il redevint un humain et sa vibration créatrice se joignit au chœur de ses onze compagnons. Ils constituèrent un véritable dewa, un temple à douze colonnes, et l’Incréé, vaincu, déserta l’enveloppe corporelle de l’Orangien. Le jour se fit aussi soudainement que la nuit quelque temps plus tôt. Le soleil brilla d’un éclat radieux, la brise murmura dans les frondaisons, les oiseaux se remirent à chanter.

Un liquide tiède et poisseux coula sur la main d’Aphykit. Elle ouvrit les yeux, poussa un cri : Tixu était couvert de sang de la tête aux pieds. Ils rompirent le cercle et se pressèrent autour de lui.

Les éléments qui avaient maintenu les diverses structures du corps artificiel de Tixu avaient cédé. Des micro-explosions se déclenchaient à l’intérieur de lui, déchiquetaient les organes, détruisaient le réseau sanguin, produisaient d’irréparables lésions dans son cerveau. C’était peut-être un prolongement du refus de décréation des maîtres germes, une onzième étape du plan des Scaythes d’Hyponéros, une déflagration de vie dans des limites devenues trop étroites. Tixu entrouvrit les lèvres pour parler mais seuls des filets carmins s’échappèrent de sa bouche. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’écroula à côté du buisson. Aphykit glissa la main sous son crâne, lui souleva doucement la tête. Sa peau éclatait comme un fruit trop mûr, dévoilait des crevasses à l’intérieur desquelles se formaient des flux de lumière, des ondulations fulgurantes.

Yelle ne pleurait pas, elle avait toujours su que son père ne survivrait pas à l’épreuve. Elle savait toujours à l’avance ce qui allait se passer. Elle n’entendait plus le blouf : le dewa inddique lui avait coupé l’appétit pour quelques millions d’années. Jek s’approcha d’elle et l’enlaça tendrement.

Jek, sauras-tu me faire entendre le chant de la vie ?

 

Le corps de Tixu s’évanouit, comme dissous dans une invisible cuve. Aphykit se redressa, les yeux brouillés de larmes.

« Il est mort en être humain », chuchota-t-elle en contemplant l’azur du ciel.

Il l’attendait quelque part dans cette immensité. Elle le rejoindrait bientôt, elle lui en avait fait la silencieuse promesse.

 

Ils restèrent trois jours ensemble, entourant Aphykit et Yelle de leur affection.

« Nous n’avons pas vu les annales inddiques, dit Fracist Bogh alors qu’il se promenait avec Shari et Whu sur les bords du torrent.

— Nous ne pouvons pas les voir lorsque nous sommes… lorsque nous étions douze, répondit Shari. Nous étions nous-mêmes les annales inddiques. Mais je vous engage à aller les visiter chacun de votre côté. Elles en valent vraiment le détour.

— Je ne comprends pas très bien, fit observer Whu. Elles ne peuvent être à la fois là-bas et ici…

— Nous sommes tous ici et là-bas…»

La réponse parut intéressante à Whu dans ce sens qu’elle lui proposait une piste à explorer, une énigme à déchiffrer. Les habitants des mondes du Levantin avaient élevé l’énigme au rang d’un art.

 

Ils se séparèrent au crépuscule du quatrième jour. Seuls Aphykit, Yelle et Jek restèrent sur Terra Mater. Avant de se fondre dans les couloirs éthériques et de partir chacun vers leur destin, ils s’embrassèrent longuement et se firent la promesse formelle de se revoir. Tau Phraïm serra Naïakit avec une telle force qu’il lui imprima une marque bleue sur le cou.

À l’aube du septième jour, Aphykit découvrit qu’un nouveau buisson se dressait à côté du buisson du Fou, un buisson aux fleurs rouges, rouges comme le sang de Tixu, rouges comme le sang du sacrifice.

 

*

 

Yelle et Jek revirent avec plaisir le village des Hymlyas. Ils se mêlèrent au flot humain comme des pèlerins anonymes mais, au lieu de se diriger vers les deux buissons aux fleurs perpétuelles, ils empruntèrent le petit sentier qui menait au torrent puis, au-delà, aux premiers contreforts du massif. L’hiver venait tout juste de s’achever et un manteau neigeux ajouré recouvrait encore l’herbe et les fourrés.

Ils trouvèrent Aphykit à l’endroit habituel, devant la grotte du fou. Ses cheveux d’or se parsemaient de quelques cheveux argentés mais elle semblait gagner en beauté au fur et à mesure qu’elle avançait en âge. Elle se tenait à l’écart des incessants pèlerinages organisés par les compagnies de transfert des mondes du Centre et des Marches. Elle se nourrissait de quelques fruits sauvages et de victuailles abandonnées par les pèlerins dans les environs du village. Ils la prenaient pour une originale, pour une dévote retirée sur Terra Mater afin de se consacrer au culte des guerriers du silence. Ils auraient été surpris d’apprendre qu’elle était Naïa Phykit, la légendaire compagne de Sri Lumpa. Hiver comme été, elle était toujours vêtue de la même robe de laine, qu’elle resserrait à la taille avec des branches tressées.

« Maman », cria Yelle pour attirer son attention.

Et lorsque sa mère tourna la tête en sa direction, elle lui tendit sa fille Abahelle, âgée de deux mois.

Aphykit prit la fillette dans ses bras, la contempla un long moment, lui caressa le front, prit sa petite main dans la sienne, lui baisa les doigts et lui fredonna une vieille comptine syracusaine.

Elle leva ensuite les yeux sur Yelle, vit qu’elle était devenue une femme épanouie, qu’elle ressemblait de plus en plus à Tixu, qu’elle semblait heureuse avec Jek At-Skin, pour autant que le bonheur signifiât quelque chose pour quelqu’un comme elle. À l’annulaire de sa main droite brillait le corindon julien.

« Elle s’appelle Abahelle, dit Yelle. J’ai fait le plus vite possible : je savais que tu voulais voir ta descendance avant de partir.

— Je peux partir en paix : ma descendance est très belle. Où habitez-vous ?

— Dans un aven de Platonia, répondit Jek. Pour l’instant…»

C’était maintenant un géant de plus de deux mètres et sa femme semblait minuscule à côté de lui. Son visage rond exprimait une grande bonté, une qualité indispensable lorsqu’on vivait quotidiennement aux côtés de Yelle.

« Vous ferez d’autres enfants ? demanda Aphykit.

— Un seul suffira ! s’exclama Yelle.

— Avez-vous vu les autres compagnons du dewa ?

— Nous rendons des visites régulières à San Francisco et Phœnix : ils se sont installés sur un monde glacé où ils ont creusé une ville splendide. Ils ont eu des jumeaux, et Phœnix est de nouveau enceinte. Nous avons revu une fois Whu et son épouse Katiaj : ils vivent sur le Sixième Anneau de Sbarao. Whu y a ouvert une école de Xui et ils ont trois enfants. Nous savons que Fracist et Ghë sont partis pour un long voyage. Quant à Shari, Oniki et leurs enfants, tu les vois plus souvent que nous.

— Tau Phraïm est grand maintenant, dit Aphykit. Il sera bientôt prêt pour remplacer le fou des montagnes et devenir l’immortel gardien des annales humaines. »

Elle prit congé d’eux une heure plus tard avec une gravité inhabituelle. Elle ne descendit pas vers le village des pèlerins ni vers le volcan d’Exod, elle gravit d’un pas tranquille les versants escarpés des Hymlyas. Elle ne se retourna pas une seule fois. Les pics enneigés absorbèrent sa frêle silhouette.

« Nous ne la reverrons jamais, murmura Yelle. Elle est partie rejoindre mon père. Notre fille n’aura jamais de grand-mère…»

Jek embrassa tendrement sa femme.

« Nous l’aimerons pour quatre, m’an At-Skin ! »

 

Le lendemain, les pèlerins découvrirent un troisième buisson à côté du buisson aux fleurs brillantes et du buisson aux fleurs rouges. Ses fleurs, éternelles elles aussi, étaient du blanc le plus pur, le plus éclatant qu’il eût été donné à des yeux humains de contempler.

 

*

 

Un jeune homme à l’allure timide se présenta devant Sri Hampra. Le vieil homme avait l’habitude de gravir toutes les nuits une colline, qu’il avait appelée Arratan, pour observer le ciel étoilé.

Le jeune homme était d’origine syracusaine, comme l’indiquaient ses vêtements : cela faisait plus de trente ans que les Syracusains avaient abandonné l’usage du colancor et qu’à la place ils portaient une sorte de sous-vêtement qui leur montait jusqu’au cou mais laissait la tête et la chevelure libres.

« Je suis Messaodyne Jhu-Piet, dit le jeune homme. Je finis mes études et je prépare une thèse sur les guerriers du silence et les légendes s’y rapportant. Voulez-vous m’accorder un entretien ?

— J’ai déjà entendu parler de vous, répondit Sri Hampra. Vous faites preuve de trop de modestie lorsque vous prétendez finir vos études. Vos mérites sont déjà connus : on dit de vous que vous êtes le plus grand poète de la première période post-Ang’empire… Brillant, charmeur. Le favori de ces dames et la bête noire de ces messieurs ! Ne croyez pas que nous sommes coupés du reste de l’univers sur Néorop ! »

Le jeune homme s’inclina comme pour rendre hommage à la perspicacité de son interlocuteur.

« À mon tour de vous faire part de quelques rumeurs : on dit de vous que vous avez connu Sri Lumpa et que vous êtes le seul être humain à avoir exploré l’Hyponéros. Est-ce vrai ?

— Les deux sont liés : j’ai connu Sri Lumpa sur une planète qui, je n’en ai pas la certitude absolue, pourrait être l’Hyponéros. J’ai plus de deux cents ans standard, jeune homme, et la mort ne veut pas encore de moi…»

Les yeux de Messaodyne Jhu-Piet brillèrent dans la nuit néoropéenne. Il n’estima pas nécessaire de faire appel à son petit enregistreur holo : cette conversation ne sortirait jamais de sa tête.

« C’est Sri Lumpa lui-même qui m’a initié à l’antra, poursuivit Sri Hampra. Je ne parle pas de ces initiations caricaturales pratiquées par ces faux guerriers du silence, par ces imbéciles de prêtres dewiques – il cracha par terre – mais d’une véritable transmission de l’intransmissible : la vibration antrique, le son de vie.

— J’ai moi-même été initié par un prêtre de la religion dewique, avoua Messaodyne Jhu-Piet d’un air dépité.

— Autant dire rien du tout ! grommela Sri Hampra. Vous avez reçu un antra au rabais ! Une fiente de mouche ! Si tel est votre souhait, jeune homme, je vous montrerai ce qu’est une authentique initiation !

— Avec joie ! s’écria Messaodyne Jhu-Piet.

— Votre enthousiasme me plaît. Comment vont les choses sur Syracusa ?

— Nous en sommes à notre vingt-neuvième gouvernement planétaire en moins d’un siècle. La bourgeoisie d’affaires pousse les peuples des satellites à la révolte pour renverser l’aristocratie et installer une démocratie. Les autres mondes ne nous ont pas pardonné notre folie hégémonique et nous tiennent toujours à l’écart. La stabilité, la prospérité ne sont pas pour demain. Puis-je vous poser une autre question ? Pourquoi ce nom de Sri Hampra ? Il signifie, je crois, « seigneur singe » en langue sadumba. Or vous n’êtes pas spécialement poilu…

— Lorsque je suis revenu d’Arratan…

— Arratan ?

— Un autre nom de l’Hyponéros. Lorsque je suis revenu d’Arratan, donc, j’avais régressé à un stade très animal…

— Savez-vous ce que sont devenus les guerriers du silence ? On dit qu’un buisson apparaît sur Terra Mater à chaque fois que l’un d’eux quitte cet univers.

— Combien y a-t-il de buissons pour l’instant ?

— Douze. Et les fleurs sont de texture, de forme et de couleur différentes…»

Le bras de Sri Hampra se déplia et son index désigna la voûte étoilée.

« Contemple le ciel, Messaodyne, et tu verras ceux que tu cherches. À l’extrême gauche, la constellation de Fracist et Ghë, en forme de jabaïb, de vautour : ils protègent les guérisseurs et les voyageurs.

— Fracist, c’est Fracist Bogh, le muffi Barrofill le Vingt-cinquième ?

— Certains l’affirment… À côté, la constellation de San Francisco et de Phœnix, en forme d’oursigre des neiges. On les invoque pour les problèmes de stérilité. Un peu plus loin, la constellation de Whu Phan-Li, en forme de trill, le protecteur des guerriers et des ermites.

— N’est-ce pas contradictoire ?

— Les ermites sont des guerriers de l’âme, et les guerriers des ermites des champs de bataille. Fixe maintenant ton regard sur la droite de la voûte céleste : tu y vois sûrement la constellation de Yelle et de Jek, en forme d’œil ouvert, symbole de la clairvoyance et du courage. Là, en forme de pierre volante, la constellation de Shari et d’Oniki, l’allégorie de la dévotion et de l’initiation. L’étoile solitaire qui brille d’un vif éclat, c’est Tau Phraïm, leur fils, le gardien permanent et vigilant des annales inddiques. Enfin, et c’est la constellation la plus chère à mon cœur, le lézard central, légèrement rouge, le rouge du sacrifice, et les sept soleils à l’emplacement de sa tête. Les cheveux d’Aphykit dans le corps de Tixu. L’âme d’Aphykit dans l’âme de Tixu. Ils brillent ensemble pour l’éternité. On distingue également des poussières d’étoiles à l’emplacement de ce qui fut jadis un trou noir : ce sont les Scaythes, les anciens envoyés du vide. Leur désir de participer à la création s’est révélé plus fort que la volonté de l’Incréé.

— Je ne vois rien de tout cela », soupira Messaodyne.

Le vieil homme éclata de rire.

« Tu ne sais pas voir avec le cœur ! Tu me rappelles le temps où je m’appelais Loter Pakullaï, membre estimable de l’ISAN, l’Institut des Sciences Appliquées de Néorop.

— À quoi leur aventure a-t-elle servi ? dit le Syracusain. Les hommes se déchirent avec toujours autant de férocité…

— La férocité fait partie de la vie. Tu aurais connu les jours du grand froid, les jours du grand vide, tu ne parlerais pas de la sorte !

— Le grand froid ? Le grand vide ? Je croyais que c’était une légende qu’on racontait aux enfants pour les tenir tranquilles…

— Le noir du ciel, c’est le blouf. Il guette nos défaillances comme un inlassable prédateur. Sans l’aventure de ces douze-là, les hommes n’auraient même plus le droit de se déchirer et nous ne serions pas assis à discuter tranquillement sous le plafond étoilé. D’ailleurs, assez parlé maintenant. Le temps est pour toi venu de recevoir le véritable antra…»

 

 

FIN