« TU as enfreint mes ordres, Jek At-Skin, et tu as fait planer un terrible danger au-dessus de nos têtes ! Au-dessus des quatre cryogénisés de Syracusa ! Au-dessus de l’humanité tout entière ! »

Les yeux noirs de Shari lançaient des éclairs et sa voix, étrangement calme, était aussi tranchante qu’un sabre.

Comme pour l’aller, le transfert de Jek entre Ut-Gen et Terra Mater s’était effectué sans étape intermédiaire, directement du système d’Harès au système solaire. Enfermé dans la chambre de la maison d’Oth-Anjor, il s’était assis sur le lit défait, avait repoussé les attaques de panique et avait établi le silence intérieur. Les bruits de pas et de voix des mercenaires de Pritiv lancés à sa poursuite s’étaient estompés, une bouche de lumière bleue s’était ouverte, un courant d’une puissance inouïe l’avait happé et projeté à travers l’espace et le temps. Il avait repris connaissance sur la rive du torrent. Une fatigue intense l’avait cloué sur l’herbe humide et il lui avait fallu plusieurs heures pour réussir à se lever.

En fin d’après-midi, bien que ses jambes fussent encore flageolantes, il avait regagné à pied l’ancien village des pèlerins. En dépit de son épuisement, il s’était senti d’une légèreté infinie, comme imprégné de la volatilité des flux éthériques. Il avait perçu la voix de Yelle dans les murmures du vent, il avait entrevu ses cheveux dans l’or déclinant du soleil. En revanche, il n’avait pas eu le courage de se frayer un chemin dans l’épaisse végétation qui cernait le buisson du Fou pour aller se recueillir quelques instants devant les fleurs brillantes.

Le mahdi Shari l’attendait dans la maison de Sri Lumpa et de Naïa Phykit, assis devant la cheminée de la pièce principale. Des brindilles d’un végétal inconnu parsemaient ses cheveux, sa barbe, sa tunique et son pantalon de lin. Ses yeux traversés de lueurs sombres et ses mâchoires crispées annonçaient un orage imminent. Ses colères étaient d’autant plus redoutables qu’elles étaient rares.

Il avait levé sur l’Anjorien un regard à la fois soulagé et courroucé.

« D’où viens-tu ?

— D’Ut-Gen », avait répondu Jek qui avait contenu tant bien que mal une subite montée de larmes.

Il s’était tout à coup rendu compte qu’il avait pris des risques inconsidérés en s’éloignant de Terra Mater. Il avait cru que la puissance de l’antra le préservait des inquisitions mentales mais les Scaythes étaient parvenus à le repérer, à le suivre, à lui tendre un piège. Non seulement ils avaient failli le capturer, mais ils avaient probablement pillé les informations renfermées dans son cerveau. À cause de lui, ils savaient maintenant que Shari n’était pas un produit de l’inconscient collectif, une simple illusion, mais un être de chair et de sang qui s’était réfugié sur une petite planète bleue d’un système à une étoile. Son imprudence leur vaudrait, au mahdi et à lui, de vivre sur un qui-vive permanent, de ne plus jamais goûter le repos. Désormais les forces impériales, téléportées par déremat, pouvaient surgir sur Terra Mater à tout moment.

« Va te reposer, avait repris Shari d’une voix dure. Nous en reparlerons demain. »

Jek ne se l’était pas fait dire deux fois. Il s’était rué dans la chambre, s’était laissé tomber tout habillé sur le lit et avait dormi d’une traite pendant plus de quinze heures.

Shari n’avait pas pour autant renoncé à sa colère. Il attendit pour la libérer que son petit compagnon eût récupéré de la fatigue de son voyage. Elle éclata dans l’ancien jardin de la maison alors que Jek venait tout juste de se lever et s’en allait prendre un bain dans le torrent. Écartant un rideau d’herbes folles, le mahdi surgit devant lui et lui barra le passage.

« Ce n’est pas d’un enfant capricieux dont l’univers a besoin, mais d’un soldat ! Cette guerre nous dépasse, Jek At-Skin, elle décide du sort de l’humanité tout entière ! »

Sa voix puissante effraya une volée de moineaux qui s’envolèrent en poussant des piaillements aigus. Dans ces moments-là il ressemblait à un buisson ardent. Le feu ne jaillissait pas seulement de sa bouche, de ses yeux, mais également de ses mains, de ses cheveux, de son ventre. Tétanisé, Jek eut l’impression que ses veines charriaient de la lave en fusion. Il ne chercha pas à répliquer. Il savait que cela ne servirait à rien et surtout il ne voulait pas offrir à Shari de nouvelles occasions d’attiser sa fureur. De plus, même s’il était conscient d’avoir commis une erreur, il restait au fond de lui-même persuadé qu’il avait eu raison d’obéir à son intuition, que ce retour aux sources avait été une initiation, une étape indispensable de son évolution. Il était désormais libéré du poids de son passé, libéré de son enfance, libéré de ses peurs.

« L’heure est venue de rassembler nos énergies et non de les disperser ! poursuivit Shari avec rage. Comment puis-je compter sur toi si tu n’en fais qu’à ta tête ? Comment Yelle peut-elle compter sur toi ? »

Jek baissa la tête et attendit que l’orage s’apaise. Il lui sembla alors que la colère de Shari était surtout tournée contre lui-même, que c’étaient ses propres tergiversations qu’il se reprochait et qu’il parlait d’Oniki lorsqu’il prononçait le nom de Yelle. Le souvenir furtif d’une colère de p’a At-Skin effleura l’esprit de l’Anjorien et les joues rouges, les yeux exorbités, la voix outrageusement vibrante de son père lui apparurent à ce point ridicules qu’un gloussement s’échappa de sa gorge.

Ce rire incongru prit Shari au dépourvu, qui se tut et enveloppa Jek d’un regard à la fois stupéfait et douloureux. Puis ses traits se détendirent et il éclata de rire à son tour.

« Je te demande pardon, Jek At-Skin. Je continue de te traiter en enfant et tu es presque devenu un homme. Je t’ai négligé ces derniers temps. Mes pensées n’étaient pas avec toi, elles étaient là-bas, sur Ephren…»

Ses yeux se tendirent d’un voile trouble.

« Tau Phraïm est maintenant âgé de trois ans, poursuivit-il d’une voix où perçaient des éclats de tristesse. Il vit avec sa mère dans le cœur profond du corail. Il ne parle pas mais il communique avec les serpents. Les Scaythes ont encore renforcé la surveillance sur l’île de Pzalion…»

Il posa la main sur les cheveux de Jek, en un geste empreint de délicatesse et de tendresse.

« Je ne m’étais pas rendu compte que tu avais grandi toi aussi. Il est temps pour moi de tenir la promesse que je t’ai faite lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois.

— La visite aux annales inddiques ? » s’exclama Jek.

Un sourire s’esquissa sous la barbe clairsemée de Shari.

« Le moment est venu d’aller les consulter. Je crois que tu es prêt et nous n’avons que trop attendu. De toute façon, nous ne pouvons pas rester sur Terra Mater : les forces impériales risquent à tout moment de débarquer.

— C’est de ma faute ! se lamenta l’Anjorien. Le Scaythe inquisiteur d’Anjor est entré dans mon esprit et…

— Il n’est pas entré dans ton esprit, l’interrompit Shari. L’antra l’en a empêché. Il t’a seulement entendu lorsque tu as parlé à tes parents…»

Les yeux de Jek s’arrondirent de surprise.

« Comment… comment savez-vous que… ?

— Je t’ai accompagné pendant tout ton voyage, Jek At-Skin ! répondit Shari, visiblement ravi de son effet. Je suis revenu d’Ephren avant ton départ, mais je ne t’ai pas révélé ma présence. Je savais que tu souhaitais prendre ton envol. Et puis tu m’avais tellement parlé de ton monde natal, d’Anjor et de tes parents que je mourais d’envie de les connaître…

— Vous étiez là quand les mercenaires de Pritiv se sont précipités sur moi ?

— C’était un risque à prendre : si tu n’étais pas parvenu à dominer ta fatigue et tes émotions, tu n’aurais pas non plus réussi l’épreuve des annales inddiques et tu ne serais jamais devenu un guerrier du silence.

— Vous ne seriez pas intervenu s’ils m’avaient capturé ? »

Une stupeur indignée sous-tendait la question de Jek.

« Je n’en aurais pas eu la possibilité dans l’immédiat.

— Pourquoi… pourquoi vous êtes-vous fâché contre moi, alors ? bredouilla l’Anjorien d’une voix que l’irritation restituait aux aigus de l’enfance.

— J’ai accumulé tant de tensions ces derniers temps qu’il fallait bien que je passe ma colère sur quelqu’un ! »

Jek comprit alors que Shari ressentait de temps à autre l’irrépressible besoin d’exprimer sa propre angoisse, ses propres doutes, car la responsabilité écrasante qui pesait sur ses épaules et qui lui interdisait d’entrer en contact avec Oniki et Tau Phraïm l’accablait, l’oppressait. Le départ de Sri Lumpa et la capture de Naïa Phykit l’avaient laissé seul face au blouf. Il vivait en permanence sur le fil tranchant d’une lame, il était le dernier lien entre l’univers et les hommes, l’ultime braise d’un feu sur le point de s’éteindre, et il devait sans cesse repousser la tentation du renoncement, ce vent sournois qui cherchait à le pousser dans le fleuve de l’oubli. Chacune de ses décisions, chacune de ses actions engageaient l’avenir de l’humanité. Il ne pouvait jamais s’abandonner à la rêverie, à la paresse ou à la mélancolie comme se le permettait parfois – trop souvent – Jek.

L’Anjorien prit conscience qu’il lui fallait désormais soulager Shari d’une partie de son fardeau, former avec lui une nouvelle entité, une structure indivisible, un atome, un noyau d’univers auquel viendraient s’amalgamer d’autres énergies, d’autres individualités. Comme l’avait affirmé le mahdi quelques minutes plus tôt, l’heure était venue de rassembler les forces et non de les disperser. Cette guerre exigeait un don de soi total, une vigilance et une volonté de tous les instants.

Alors, comme s’il avait suivi le cheminement intérieur de son petit compagnon, Shari le saisit par les épaules et le pressa contre sa poitrine. Ils restèrent enlacés pendant un temps qu’ils auraient été incapables d’évaluer, immergés dans un flot d’éternité. Le soleil brillait d’un vif éclat dans son écrin céruléen. Les trilles des oiseaux et le friselis des frondaisons sous la brise composaient une symphonie paisible, radieuse.

Ils prirent un bain dans l’eau glacée du torrent, lavèrent leurs vêtements qu’ils étalèrent sur des rochers puis s’allongèrent dans l’herbe. Une douce tiédeur envahit Jek, bercé par le murmure de l’eau. Ses pensées s’envolèrent une nouvelle fois vers Yelle. Elle l’attendait sur Syracusa, sous un linceul de glace, et l’image de son petit corps inerte l’enracina dans sa détermination. Il jeta un regard dérobé sur Shari, couché quelques mètres plus loin, les yeux fermés, les joues brouillées de larmes.

 

*

 

Ils passèrent leurs vêtements secs, s’assirent face à face, fermèrent les yeux, joignirent les mains et s’envolèrent sur les courants éthériques. Jek n’avait encore jamais expérimenté le voyage psychokinétique à deux et la sensation de se dépouiller de son individualité le perturba à un point tel qu’il perdit brusquement le contact avec l’antra et se rematérialisa au beau milieu de l’enveloppe gazeuse d’une planète. Une chaleur intense l’enveloppa et une vague de panique le submergea lorsque des émanations d’ammoniac, d’hélium et d’hydrogène s’infiltrèrent dans ses poumons. Suffoquant, il tomba en chute libre dans le cœur de la nue rouge orangé. Puis il eut le réflexe de refermer les yeux, de rétablir le silence intérieur, d’invoquer le son de vie, et il se sentit de nouveau vibrer avec la fréquence énergétique de Shari. Il lui sembla percevoir un rire musical, une onde moqueuse qui se prolongea jusqu’au moment où ils réintégrèrent leurs corps et se retrouvèrent, légèrement étourdis, sur le parvis d’une somptueuse porte de lumière.

Cet arc brillant et monumental qui se découpait sur un fond d’infini n’appartenait pas au monde des formes et cependant il n’était pas le fruit d’une illusion ou d’une simple projection mentale. Ils durent en franchir le seuil physiquement, comme ils auraient franchi une porte ordinaire. De même, c’est en marchant, exposés aux attaques de l’informe, qu’il leur fallut parcourir la route étincelante qui se déployait de l’autre côté, bordée de hautes et infranchissables murailles de ténèbres. La densité de lumière était telle qu’elle formait une substance solide sous leurs pieds.

Jek avait l’impression de marcher sur un ruban surplombant le vide. Bien que Shari se fût placé devant lui comme un bouclier protecteur, il se sentait gagné par une peur atroce et il luttait de toutes ses forces contre l’impulsion qui le poussait à rebrousser chemin. Un froid intolérable se diffusait dans ses cellules, s’attaquait à l’essence même de son être. Ce n’était pas lui qui affrontait le vide mais le vide qui se diffusait en lui, qui le séparait, qui le déstructurait. Il tenta de se raccrocher au souvenir de Yelle, puis à l’idée que Shari s’était présenté seul la première fois qu’il avait parcouru cette route.

Il aperçut une construction rayonnante dans le lointain, le temple à sept colonnes, l’arche qui renfermait les annales inddiques. Un cri d’émerveillement s’échappa de sa gorge. Il peinait maintenant pour suivre le mahdi qui avait pressé l’allure. L’informe s’infiltra avec une virulence accrue dans son esprit, exhuma des souvenirs enfouis, stimula des pensées d’épouvante et d’horreur. La distance s’allongeait inexorablement entre Shari et lui. Les contours s’effilochaient, s’évanouissaient. Il discerna un murmure dans le lointain :

« Résiste, Jek ! Si tu cèdes, tu seras balayé comme une feuille morte par la tempête. Tu seras projeté sur un monde inconnu et il te faudra des années pour te réveiller. Peut-être ne trouveras-tu jamais en toi la force de revenir parmi les vivants. Peut-être seras-tu à jamais dispersé aux vents du néant…»

Un torrent de haine emporta l’Anjorien. Shari lui apparut soudain comme un monstre de l’avoir contraint à subir cette épreuve. Cet homme qui se faisait passer pour son maître était en réalité son pire ennemi, un individu dangereux qu’il devait éliminer sans délai. Il fouilla avec fébrilité dans ses poches pour y dénicher une arme éventuelle, un couteau, une pierre, mais elles étaient vides et de rage il creva le tissu à l’aide de ses ongles.

« Résiste, Jek ! »

Il jeta un coup d’œil devant lui. Il ne distingua ni la silhouette de Shari ni le temple aux sept colonnes, seulement l’étroit sentier de lumière assiégé par l’incréé. Des lames de glace lui incisaient les nerfs. Il était tout entier empli d’une peur indescriptible qui le fractionnait, qui le désagrégeait, qui le détournait de l’antra, qui l’éloignait de sa source. Le bord extérieur et tourbillonnant d’une spirale le happa, l’attira vers son cœur infiniment noir et froid.

« Résiste, Jek ! »

Qui donc lui parlait de la sorte ? Résister à quoi ? Il n’avait plus aucune idée de l’endroit où il se trouvait, dans l’enfer des kreuziens peut-être. Le vague souvenir l’effleura d’être allongé dans un aérotomique des rats du désert. Ses pensées n’étaient plus que des courants épars, séparés les uns des autres par des abîmes de frayeur et de tristesse. Il était seulement conscient qu’il retournait au néant d’où il n’aurait jamais dû sortir, et la perspective de cet effacement n’éveillait en lui qu’une indifférence teintée de regrets. Il ne mourrait pas, car la mort n’était que la face cachée et indispensable d’un cycle, il glissait seulement dans la non-vie, dans le vide absolu.

Pour l’éternité.

« Résiste, Jek ! Pense à moi ! Pense à Yelle ! »

Yelle. Ce nom éveilla instantanément un intérêt en lui, lui redonna un peu de cohérence. Il établit la relation entre le froid environnant et le corps inerte d’une fillette allongée sur des dalles de pierre.

La spirale tournait de plus en plus vite.

Yelle. Un visage boudeur s’afficha quelque part en lui, une chevelure ondulée et dorée, un front bombé, d’immenses yeux gris-bleu. Il se souvint qu’il aimait cette fille, qu’il avait entrepris un long voyage pour la délivrer de sa prison de glace. Il se reconstruisit peu à peu autour d’elle, il renoua avec le fil de son existence, il redevint Jek At-Skin, le fils unique de Marek et Julieth At-Skin, l’ami d’Artrarak du Terrarium Nord, le fils du soleil de l’astroport de Glatin-Bat, le prince des Hyènes du grand désert nucléaire d’Ut-Gen, le passager du xaxas, le disciple unique du mahdi Shari des Hymlyas.

Yelle. Ce nom claquait comme un défi jeté à la face du blouf.

La spirale cessa de tournoyer et Jek foula de nouveau la lumière du sentier. Il percevait encore les attaques de l’incréé, ces tentacules ondoyants et sournois qui s’insinuaient dans son propre vide, mais l’antra vibrait dans son sanctuaire intérieur, le maintenait dans l’intégrité de son être et, bien qu’endormie, Yelle veillait sur lui depuis son sarcophage d’isolation cryogénique de Vénicia.

Il chercha du regard la construction rayonnante et fut étonné de constater qu’elle se dressait à quelques pas devant lui. Vue de loin, elle ne lui avait pas paru immense mais de près sa perspective imposante, écrasante, le surprit. Les sept colonnes qui s’élevaient sur une hauteur de plus de trois cents mètres soutenaient un immense fronton triangulaire aux éclats flamboyants et changeants. Les murs nébuleux s’ornaient à intervalles réguliers de formes géométriques qui se superposaient et éclataient en bouquets sans cesse renouvelés de couleurs chatoyantes et fugaces.

Jek parcourut en quelques foulées les derniers mètres qui le séparaient du stylobate et gravit les douze marches de l’entrée principale, légèrement plus sombre que le reste du bâtiment. Envahi d’un bonheur indescriptible, il avait l’impression saisissante de marcher sur les rayons du soleil. L’atmosphère à la fois grave et légère qui régnait à l’intérieur du temple exalta son euphorie. D’autres colonnes – de gigantesques tourbillons de lumière plutôt que des colonnes – parsemaient le péristyle et se jetaient dans le plafond scintillant comme dans un ciel saturé d’étoiles.

Shari l’attendait dans l’entrée du pronaos. Un sourire radieux illuminait son visage.

« Bienvenue dans le dernier bastion de l’humanité, Jek At-Skin. En quinze mille ans, seules deux personnes sont entrées avant toi dans ce temple : le fou des montagnes et moi-même. Le fou est parti et les annales inddiques attendent leur nouveau gardien…

— Ce n’est pas vous le nouveau gardien ? »

Sa voix s’envola comme un papillon sonore dans le silence.

« Je croyais que je l’étais, mais j’ai rencontré Oniki et le gardien ne peut s’engager dans deux directions à la fois. Il veille sur les annales pendant des milliers d’années comme les hommes déchus veillaient autrefois sur le feu pour que jamais il ne s’éteigne.

— Elles n’ont peut-être plus besoin de gardien…

— Toute chose en ces mondes requiert un témoin pour justifier son existence. L’observé n’existe pas sans l’observateur. Privées de gardien, les annales n’auraient aucune raison d’être, et si elles ne sont plus, l’humanité n’est plus. Entre mon père Tixu, ma mère Aphykit et moi, les rôles ne se sont pas distribués comme prévu et l’Hyponéros en a profité pour prendre un avantage décisif.

— Les rôles prévus ?

— La chaîne de l’Indda a été rompue par les trois maîtres précédents, Sri Mitsu, Sri Alexu et le mahdi Seqoram. Le grand maître de l’Ordre absourate a été assassiné avant d’avoir eu le temps de former son successeur. Les annales en ont informé le fou des montagnes qui, rompant sa neutralité de gardien, est entré en communication télépathique avec Sri Mitsu, mais ce dernier, condamné et exilé par les kreuziens, a refusé de reconstituer la chaîne. Le fou est donc descendu sur Terra Mater, le berceau de l’humanité, et m’a initié aux techniques inddiques en attendant que les deux nouveaux maîtres, Tixu et Aphykit, les successeurs potentiels de Sri Mitsu et de Sri Alexu, nous rejoignent et reforment la chaîne. C’était à eux de prendre le relais, d’achever ma formation, mais ils étaient trop occupés à s’aimer et ils m’ont laissé me débrouiller seul. Nous avons trop tergiversé, le fou des montagnes a quitté ce monde et la chaîne s’est définitivement rompue. Nous avons bouleversé les règles du jeu, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, à l’issue incertaine. L’action désespérée de mon père Tixu rééquilibrera peut-être le rapport des forces…»

En dépit du ravissement dans lequel le plongeait la beauté du temple, un sombre pressentiment étreignit Jek.

« Qu’est-ce que risquent les hommes ?

— Nous serons tous dévorés par l’incréé comme tu as failli l’être tout à l’heure. Nous nous évanouirons dans le néant comme si nous n’avions jamais existé. Nous n’aurons ni le souvenir ni la perception de nous-mêmes. L’univers, maintenu par la pensée humaine, s’effacera et avec lui toutes les formes, toutes les ondes, toutes les vibrations. Si nous sommes vaincus, Jek, le chant de la création s’interrompra à jamais. »

L’Anjorien eut la sensation qu’un pic de glace lui transperçait le cœur, que le blouf avait franchi les murailles lumineuses et rôdait autour de lui comme un fauve affamé autour de sa proie.

« Que devons-nous faire pour que ça n’arrive pas ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Je veux espérer que les annales nous donneront une réponse claire…

— Elles ne l’ont pas encore donnée ?

— Elles en proposent d’innombrables, car l’humanité évolue sans cesse, mais leur multiplicité, leur volatilité et leur complexité rendent l’interprétation aléatoire.

— Comment est-ce qu’on les perçoit ? On les voit comme une émission holo ? »

En posant cette question, Jek pensa fugitivement à la bulle-écran toujours éteinte de la maison familiale d’Anjor et la perspective de la dissolution définitive de p’a et m’an At-Skin dans le néant abandonna un goût étrange dans sa bouche.

« Viens, tu jugeras par toi-même…»

Ils traversèrent le pronaos, un immense vestibule où ils s’enfoncèrent dans la lumière jusqu’aux genoux comme dans la végétation nébuleuse et coruscante d’un jardin à l’abandon, une similitude renforcée par l’aspect arborescent des colonnes. Jek décelait maintenant des bruits divers, confus, tantôt des vibrations soutenues qui évoquaient l’antra, tantôt des notes de musique, tantôt des exhalaisons qui ressemblaient à des lamentations étouffées.

 

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le naos, Jek eut l’impression de s’introduire dans le cœur d’un diamant. Il dut garder les yeux clos pendant quelques minutes pour s’accoutumer à la luminosité. Ses paupières, son visage, son cou et ses mains captèrent des flux d’énergie d’une intensité telle qu’il contracta instinctivement les muscles de ses jambes pour ne pas être soulevé du sol. Les sons entremêlés composaient une symphonie dont la puissance, la tonalité et les harmoniques variaient sans cesse. Des images syncopées déferlèrent dans sa tête, des visages et des paysages inconnus se superposèrent aux visages de p’a et m’an At-Skin, d’Artrarak, du viduc Papironda, de Marti de Kervaleur, de Robin de Phart, de Yelle, aux rues d’Anjor, au désert nucléaire d’Ut-Gen, aux coursives du Papiduc, aux galeries de glace de Jer Salem, au capiton de chair du xaxas…

Étourdi, couvert de sueur, il rouvrit précipitamment les yeux. Il constata que les sons étaient indissociablement liés aux milliards d’étincelles qui dansaient sur les innombrables facettes des parois, du sol et du plafond. Ce concert lumineux ou ce déluge de lumière sonore avait quelque chose d’à la fois majestueux et terrifiant. Les contours et le volume du naos semblaient également sujets aux modifications perpétuelles. Jek avait parfois la sensation de se trouver dans une salle immense, illimitée, et parfois dans une pièce exiguë, comme à l’intérieur d’un myocarde qui se contractait et se dilatait sans cesse.

L’Anjorien chercha le mahdi des yeux comme pour se raccrocher à un élément stable, réel, et balayer la sensation tenace d’évoluer dans un rêve. Shari n’était plus qu’une silhouette traversée d’éclats fulgurants. Le même étonnement saisit Jek que lorsqu’il l’avait découvert perché sur un rayon au-dessus du buisson du Fou. Il avait alors cru qu’un dieu en haillons était venu lui rendre visite sur Terra Mater et il avait du mal à se persuader qu’il accompagnait ce même dieu dans l’arche des annales inddiques. Il ne savait plus s’il devait combattre le puéril sentiment d’orgueil qui le gagnait.

Les facettes des murs et du plafond fluctuaient, changeaient de forme et de superficie, et les rayons éblouissants qui tombaient d’invisibles lucarnes dessinaient des figures éphémères et complexes.

« Les dewas, murmura Shari, les étincelles de la création…»

Jek concentra son attention sur une facette et, instantanément, il se rendit compte qu’un monde habité par des millions d’hommes et de femmes vivait à l’intérieur de lui. Il entendit des millions de voix, perçut des millions de souffles, et leur détresse imprégna tout son être. Des centaines de milliers d’années plus tôt, ils avaient sombré dans un total oubli d’eux-mêmes et avaient donné à leur environnement l’exorbitant pouvoir d’influencer leur destinée. Ils avaient perdu le chemin de leur source, ils avaient oublié leur flamme de vie qui brillait dans l’arche depuis l’aube des temps. Terrorisés par la mort parce qu’ils étaient gouvernés par leurs sens, ils s’accusaient mutuellement de leurs malheurs et se saisissaient de tous les prétextes pour s’entre-tuer.

Le blouf n’avait eu qu’à se glisser dans les failles de l’humanité. Comme sur le sentier quelques instants plus tôt, l’incréé s’était appliqué à diviser, à séparer, à fragmenter. Il était parvenu à restreindre l’homme, à rabaisser le créateur au niveau de sa création, à le comprimer dans l’espace et le temps, puis il lui avait suffi d’exploiter à son profit les inventions humaines pour façonner ses propres clones.

Jek sentit nettement vaciller les étincelles, soufflées par une bouche invisible. Les créatures de l’informe, les Scaythes d’Hyponéros, achevaient le travail entamé depuis des millions d’années, depuis le commencement, depuis que la chaleur convulsive des douze premières étincelles avait enfanté les ondes et les formes. Ils effaçaient la mémoire intemporelle des hommes, un effacement implacable mais qui s’accomplissait en douceur, sans souffrance, car la souffrance induisait un contraste et par conséquent une dualité, une tension créatrice.

Incapable de supporter plus longtemps la terrible angoisse qui le suffoquait, Jek détourna les yeux et observa une deuxième facette. Un autre monde se déploya en lui, une autre civilisation, un autre climat, d’autres couleurs, d’autres odeurs, mais la perception dominante, persistante, restait celle de l’avènement d’une nuit éternelle.

« La chaîne de l’Indda devait empêcher cette terrible issue, dit Shari comme s’il n’avait rien perdu du cheminement intérieur de Jek. Les maîtres étaient chargés de ramener les hommes sur le sentier de leur propre source, mais au cours des siècles ils se sont eux-mêmes fourvoyés sur des chemins de traverse. D’autres, des prophètes, des visionnaires, ont capté les vibrations des annales et ont transmis les fragments du Verbe à leurs contemporains mais l’incréé s’est tapi dans leurs paroles et leurs disciples ont établi des religions fanatiques sur leur nom.

— Pourquoi le fou des montagnes est-il parti ? demanda Jek. Il aurait pu nous aider…»

Sa voix tremblait de désespoir contenu.

« Il a repoussé l’échéance de toutes ses forces, mais il est arrivé au terme de son cycle d’homme, répondit Shari. Il est allé bien au-delà des limites de son rôle. Il avait perçu l’appel des autres mondes, avait accédé à un autre statut et il aurait été dangereux pour les siens et pour lui d’intervenir dans les affaires humaines. Nous ne devons plus compter que sur nous-mêmes, Jek. Un pari à la fois exaltant et risqué.

— Qu’allons-nous faire ?

— Nous unir, former une entité indivisible et descendre dans les mécanismes subtils de la création. Peut-être serons-nous entendus et recevrons-nous une réponse plus claire que lorsque je m’y suis essayé seul. Tu es prêt ? »

Jek acquiesça d’un battement de paupières. Ils joignirent les mains et établirent le silence intérieur. Ils n’eurent pas besoin d’invoquer l’antra, il leur suffit de se laisser porter par les vibrations du Verbe, du son de vie, du chœur permanent qui s’élevait à l’intérieur du naos.

 

*

 

Jek reprit conscience dans une pièce aux murs recouverts d’un matériau lisse qui évoquait le métal. Une bulle-lumière éteinte flottait sous le plafond bas. Il distinguait clairement les formes en dépit de l’obscurité. Il n’était pas matériel : il flottait, aussi volatil que l’air, au-dessus de quatre boîtes allongées et transparentes à l’intérieur desquelles reposaient des corps inertes. Il reconnut d’abord Naïa Phykit, et sa beauté, rehaussée par l’étrange sérénité de son visage, l’émerveilla. Puis il identifia Phœnix dont quelques mèches de la longue chevelure noire venaient mourir sur la pointe des seins. Le spectacle de San Francisco figé dans sa prison de verre l’emplit d’une émotion intense, d’autant plus déchirante qu’il n’avait pas la possibilité de la soulager avec des larmes. Ils avaient partagé la douleur de l’errance et de l’exil, et pendant quelques secondes l’Anjorien dériva sur le flot de souvenirs qui le liaient au prince de Jer Salem.

Il contempla enfin Yelle. Ses cheveux formaient un nuage doré, moussu et figé autour de sa tête. Elle s’était débrouillée pour conserver son air boudeur dans son sommeil de glace. Une teinte légèrement verdâtre délayait l’incarnat de sa peau. Des veinules sombres sillonnaient ses paupières closes. Il trouva détestable la manière dont les embaumeurs l’avaient exhibée. Ils auraient pu au moins couvrir le renflement impudique de sa vulve, qu’aucune pilosité ne dissimulait aux regards, contrairement aux adultes. Elle lui parut plus petite que dans ses souvenirs mais cela tenait probablement au fait qu’elle n’avait pas grandi pendant ces trois années d’hibernation.

Une subite impulsion le poussa à caresser le front de la fillette. Il n’eut pas d’autre choix que d’en rester au stade des intentions car, privé de corps, il n’avait aucune possibilité d’intervenir dans les champs de matière. Il plana un long moment au-dessus du sarcophage, écartelé entre la joie de la revoir et la frustration de ne pouvoir la toucher.

Une porte s’ouvrit soudain. La bulle s’emplit de lumière blanche et vint se placer au-dessus des sarcophages. Un réflexe stupide entraîna Jek à vouloir se cacher, puis il se rappela qu’il était immatériel, que les nouveaux arrivants, deux hommes, n’avaient pas la possibilité de le voir.

L’un était vêtu d’une chasuble et d’un colancor blancs. À son doigt brillait un énorme corindon serti dans un anneau d’optalium. L’autre, plus jeune, avait passé une chasuble verte par-dessus un colancor bleu nuit. Son visage disparaissait sous une épaisse couche de poudre blanche et deux mèches torsadées s’enroulaient autour du faux liseré de son cache-tête. Jek n’aima pas le regard concupiscent qu’il lança au corps de Yelle.

L’Anjorien se demanda pourquoi les annales inddiques l’avaient expédié dans cette pièce. Il ne glanerait ici aucune solution, aucune réponse. Shari, qui donnait l’impression de tout voir, de tout savoir, utilisait probablement ce type de transfert immatériel pour obtenir des renseignements et préparer ses interventions ultérieures.

L’homme vêtu de blanc s’agenouilla, les bras en croix. Jek eut l’intuition qu’un invisible cordon reliait ce prélat aux quatre corps congelés, que son destin se jetait dans le leur comme une rivière dans un fleuve, et que ce fleuve se jetait lui-même dans un océan de lumière.

Le deuxième ecclésiastique, en retrait, adossé à un mur, jetait des coups d’œil dérobés et douloureux sur le sarcophage de Yelle. Des pensées tourmentées le harcelaient, l’empêchaient de goûter à la paix de l’âme.

« Ne perçois-tu donc vraiment rien, mon cher Adaman ? dit l’homme en blanc en se relevant.

— Cessez donc de me poser cette question, Votre Sainteté ! répliqua l’autre avec acrimonie. Vous savez bien que je ne suis qu’un serviteur anonyme et médiocre du Kreuz ! »

Bien qu’il fût privé de ses sens, Jek voyait et entendait encore mieux que s’il avait disposé de son corps, comme si son enveloppe matérielle avait enfin cessé d’embarrasser son esprit.

« J’ai ouï dire que le sénéchal Harkot vous avait prié de lui restituer ces cryos, Votre Sainteté, reprit le plus jeune. Qu’allez-vous lui répondre ?

— Je ne les lui donnerai pas, affirma l’homme en blanc.

— À quoi vous sert de créer un incident avec le pouvoir temporel puisque vous ne disposez pas des codes de réanimation ?

— À quoi vous sert de poser des questions auxquelles je ne puis apporter de réponse ? »

Jek fut tout à coup aspiré par une bouche de lumière bleue. Les voix et les formes s’estompèrent, les deux hommes et les sarcophages devinrent des points minuscules et brillants. Il entrevit encore un bâtiment flanqué de hautes tours, une cité illuminée, un globe où dominaient les tons bleu et rouge, puis il ne fut plus qu’une sensation grisante de vitesse et de chaleur.

 

Le garçon, âgé de trois ans, paraissait vraiment minuscule à côté des serpents géants. Les plus grands mesuraient une vingtaine de mètres de la tête à la queue mais, en dépit de l’exiguïté des passages, ils le frôlaient avec une délicatesse étonnante, sans jamais le bousculer ni le renverser. Parfois ils ouvraient la gueule, happaient prestement l’enfant et disparaissaient dans les tunnels étroits et sombres.

Les premiers instants de surprise et d’effroi passés, Jek comprit que c’était de cette manière, dans leur gueule, qu’ils le promenaient d’un nid à l’autre du bouclier de corail, et cet étrange moyen de transport lui rappela le ventre du xaxas. Il lui avait fallu quelques minutes pour établir le lien entre ce paysage, cet enfant, ces serpents et les confidences de Shari. Les annales inddiques l’avaient à son tour expédié sur Ephren pour rendre une visite immatérielle à Oniki et Tau Phraïm.

Bien que très différente de Naïa Phykit, Oniki lui parut aussi belle que la mère de Yelle et il approuva le choix de Shari, choix qu’il avait jusqu’alors inconsciemment refusé, rencontrant certaines difficultés à admettre qu’un homme promis à un destin aussi grandiose préférât l’amour restrictif d’une femme et d’un enfant au salut de l’humanité tout entière – oubliant qu’il était lui-même suspendu à l’amour exclusif de Yelle. Mais devant Oniki il prenait conscience que sans elle Shari n’aurait jamais eu la force d’aller au bout de lui-même, qu’elle était l’indispensable puits de tendresse dans lequel il venait se régénérer. Elle portait une robe faite de brindilles de lichens célestes patiemment entrelacées et dont la teinte brun-rouille mettait en valeur l’éclat de ses cheveux et de sa peau. Elle avait élu domicile dans un nid de serpents qu’elle avait séparé en trois pièces à l’aide de tentures. Dans les chambres elle avait installé des matelas confectionnés avec la bourre – la partie duveteuse – des lichens et garnis d’une couverture tramée. Tau Phraïm et elle se nourrissaient des fruits coralliens, des excroissances oblongues, blanches et juteuses qui poussaient dans le cœur du corail et dont les serpents étaient également friands.

La vigilance des reptiles géants ne se relâchait à aucun moment. Une vingtaine d’entre eux accompagnaient Oniki et Tau Phraïm dans chacun de leurs déplacements. De temps à autre la jeune femme recouvrait ses réflexes de thutâle, retirait sa robe et grimpait à l’assaut d’un tunnel vertical qu’elle nettoyait de ses déchets célestes. Elle s’occupait d’environ trente tuyaux dont certains avaient un diamètre de plus de dix mètres. Les lumières bleue ou rouge des étoiles Tau Xir et Xati Mu s’y engouffraient avec voracité et tombaient en colonnes majestueuses sur l’île de Pzalion et sur le moutonnement noir de l’océan Gijen.

L’adresse et la vigueur d’Oniki étonnaient Jek. Elle se tenait en équilibre sur les parois arrondies des tuyaux à la seule force de ses doigts, modifiait sans cesse le centre de gravité de son corps collé comme une ventouse contre le corail. Tantôt elle progressait à la manière d’une araignée, les bras et les jambes écartés, tantôt, si le passage l’exigeait, elle se servait du seul levier de ses bras. Jek distinguait avec netteté le jeu de ses muscles sous la mince enveloppe de peau, les profonds sillons qui se creusaient sur la face externe des cuisses, le travail des triceps et des dorsaux, les resserrements et les relâchements des fessiers, les contractions puissantes du bas-ventre. Il fut également sidéré de voir avec quelle précision, quelle dextérité, quelle économie gestuelle, quelle grâce elle arrachait les bouquets de lichen prisonniers du corail et les jetait dans le vide. Elle était tellement concentrée sur son travail qu’aucun mouvement parasite ne venait troubler son escalade. Les serpents se glissaient dans des failles indécelables à l’œil nu, réapparaissaient quelques mètres plus haut et attendaient qu’elle fût à leur hauteur pour disparaître à nouveau.

Elle se hissa sur le toit du bouclier et s’assit, ruisselante de sueur, sur le corail empourpré par les rayons de Tau Xir, la naine rouge, et balayé par les vents de hautain. Un serpent surgit d’une crevasse et s’approcha d’elle. Un sourire radieux illumina son visage lorsqu’elle discerna la silhouette de Tau Phraïm dans la gueule grande ouverte du reptile. Jek fut traversé par un désir puissant de se joindre à eux, de se dissoudre dans les flots d’amour et d’harmonie qui s’écoulaient de leurs yeux. Simultanément il perçut les ondoiements de tentacules visqueux et froids autour de la jeune femme et de son fils, et il eut le sentiment que les Scaythes d’Hyponéros rassemblés sur l’île de Pzalion ne tarderaient plus à passer à l’action. Puis sa vue se brouilla et un vortex céleste l’aspira.

 

La sensation vertigineuse s’interrompit subitement. Il flottait dans une pièce sombre, meublée d’un matelas et de deux chaises de paille. Un drap écru recouvrait le corps d’un homme au crâne rasé allongé sur le matelas. Une femme vêtue d’une robe empesée remontée jusqu’aux genoux était assise sur une chaise.

Jek se demanda ce qu’il fabriquait dans cette masure. Une tempête faisait rage dehors, comme en témoignaient les hurlements du vent et les crissements de minuscules cailloux sur le torchis des murs. Les yeux de la femme étaient dépourvus d’iris. Entièrement blancs, ils fixaient l’homme allongé sans vraiment le voir ou plus exactement sans s’arrêter aux limites extérieures de son enveloppe corporelle. Dotée de perceptions extra-sensorielles, elle regardait au-delà des apparences et contemplait l’âme à la fois noire et pure de son interlocuteur. Il y avait en lui une grande part de noblesse et une grande part de misère, comme s’il avait longtemps chevauché des destins contraires. La femme ne portait pas de jugement sur lui, car elle était trop clairvoyante pour réduire ses semblables à des sentences, mais lui ne parvenait pas à se pardonner le gâchis de sa vie.

« Mes yeux ne peuvent me tromper, répéta-t-elle. Tu es l’un des douze piliers du temple. L’un des douze cavaliers de la rédemption.

— Je ne suis qu’un pillard des monts Pïaï, un trafiquant de chair humaine, un des salopards de Jankl Nanupha, répliqua-t-il d’un ton las.

— Tu es également un chevalier absourate, un homme qui canalise l’énergie. C’est de cette maîtrise dont l’humanité a besoin. Plus vite tu seras persuadé de l’importance de ton rôle et plus les chances des hommes augmenteront d’échapper au sort terrible qui leur est promis.

— Vous avez abusé des philtres de voyance, Himâ !

— Remercie Dieu qui m’a donné les pouvoirs de voyance. Si je ne t’avais pas protégé des hommes de mon village, tu serais mort dans d’atroces souffrances et les vents de soufre auraient dispersé les morceaux de ton cadavre sur le plateau des Abrazz. »

Un pli d’amertume se creusa au coin de la bouche de l’homme.

« Vous auriez dû les laisser me tuer…»

Elle haussa les épaules, se leva et fit quelques pas. Jek se rendit compte qu’elle ne distinguait pas les objets, les murs, les obstacles potentiels, mais qu’elle percevait leur fréquence ondulatoire, leur densité.

« Nous n’avons pas de temps à perdre ! reprit-elle avec colère. Jankl Nanupha ne va pas tarder à se lancer à ta recherche et à surgir ici avec ses hommes !

— Pourquoi serais-je l’un des douze élus ? Vous me paraissez nettement mieux qualifiée que moi pour ce genre de…»

Elle se retourna avec vivacité, se pencha sur le matelas et lui posa la main sur la bouche.

« Je serai l’arc, tu seras la flèche. »

Elle se redressa et, d’un geste solennel, dégrafa sa robe qui glissa le long de sa poitrine, de ses hanches, de ses jambes et s’affaissa à ses pieds dans un froissement étouffé.

« Puise en moi la force de conviction, murmura-t-elle. Nous serons liés à jamais. Je t’accompagnerai par la pensée, par le souvenir. Je serai là chaque fois que tu auras besoin de moi. »

Il laissa errer un regard brûlant, presque douloureux, sur ce corps dénudé qui éveillait en lui bien davantage que du désir.

« Comment réagiront les gens de ton peuple s’ils apprennent que tu as sacrifié ta virginité ?

— L’ordre des Himâs des Abrazz a été créé dans le seul but de reconnaître le douzième cavalier de la rédemption et la virginité garantissait la pureté des voyances. Je t’ai reconnu, Whu. Je n’ai donc plus aucune raison de rester vierge. Les temps sont venus de l’union, de la fusion. »

Elle se glissa sous le drap et l’enlaça.

Jek se remémora les corps bruns et enchevêtrés de San Francisco et de Phœnix dans le cachot du Thorial de Jer Salem. Il entendit à nouveau leurs gémissements, ces soupirs qui trahissaient une étrange douleur, et il se demanda s’il connaîtrait un jour ce genre de sensations avec Yelle.

Il dériva sur ses souvenirs, traversa une nue tourbillonnante et jaune, s’éleva au-dessus d’une planète ceinturée par une dizaine d’anneaux, sortit d’un système à étoile double et erra dans l’espace insondable. Quelque chose bougea dans le lointain, une ligne grise parsemée de taches verdâtres et noires. Cela ressemblait à un vaisseau, ou à un train de vaisseaux soudés les uns aux autres. Pour autant que Jek pût en juger, ils parcouraient le vide interstellaire à une vitesse bien supérieure à celle de la lumière. Il se dirigea vers un appareil situé en queue de chaîne, traversa les couches extérieures du fuselage où s’était incrustée une épaisse lèpre noire et verte, franchit des coursives, des cabines, des salles communes où s’agitaient de mystérieuses silhouettes dans la pénombre. Il capta des milliers de frémissements, des pensées émises par des milliers de cerveaux, et ressentit la nostalgie poignante, presque palpable qui émanait d’eux. Ils vivaient dans une obscurité permanente comme s’ils avaient perdu définitivement l’usage de la lumière.

Il déboucha dans une minuscule cabine, se stabilisa au-dessus d’une couchette sur laquelle reposait une forme immobile et silencieuse. Deux éclats de lumière transperçaient l’obscurité, deux éclats qui semblaient provenir des profondeurs du temps. Le ronronnement sourd des moteurs faisait vibrer les cloisons et le plancher. Les yeux de la créature – il ne trouvait pas d’autre explication à ces lueurs aussi vives que des brandons – étaient chargés d’une telle intensité, d’une telle énergie qu’il prit peur et chercha instinctivement un endroit où se réfugier. Il pensa que l’abri le plus sûr était son corps, resté dans le naos du temple inddique.

 

*

 

Le bois crépitait et projetait de temps à autre des gerbes d’étincelles. Jek repoussa son assiette et vint s’asseoir devant la cheminée. La douce chaleur du feu était la seule nourriture dont il avait envie.

Shari et lui n’avaient pas repris conscience dans le naos mais directement dans la maison de Sri Lumpa et Naïa Phykit. Épuisés par leur longue translation, ils étaient allés à tour de rôle s’allonger sur leur lit pour prendre un peu de repos. Les Scaythes étaient désormais avertis de leur présence sur Terra Mater, et la menace constante que l’Hyponéros faisait peser sur eux les contraignait à établir des tours de garde.

Cependant, tant d’images et de sensations s’étaient bousculées dans la tête et le corps de Jek qu’en dépit de sa fatigue il n’était pas parvenu à trouver le sommeil.

« Eh bien, Jek, que retires-tu de notre visite aux annales inddiques ? » demanda Shari accroupi devant le seuil de la cheminée, affairé à tisonner la braise.

Jek conserva son mutisme, d’une part parce qu’il se sentait trop fatigué pour ouvrir la bouche et d’autre part parce qu’il ne trouvait rien à répondre. Il n’avait pas le recul nécessaire pour tirer un quelconque enseignement de l’expérience qu’il venait de vivre et qui accaparait encore toute son attention.

« Est-ce que tu t’es rendu compte que nous ne nous sommes jamais quittés ? reprit Shari. Ni sur Syracusa, ni sur Ephren, ni sur cette autre planète et ses anneaux, Sbarao probablement, ni enfin à l’intérieur de ce train de vaisseaux…»

Bien que l’Anjorien n’eût à aucun moment détecté la présence de Shari à ses côtés au cours du voyage, cette information ne le surprit pas.

« La voyante de l’anneau a parlé des douze cavaliers de la rédemption, des douze piliers du temple, ajouta Shari qui donnait l’impression de parler surtout pour lui-même. J’avais déjà eu la révélation du nombre douze lors de mes précédentes visites aux annales mais je ne savais pas comment l’interpréter.

— Et maintenant vous le savez ? »

Les flammes jetaient des lueurs mouvantes sur les murs et le sol. Le vent violent qui frappait à la porte et aux fenêtres annonçait un orage imminent.

Shari se retourna et enveloppa Jek d’un regard bienveillant.

« Entre compagnons de l’Indda, on se tutoie, Jek. Cesse de me considérer comme un professeur. Je serais honoré que tu me traites comme ton égal. Nous sommes deux à avoir pénétré dans les annales et nous devons être douze, comme les douze cavaliers de la rédemption, comme les douze piliers du temple. À douze, nous aurons une chance de vaincre le blouf. Les annales nous ont montré neuf de nos futurs compagnons : ma mère Aphykit, Yelle, San Francisco et Phœnix… si nous parvenons à les délivrer et à les ranimer… Oniki et Tau Phraïm… À ceux-là nous devons rajouter l’actuel muffi de l’Église, peut-être, l’homme au crâne rasé, un chevalier absourate selon la voyante, et la créature que nous n’avons fait qu’entrevoir dans le train de vaisseaux…

— Elle m’a fait peur ! s’exclama Jek.

— En tout cela fait onze, poursuivit Shari sans tenir compte de son intervention… Mais pourquoi les annales ne nous ont-elles pas montré le douzième ? »

Il fixa d’un air sombre l’extrémité évasée du tisonnier rougie par le feu.

« Qui est le douzième ? »