UNE AGITATION inhabituelle régnait sur le port de Koralion. La lumière bleue de Xati Mu tombait en colonnes majestueuses et ruisselantes du bouclier de corail. Les vagues écumantes de l’océan Gijen se fracassaient contre les pylônes de soutènement. Le vent de hautain s’engouffrait en mugissant dans les tuyaux des grandes orgues et pourchassait les bulles-lumière qui flottaient au-dessus des avenues, des ruelles et des élégantes constructions à colonnades. Les promeneurs s’étaient rassemblés à l’extrémité du quai où étaient amarrées les aquasphères de pêche.

Les grandes cages s’étaient rematérialisées quelques minutes plus tôt. Elles renfermaient des animaux dont il était difficile de dire s’il s’agissait d’insectes géants pourvus de quatre ailes, de quatre pattes et d’un bec ou de gigantesques oiseaux déplumés. Leur allure, leur envergure, la férocité qui se lisait dans leurs yeux ronds avaient quelque chose de monstrueux, d’effrayant, et ils n’auraient pas été transférés à l’intérieur de leurs cages, les badauds ne se seraient sans doute pas attardés dans les parages. Rassurés par l’épaisseur et la solidité apparente des barreaux, ils se pressaient en rangs serrés derrière le triple cordon d’interliciers et de mercenaires de Pritiv qui leur interdisait l’accès au quai.

À l’intérieur du périmètre protégé, des hommes vêtus de combinaisons de cuir épais et armés de fouets qu’ils portaient enroulés à la ceinture devisaient par petits groupes de trois ou quatre. Leurs cheveux gras, emmêlés, leur barbe en bataille, leurs ongles noirs et leurs bottes maculées de terre trahissaient, outre la sauvagerie indéniable de leur existence, une résistance opiniâtre aux principes élémentaires de propreté. Une allure hérétique qui aurait pu – dû – leur valoir un effacement majeur ou même le supplice de la croix-de-feu à combustion lente.

La morgue ostentatoire de ces mécréants venus d’une lointaine planète expliquait la mine sombre – et pourtant abondamment poudrée de blanc – du cardinal d’Esgouve, gouverneur de la planète Ephren. Le prélat faisait les cent pas sur le bord du quai et le vent violent qui gonflait son surplis lui donnait des faux airs d’une chauve-souris rouge et mauve. Ses deux protecteurs de pensées, quelques missionnaires vêtus de safran et son secrétaire particulier, le vicaire Grok Auman, se tenaient respectueusement à l’écart.

Le cardinal d’Esgouve n’avait reçu aucune réponse aux vingt demandes de mutation qu’il avait adressées aux responsables des mouvements du clergé, comme si l’administration ecclésiastique l’avait définitivement oublié sur cette planète perdue. Le résultat inattendu de l’élection muffiale n’avait guère arrangé ses affaires : il était dans l’impossibilité de relancer les cardinaux qui lui avaient promis une nouvelle affectation (de prestige, cardinal d’Esgouve, de prestige…) s’ils avaient la bonne fortune d’accéder au trône suprême de l’Église (mais vous nous y aiderez par votre vote, n’est-ce pas ?…). Les quelques jours passés en conclave sur Syracusa avaient renforcé en lui le désir de rentrer à Vénicia, là où se nouaient les intrigues, là où il pourrait apporter sa contribution à l’élimination du Marquinatole. Mais plus le temps passait et plus cette espérance s’éloignait de lui, et il était désormais la proie de colères incontrôlables qui l’abandonnaient, pantelant, brisé, sur le rivage de la folie.

Il s’était violemment opposé à l’introduction des serpentaires géants sur la planète dont il avait la charge. Ces monstres ailés qui provenaient de l’amas de Néorop, de la planète Nouhenneland plus précisément, lui flanquaient une frousse monumentale depuis qu’il en avait contemplé un spécimen dans le parc zoologique de Vénicia. Quant à leurs dresseurs, des brutes débraillées et avinées appelées également les serpentiers, ils lui inspiraient autant de fureur que de dégoût. Dès qu’ils auraient rempli la mission pour laquelle ils étaient mandatés, il leur ferait passer le goût de la provocation.

La veille, un messacode était arrivé sur son bureau. Le conseil supérieur de l’éthique kreuzienne, présidé par le sénéchal Harkot en personne, le priait de ne pas entraver le cours de la justice immanente du Kreuz et le remerciait de bien vouloir se conformer aux instructions du grand inquisiteur Xaphox. Il avait donc dû se résigner à voir débarquer les serpentiers et leurs monstres, dressés pour la chasse aux anacondas des forêts tropicales de Nouhenneland (prisés pour les couleurs chatoyantes de leur peau). Non pas que l’équilibre écologique d’Ephren lui tînt particulièrement à cœur – il lui arrivait même de penser que seule une catastrophe naturelle était susceptible de mettre un terme à son bannissement – mais il détestait que son autorité fût battue en brèche par des caricatures d’humains.

Il s’immobilisa et jeta un regard aux deux dresseurs qui, quelques mètres plus loin, s’entretenaient avec Xaphox, enfoui dans les innombrables replis de son ample acaba noire. Il entrevoyait des taches brunes entre leurs dents jaunes, des brins d’une plante séchée qu’ils mâchaient à longueur de temps. Il devina que cette répugnante habitude avait un lien avec les lueurs de démence qui embrasaient leurs yeux globuleux. D’eux s’exhalait une puanteur de ménagerie à l’abandon.

De temps à autre le vent colportait des rumeurs diffuses, des bribes d’un chant de thutâle. Les nettoyeuses des orgues se consacraient sans relâche à leur tâche, indifférentes aux vicissitudes de ceux qu’elles appelaient, avec une légère pointe de condescendance, les « rampants ». Les différentes tentatives de remplacer les sœurs du Thutâ par des automates s’étaient toutes soldées par des échecs. Non seulement les machines se montraient plus lentes que les femmes mais elles se laissaient rapidement déborder par les lichens célestes. Le cardinal, qui avait projeté de dissoudre la corporation des thutâles dès son arrivée sur Ephren, avait dû reconnaître l’importance de leur fonction : sans ces recluses dévouées corps et âme à leur tâche, les lichens célestes auraient rapidement obstrué les tuyaux et interdit le passage aux rayons des étoiles Xati Mu et Tau Xir et aux vents de hautain. Il leur avait seulement ordonné de ne plus déambuler entièrement nues dans les orgues de corail, car la nudité était contraire aux préceptes fondamentaux du Kreuz. Il savait qu’elles se débarrassaient de leur robe ou de leur épaisse combinaison dès qu’elles étaient hors de portée des regards (le grand inquisiteur Xaphox le lui avait confirmé) mais il avait renoncé à combattre cette coutume luxurieuse. La perspective écrasante du bouclier de corail, ce ciel bas et menaçant soutenu par des piliers érodés, l’oppressait et il lui arrivait de plus en plus souvent de subir des accès de panique assimilables à des attaques de claustrophobie. La peur du manque d’oxygène l’entraînait à faire preuve d’une mansuétude coupable à l’endroit des thutâles. Après tout, le sentiment de pudeur revêtait-il encore de la valeur lorsqu’on se perchait à la seule force des bras à plus d’un kilomètre du sol ? lorsqu’on croisait un grand serpent de corail qui pouvait vous engloutir d’un seul coup de gueule ? Qu’elles œuvrent donc dans l’état qui leur plaît pourvu qu’elles nous donnent l’air et la lumière !

Reprenant empire sur lui-même, le cardinal s’approcha de Xaphox et de ses deux vis-à-vis. Il appliquait un vieux principe appris lors de son séjour à l’ESPS de Vénicia : un bon serviteur du Kreuz feint d’organiser les événements qui lui échappent. Ses protecteurs de pensées, les missionnaires et son secrétaire particulier lui emboîtèrent le pas. Les rafales rageuses du vent de hautain dispersèrent la puanteur qui émanait des deux serpentiers.

« Nous lancerons l’opération dans trois heures locales, Votre Éminence », dit Xaphox en se tournant vers le cardinal.

Le prélat n’avait pas encore réussi à déterminer ce qui l’horripilait le plus chez le grand inquisiteur, cette faculté inquiétante de devancer les mouvements, les intentions de ses interlocuteurs ou le timbre éraillé de sa voix.

« À moins que vous n’y voyiez un inconvénient, Votre Éminence, ajouta le Scaythe avec un soupçon d’impertinence.

— Autant en finir rapidement, monsieur l’inquisiteur ! lâcha le cardinal d’un air pincé.

— Pour ça, pouvez faire confiance à nos bêtes ! s’exclama un dresseur. Sont capables de tuer leurs dix serpents à l’heure ! Et des anacondas de Nouhenneland, des écailleux qui vont chercher dans les trente ou quarante mètres de long ! À côté, vos serpents de corail sont des vers de terre !

— Je n’en doute pas », murmura le cardinal.

Il ne parvenait pas à soutenir le regard insistant du serpentier qui lui adressait la parole. Ces hommes aux faces grossières et aux mains sales l’emplissaient d’un dégoût tel que le simple fait de les dévisager était une entreprise au-dessus de ses forces. Il s’en tira honorablement en contemplant d’un air inspiré les vagues ourlées d’écume du Gijen. Les effluves salins de l’océan lui apparurent soudain comme le plus suave des parfums.

« Ne devrions-nous pas nous interroger une dernière fois sur l’opportunité de cette opération ? avança-t-il sans conviction.

— Nous en avons déjà parlé et vous en avez admis le bien-fondé, Votre Éminence », répondit Xaphox.

Il sembla au cardinal déceler des menaces voilées dans le ton neutre du grand inquisiteur.

« Je suis gouverneur de cette planète, représentant suprême des pouvoirs temporel et spirituel de l’Ang’empire, et si je décide de reporter sine die le lâcher de ces horribles serpentaires, vous ne pourrez pas vous y opposer, monsieur l’inquisiteur !

— Nul ne songe à contester votre autorité, Votre Éminence, dit Xaphox en s’inclinant. Cependant, la hiérarchie de Vénicia vous a adressé un…

— La hiérarchie de Vénicia n’entend rien aux particularités écologiques d’Ephren ! Qui peut prédire avec exactitude les dégâts que provoqueront ces monstres ailés à l’intérieur du bouclier de corail ?

— Nos bêtes ne sont pas des monstres, monsieur ! intervint un dresseur. Sont dressées pour chasser l’écailleux, pas pour abîmer le paysage !

— Les forêts de Nouhenneland n’ont rien de commun avec les orgues de corail ! s’impatienta le cardinal.

— Peut-être, mais nos bêtes sont d’une souplesse dont n’avez pas idée ! Sont capables de se glisser dans des trous où n’êtes pas capables d’entrer… comme dans le ventre d’une femme, par exemple ! »

Le cardinal d’Esgouve oublia tout à coup ses principes d’auto-psykè-défense et son visage anguleux se transforma pendant quelques secondes en un masque hideux de haine et de fureur.

« Faites excuse, monsieur, ajouta le serpentier qui se souvint à propos que les kreuziens n’avaient aucun sens de l’humour. C’était seulement une allusion aux vœux de chasteté des prêtres…

— Une autre allusion de ce genre, monsieur, et vous regretterez amèrement d’avoir croisé mon chemin ! »

Interdit, le dresseur fourragea dans sa barbe, puis extirpa une petite boîte en fer de la poche de sa combinaison de cuir. Il l’ouvrit et saisit entre le pouce et l’index quelques brins de couleur brune qu’il glissa nerveusement entre ses lèvres craquelées.

« Ce déploiement de forces me paraît quelque peu… disproportionné avec le but déclaré de votre initiative, reprit le prélat d’une voix calme mais où perçaient encore des éclats colériques.

— Cela fait trop longtemps que cette femme et son enfant narguent l’autorité spirituelle et temporelle de l’Ang’empire », répliqua Xaphox.

Le vent s’engouffra dans le capuchon de son acaba et dévoila son visage crevassé et ses yeux entièrement jaunes.

« On ne peut pas vraiment dire qu’ils nous dérangent ! Ils font l’objet d’une surveillance si étroite qu’ils n’ont aucune possibilité d’entrer en contact avec les habitants de cette planète.

— Ce sont des ennemis de la foi, Votre Éminence. Si nous les laissons en liberté, ils finiront par devenir des références, des symboles, ils susciteront une adoration malsaine et seront des germes d’hérésie.

— Les offices d’effacement sont justement prévus pour empêcher les déviances. Quel besoin avons-nous de lâcher ces… ces prédateurs dans le corail ?

— Nous avons d’excellentes raisons d’éliminer les serpents, Votre Éminence : leur nombre et leur constante vigilance nous empêchent de capturer l’ancienne thutâle Oniki Kay et son fils. Ils ont dévoré tous les mercenaires de Pritiv que nous avons expédiés dans le bouclier corallien.

— Quelle idée vous a traversé l’esprit d’envoyer des hommes servir de repas à ces répugnants reptiles ! La vie… humaine – il insista lourdement sur ce mot – est précieuse, monsieur l’inquisiteur.

— Raison de plus pour laisser les serpentaires nous débarrasser de ces ophidiens, aussi dangereux qu’inutiles. Sans compter que leur comportement vis-à-vis d’Oniki Kay et de son fils relève d’un pouvoir surnaturel.

— Ne blasphémez pas : seul le Verbe Vrai est surnaturel !

— C’est exact, Votre Éminence : je voulais parler de pratiques secrètes assimilables à de la sorcellerie. Le tribunal de la sainte Inquisition a détecté dans l’esprit des Ephréniens une recrudescence de pensées apostasiques liées à l’aspect miraculeux de l’aventure d’Oniki Kay. »

Le cardinal hocha la tête et se dirigea à pas rapides vers l’une des cent cages alignées sur le quai. Sa brusque approche – et peut-être les couleurs vives de ses vêtements – affola le serpentaire dont les ailes déployées et les griffes crissèrent sur le métal de sa prison. L’animal n’avait pas, c’était le moins que l’on pût dire, une apparence très sympathique. Il mesurait plus de trois mètres de hauteur et cinq ou six mètres de longueur. Les mandibules de son long bec recourbé étaient aussi affûtées que des lames. Du volatile il possédait encore la tête surmontée d’une crête grise et dentelée, l’œil rond, noir et stupide, quelques plumes bleues et vertes disséminées sur sa peau hérissée, un duvet soyeux qui lui tapissait le cou et les cuisses et un cri aigu qui évoquait l’iroulement des saliers huppés de Syracusa. Le reste, les quatre pattes aux griffes rétractiles et puissantes, les ailes translucides traversées d’excroissances cartilagineuses et le corps oblong, tenait davantage du sersdausore, un dinausorien volant de Nouhenneland dont il était le lointain descendant.

Après avoir surmonté sa terreur, le cardinal fut obligé de reconnaître que le monstre exerçait sur lui une répulsion viscérale proche de la fascination.

« Belle bête, pas vrai ? » dit le serpentier qui s’était approché dans son dos dans un froissement de cuir.

Il souhaitait visiblement corriger l’impression défavorable qu’avaient produite sur le gouverneur de la planète – son employeur occasionnel – ses insinuations maladroites sur la chasteté des prêtres.

« Cet animal préhistorique vous obéit réellement de la manière que vous prétendez, monsieur ?

— Au doigt et à l’œil, monsieur… Votre Éminence ! Faut à peu près dix ans standard pour les dresser. L’investissement est rentable parce que vivent plus de cinquante ans et ramènent leur quantité d’écailleux ! »

L’épouvantable haleine du dresseur contraignit le cardinal à reculer de deux pas, mouvement qui provoqua une nouvelle réaction de panique chez le serpentaire.

« Il me paraît bien agité pour un animal soi-disant docile…

— Le transfert par déremat les a rendus nerveux. Leur faudrait un peu d’exercice.

— Ils ne risquent pas de s’attaquer aux hommes ?

— Ça arrive, mais seulement si les dresseurs le leur ordonnent !

— Les serpents se sont regroupés à plus de mille kilomètres d’ici…

— Nos bêtes sont capables de voler à plus de cinq cents kilomètres à l’heure…»

Le cardinal leva les yeux sur la masse sombre du bouclier de corail que criblaient les bouches illuminées des tuyaux. La nuit étoilée était l’une des choses qui lui manquaient le plus sur Ephren. Les colonnes de lumière rouge ou bleue pourtant somptueuses qui tombaient des grandes orgues n’élevaient pas son âme autant que le spectacle de l’immensité stellaire. Il n’avait pas informé les matrions du Thutâ de l’intrusion de serpentaires dans le fragile écosystème d’Ephren. Il avait cru jusqu’au bout que le CSEK, le conseil supérieur de l’éthique kreuzienne, se rangerait à son avis, qu’il n’aurait donc pas besoin d’affoler inutilement la corporation des nettoyeuses et la population ephrénienne.

Il prit soudain conscience qu’il tenait un excellent argument pour surseoir au lancement de l’opération et tenter une dernière fois de retourner le CSEK en sa faveur. Il s’approcha à grandes enjambées de la silhouette noire et figée de Xaphox.

« Je vous prie de bien vouloir reporter de deux jours le lâcher des serpentaires, monsieur l’inquisiteur.

— Quelles sont vos raisons, Votre Éminence ? »

Le cardinal vint se planter à quelques centimètres de Xaphox et le fixa d’un air à la fois ironique et méprisant.

« Seriez-vous en train d’exiger de votre supérieur hiérarchique qu’il justifie ses décisions ?

— J’essaie seulement de comprendre et d’agir dans l’intérêt général, Votre Éminence. De me conformer par exemple aux instructions du sénéchal Harkot.

— N’essayez pas de m’impressionner en lançant à tous propos le nom du sénéchal Harkot, monsieur l’inquisiteur ! Je vous rappelle qu’en tant que gouverneur de cette planète, je suis habilité à prendre des décisions contraires à celles de la hiérarchie de Vénicia. »

Une brève impulsion traversa les implants nerveux de l’encéphale de Xaphox. Un commandement de l’Hyponéros : « Effacer immédiatement l’esprit du cardinal d’Esgouve. N’épargner que les fonctions élémentaires. »

« Nous n’avons pas prévenu le Thutâ de l’intrusion de ces serpentaires dans le corail, argumenta le cardinal.

— Quelle importance ? Cette opération ne pourra que rencontrer l’approbation des nettoyeuses des orgues : les serpents sont leurs ennemis ancestraux. »

Tout en soutenant la conversation, le grand inquisiteur s’était introduit dans le cerveau du cardinal d’Esgouve et avait commencé son délicat travail d’effacement. Relié aux données basiques de la cuve matricielle, il était désormais un canal par lequel s’écoulait la contre-énergie subtile de l’Hyponéros. S’il pouvait exécuter la mort mentale et l’inquisition de manière totalement autonome, comme tous les Scaythes des échelons supérieurs – la terminologie « échelons supérieurs », empruntée à l’humanité, recouvrait chez les Scaythes une notion de fabrication complexe et réussie –, l’effacement requérait la participation active des maîtres germes. Tuer un homme (ou séparer son esprit de son enveloppe corporelle, ce qui revenait au même) était une entreprise relativement aisée, car le corps humain offrait de nombreuses prises, de nombreuses failles, mais tarir la source de ses pensées, autrement dit tuer son esprit, exigeait le déploiement de toute la puissance anéantissante de l’incréé. Les courtisans et les cardinaux de Syracusa surnommaient « germes » ou « implants » (d’amour, d’amitié, d’espionnage…) ces atteintes progressives à leur propre souveraineté, mais c’était bel et bien d’extinction programmée dont ils auraient dû parler. L’action de l’Hyponéros ne laissait aucune place au hasard et les hommes s’en allaient sans même s’en apercevoir vers un néant dont ils ne reviendraient jamais. Il fallait seulement veiller à neutraliser les individus comme Oniki Kay et son fils, les empêcher de s’unir à d’autres êtres-source et de reconstituer le chœur vibrant de la création.

Le cardinal eut l’impression pénible qu’un courant d’air froid lui traversait la tête. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, comme une pensée fugace, et il se demanda tout à coup ce qu’il fabriquait sur ce quai. Des hommes vêtus de cuir devisaient par petits groupes entre des cages à l’intérieur desquelles s’agitaient de gigantesques animaux. Il se souvint qu’il était gouverneur d’Ephren, une planète entièrement recouverte d’un bouclier de corail, et que le Scaythe d’Hyponéros qui se tenait immobile à ses côtés était un inquisiteur mental. Saisi d’un bref mais violent accès de peur, il chercha du regard ses protecteurs de pensées. La vue des deux acabas blanches brodées d’un liseré rouge et giflées par le vent du large le rassura. La faim et la soif le tenaillaient, et une envie de dormir, insolite en cette heure de la journée, lui engourdissait les membres.

« Rien ne sert d’attendre, Votre Éminence, dit Xaphox.

— Vous avez les pleins pouvoirs, ânonna le cardinal. Vous êtes mieux qualifié que moi pour effectuer ce genre de travail. »

Il ignorait totalement de quel travail il s’agissait mais il savait qu’il pouvait se reposer entièrement sur les Scaythes d’Hyponéros, des créatures non-humaines d’une dévotion et d’une efficacité à toute épreuve. Et puis il était pressé d’aller se restaurer et se reposer.

Suivi de ses protecteurs et de son secrétaire particulier interloqué, il se dirigea d’une démarche somnambulique vers le temple kreuzien, une ancienne demeure bourgeoise érigée sur la colline de quartz noir qui dominait le port de Koralion. Les cordons d’interliciers et les badauds s’écartèrent silencieusement pour le laisser passer.

« Drôle de type, grommela un dresseur. L’a autant de suite dans les idées qu’une femme de petite vertu…»

Trois heures plus tard, on procéda à l’ouverture des cages des serpentaires. Les forces de l’ordre avaient au préalable dispersé la foule des curieux et les rayons pourpres de Tau Xir s’infiltraient dans la lumière bleue de Xati Mu. De longues minutes furent nécessaires aux dresseurs pour ramener à la raison leurs animaux surexcités. Les claquements de fouets, les bruissements d’ailes, les crissements des griffes sur les pavés de quartz et les glapissements suraigus composèrent une symphonie assourdissante. Puis les serpentaires s’apaisèrent l’un après l’autre, se posèrent docilement à côté de leur dresseur et réfrénèrent leur impatience en donnant de puissants coups de pattes et de bec sur le sol.

Lorsque le calme fut complètement rétabli, le porte-parole des serpentiers s’approcha de Xaphox.

« Sont prêtes nos bêtes, monsieur.

— Qu’attendez-vous pour les lancer dans le corail ?

— Votre signal ! »

Les subtilités de l’esprit humain échappaient en partie à la logique du grand inquisiteur – la différence entre des êtres souverains et leurs caricatures créées de toutes pièces sans doute. Ils passaient de l’orgueil à la soumission avec une inconstance désarmante. Ils étaient les maîtres de l’univers, les créateurs, et pourtant ils faisaient preuve d’une servilité dont les animaux eux-mêmes étaient dépourvus. Coupés de leur véritable pouvoir, ils étaient prêts à toutes les bassesses pour étancher leur soif de domination et de possession. Xaphox ne pouvait pas combattre directement les serpents de corail car, autre différence majeure entre l’Hyponéros et l’humanité, les Scaythes n’avaient aucune influence sur le règne animal, mais il n’avait eu qu’à flatter l’appât du gain de ces dresseurs de Nouhenneland pour les attirer sur Ephren. Il se servait d’hommes pour neutraliser d’autres hommes et cette habile exploitation des contradictions humaines déclenchait une excitation soutenue de ses implants cérébraux qu’on aurait pu traduire par de la jubilation (les traces infimes et récentes d’humanité dans l’Hyponéros expliquaient peut-être cette nouvelle et irrationnelle propension à se réjouir des malheurs d’autrui : les probabilités oscillaient entre 10,02 et 10,04 %).

Xaphox leva et abaissa le bras, exagérant la solennité de ce geste pour renforcer son autorité sur les dresseurs.

Guidés par les odeurs colportées par les vents de hautain, aiguillonnés par les ululements de leurs maîtres, les serpentaires s’arrachèrent du quai dans un formidable bruissement d’ailes et se dirigèrent vers les tuyaux des grandes orgues.

 

*

 

Des cris perçants alertèrent Oniki, allongée sur son matelas de lichen. Elle ne s’était pas assoupie, comme cela lui arrivait parfois lorsqu’elle revenait d’une escalade dans les tuyaux des orgues, mais elle s’était immergée corps et âme dans le cours de ses pensées et avait perdu tout contact avec la réalité. Les rayons de Xati Mu et de Tau Xir pénétraient par la galerie d’entrée et déposaient une clarté mauve, diffuse, sur les parois irrégulières du nid.

Plus le temps passait et plus s’ancrait en elle le souvenir de l’homme mystérieux qui avait surgi dans sa cellule du Thutâ et l’avait rendue à la fois femme et mère. Elle ressentait parfois sa présence avec une acuité telle qu’elle avait l’impression de percevoir son souffle sur sa nuque, sur sa poitrine, sur son ventre. Elle savait au fond d’elle-même qu’il ne l’avait pas oubliée, même si elle était de temps à autre la proie de violentes crises de désespoir qui la clouaient pendant plus de deux jours sur le matelas.

Elle se redressa, tous sens aux aguets. Elle perçut, outre les cris qui lui glaçaient le sang, des tremblements alarmants. Des brindilles et des duvets de lichens voletaient autour d’elle.

L’angoisse lui serra le cœur. Elle se glissa dans l’orifice qui séparait sa chambre de celle de Tau Phraïm. La petite pièce était vide. Elle ne l’avait pourtant pas entendu sortir. Le bouclier de corail vibrait de plus en plus, comme s’il était sur le point de s’effondrer. Un grondement continu se mêlait aux glapissements et aux bruits sourds qui provenaient de plusieurs endroits à la fois.

Folle d’inquiétude, Oniki enfila rapidement sa robe de brindilles et s’engouffra à quatre pattes dans l’étroite galerie qui montait vers le toit du bouclier. Des saillies lui éraflèrent les bras et les jambes, et elle dut prendre d’inhabituelles précautions pour ne pas s’empaler sur des branches brisées. Elle pressentait que ce tumulte était le fait des ennemis de son prince, ces hommes masqués de blanc et ces créatures au visage dissimulé sous un ample capuchon qui avaient investi Pzalion. Deux ans plus tôt, elle les avait vus massacrer les réprouvés de l’île. Des disques métalliques et tournoyants avaient jailli de leur bras tendu et avaient tranché la tête de ses anciens compagnons, proscrits de droit commun ou simples d’esprit. De véritables fleuves de sang s’étaient écoulés vers la grève où le sable noir les avait absorbés. Horrifiée, tétanisée, Oniki était restée un long moment suspendue à l’excroissance du pilier. Le spectacle de ces cadavres décapités et entassés les uns sur les autres lui avait donné la nausée. Un flot de bile avait forcé le barrage de ses lèvres et lui avait dégouliné sur le menton. Les hommes masqués de blanc avaient ensuite bombardé de rayons verts et étincelants le funeste monticule jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un tas de cendres dispersées par le vent.

Elle se hissa sur le toit du bouclier. Elle chercha immédiatement des yeux la silhouette menue et familière de Tau Phraïm, mais elle eut besoin de quelques secondes pour distinguer quelque chose dans la brume teintée de mauve qui s’élevait tout autour d’elle, occultant les disques bleu et rouge de Xati Mu et de Tau Xir. Elle entrevit des formes entremêlées, houleuses, au milieu des particules en suspension.

« Tau Phraïm ! »

Son hurlement se perdit dans le vacarme. Un serpent d’une dizaine de mètres de long émergea soudain de la brume et glissa la tête dans l’entrée de la galerie d’accès au nid. Il n’eut le temps d’y introduire que la moitié de son corps. Un oiseau géant surgit des hauteurs, fondit sur lui et lui enfonça profondément dans la chair les griffes de ses quatre pattes. Épouvantée, Oniki se recula de deux pas. Le serpent eut beau se contorsionner dans tous les sens, fouetter son agresseur avec la pointe de sa queue, l’oiseau – était-ce vraiment un oiseau ? Oniki avait plutôt l’impression d’avoir affaire à un serdall des légendes ephréniennes… – ne relâcha pas sa prise. Il battit des ailes pour tirer progressivement sa proie hors de son abri. Oniki entendit nettement le crissement de son bec sur les os crâniens du serpent. Elle se rendit compte que des scènes identiques se jouaient un peu partout autour d’elle. Après avoir coincé un reptile dans leurs griffes, les oiseaux lui donnaient le coup de grâce en lui brisant le crâne à coups de bec. Lorsque le serpent avait cessé de se débattre, ils poussaient un ululement qui ressemblait à une clameur de triomphe puis, sans relâcher le long corps inerte, s’envolaient et disparaissaient dans le lointain.

« Tau Phraïm ! »

Il avait l’habitude de se promener dans la gueule de ses amis du corail. Peut-être que l’un de ces affreux volatiles avait attaqué le serpent qui le transportait. Envahie d’un sombre pressentiment, Oniki tenta encore une fois de percer du regard l’épais brouillard que ne parvenait pas à disperser le vent de hautain, mais elle ne discerna que les soubresauts agités et désordonnés des ophidiens et de leurs prédateurs.

Des lézardes couraient maintenant sur toute la surface du bouclier. L’espace de quelques instants, elle demeura paralysée, incapable de prendre une décision. Pourquoi son prince ne choisissait-il pas ce moment pour se manifester ? Pourtant, elle en était certaine, il aurait su les sortir, elle et leur fils, de cette situation désespérée. Elle s’avança de quelques pas mais le corail s’effrita sous ses pieds. Elle perdit l’équilibre et s’effondra sur le dos. Elle aperçut un grand oiseau au-dessus d’elle, entrevit l’éclat de ses yeux ronds, son long abdomen parsemé de quelques plumes, ses pattes griffues, ses ailes translucides. Elle eut l’impression qu’il la prenait pour cible. Elle espéra pendant une fraction de seconde qu’elle évoluait dans un rêve, qu’elle allait se réveiller dans la chambre du nid et que Tau Phraïm aurait, comme à son habitude, profité de son sommeil pour venir se pelotonner contre elle. Le monstre s’abattit lourdement à quelques mètres d’elle, dans un éclaboussement de débris coralliens. Il ne s’intéressait pas à la jeune femme mais à un serpent qui venait de se réfugier à l’intérieur du corail. Il libéra un gémissement plaintif, presque douloureux, puis commença à creuser dans les polypes fossilisés en se servant de ses deux pattes antérieures. Chacun de ses coups de griffes pulvérisait des pans entiers de la croûte et ébranlait le bouclier sur un rayon de cinquante mètres autour de lui. De temps à autre, il s’arrachait de l’excavation d’un battement d’ailes et restait en suspension pendant quelques secondes avant de reprendre son creusement. Il finit par débusquer le serpent réfugié dans le nid d’Oniki. Le reptile tenta de lui planter ses crochets dans le cou, mais l’oiseau l’esquiva d’un petit saut en arrière et lança une contre-attaque foudroyante. Sa patte antérieure droite, complètement désarticulée, s’allongea démesurément et vint percuter la base de la tête de son adversaire qui, étourdi, se laissa extirper sans résistance de son abri.

« Tau Phraïm ! »

Oniki se releva, écarta d’un geste machinal les mèches de cheveux qui lui retombaient sur les yeux. La transpiration collait sur sa peau les brindilles tramées de sa robe. Tau Xir libérait maintenant toute la puissance de son feu et la chaleur se faisait accablante. L’oiseau se posa un peu plus loin, acheva sa proie d’un coup de bec, prit son envol et se fondit rapidement dans le bleu mourant de Xati Mu.

Oniki jeta un coup d’œil sur l’impressionnant cratère qu’il venait de forer. Il ne lui avait fallu que quelques minutes pour évider le corail sur une hauteur de dix mètres. Elle aperçut en coupe les trois compartiments du nid familier, les deux matelas et les coussins de lichen de la pièce commune. Elle comprit que rien ni personne ne pourrait arrêter ces monstres lâchés en liberté dans les grandes orgues. Les ennemis de son prince étaient passés à l’offensive, n’hésitant pas à menacer l’équilibre écologique d’Ephren. Comme ils ne réussissaient pas à tromper la vigilance des serpents, ils avaient fait venir ces horribles volatiles pour les éliminer. S’ils déployaient de tels moyens pour capturer une femme et un enfant (et probablement exercer un chantage affectif sur son prince), c’était que l’importance de l’enjeu dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer.

Des larmes lui brouillèrent la vue. Où était passé Tau Phraïm ? Les monstres ailés l’avaient-ils tué ? Avait-il eu le temps ou le réflexe de se réfugier dans le cœur profond du corail ? Qui pouvait prévoir ses réactions ? Même elle, sa propre mère, ne le comprenait pas. Il ressemblait de plus en plus à son père dont il avait les yeux noirs, brillants, ainsi que la chevelure brune et bouclée. Il ne parlait pas, il avait adopté le mode de communication des reptiles, un langage comportemental et mystérieux qui ne favorisait guère la communication. Ce n’était certes pas un enfant facile mais Oniki n’aurait plus la force de vivre si elle le perdait.

« Tau Phraïm ! »

Prise de panique, elle se mit à courir, franchit les crevasses d’un bond, contourna les grands oiseaux perchés sur les serpents dont les reptations désespérées ne réussissaient qu’à retarder de quelques instants la fatale échéance. Des tremblements de plus en plus amples agitaient le corail. Elle s’affala à plusieurs reprises sur des débris de polypes qui lui entaillèrent profondément les genoux et les coudes. Son instinct maternel la poussa à se relever, à repartir.

Elle se pencha sur le bord d’un tuyau majeur qu’elle avait dégagé quelques jours plus tôt.

« Tau Phraïm ! »

Sa voix se répercuta sur la paroi convexe où flottaient des buissons de lichen en formation et s’évanouit dans la lumière qui traçait, un kilomètre plus bas, un cercle rougeâtre et mouvant sur les vagues de l’océan Gijen. Elle vérifia d’autres tuyaux dont certains étaient déjà complètement bouchés, descendit dans des nids intacts mais vides, courut sur le bouclier jusqu’à perdre haleine, jusqu’à ce qu’elle soit submergée par une terrible envie de vomir et une nouvelle crise de larmes.

Le destin aurait-il la cruauté de lui retirer son fils après lui avoir enlevé son prince ? Les sifflements du vent et les ululements déchiraient la paix céleste du hautain. Les serpents mouraient en silence, l’un après l’autre, et les grands rapaces emportaient leurs cadavres pour une destination et un usage connus d’eux seuls.

Une formidable secousse ébranla le bouclier. Oniki sentit le corail se dérober sous ses pieds. Épuisée, elle n’eut ni la volonté ni la force de se jeter sur le côté. Elle tomba dans la faille comme une pierre. Elle fut d’abord traversée par la pensée fugitive et superflue que la formation des premiers tuyaux s’était probablement produite à la suite d’un tremblement de ce genre. Puis elle se dit qu’elle n’avait pas le droit de renoncer, que Tau Phraïm n’était peut-être pas mort, que son prince viendrait bientôt la rejoindre, et elle lança ses bras à l’aveuglette à la recherche d’une prise ou même d’un buisson de lichen auquel s’agripper. Mais ses doigts se refermèrent sur des saillies friables qui lui entaillèrent les doigts. Elle déplaça le centre de gravité vers le haut de son corps, pivota sur l’axe de son bassin, un mouvement qui modifia sa trajectoire légèrement mais suffisamment pour que son visage heurte une arête de la faille. Un flot de sang jaillit de son nez, de ses lèvres déchirées, lui aspergea les épaules et le cou. Les parois abruptes, éclairées de biais par les rayons empourprés de Tau Xir, défilaient de plus en plus vite devant ses yeux. La tête en bas, elle distinguait maintenant l’autre extrémité de la faille, un quadrilatère noir et imparfait qui s’approchait à grande vitesse, puis, au second plan, les lointaines vagues ourlées d’écume pourpre de l’océan Gijen. Son cœur battait à tout rompre et le brutal afflux du sang dans son cerveau lui endolorissait les tempes et les tympans. Elle repéra, sur la droite du quadrilatère, des filaments effilochés de la trame souple qui sous-tendait l’ensemble de la structure et soulageait les piliers d’une grande partie de leur fardeau. Ils ondulaient mollement dans le vide, fouettés par le vent. Elle n’avait aucun doute sur leur capacité à supporter son poids, même décuplé par la vitesse, mais son épaule, son bras ou son poignet ne résisteraient probablement pas à la violence du choc. Il lui fallait chercher un moyen de ralentir sa chute. Les images superposées de Tau Phraïm et de son prince se déployèrent dans le silence de son esprit, désormais calme et résolu.

Elle bougea les bras et les jambes de manière à transférer le poids de son corps sur le côté droit et corriger de nouveau sa trajectoire. Quelques mètres plus bas, elle entra en contact avec les polypes hérissés. Elle eut la sensation d’être écorchée de l’épaule jusqu’au genou. Elle serra les dents pour ne pas perdre connaissance et garder sa lucidité. En dépit de la douleur atroce qui lui vrillait le flanc, elle garda le bras replié pour protéger sa poitrine et s’efforça de rester collée à la paroi. Le frottement continu de son corps sur le corail freina sa chute mais la plongea dans une effroyable souffrance. L’espace de quelques secondes, elle crut qu’elle sortait d’elle-même, qu’elle abandonnait une enveloppe de chair désormais inhabitable, et elle ressentit instantanément un ineffable soulagement, un sentiment de liberté et de fluidité infinies.

Les bourrasques d’un vent salin la tirèrent de la douce euphorie qui la gagnait, la reconnectèrent avec la réalité de la douleur. Elle continuait de pulvériser le corail dans un crissement hideux, creusant un sillage ensanglanté sur la paroi. Son regard trouble embrassait la tache infinie de l’océan Gijen, traversé de lignes pourpres. Elle se rendit compte qu’elle atteignait l’extrémité de la faille, que les formes floues et dansantes qu’elle avait d’abord prises pour des vagues étaient les filaments effilochés de la trame. Des éclats de polypes fusaient tout autour d’elle, lui percutaient le front, les joues, le menton. Encore quelques mètres et elle sortirait du bouclier, elle jaillirait dans le vide, elle n’aurait plus aucune possibilité de se rattraper, elle s’écraserait un kilomètre plus bas sur une eau aussi dure que du granit. L’image de Soji, sa vieille sœur thutâle, lui effleura l’esprit : elle était tombée en poussant un interminable cri de désespoir, un hurlement qui avait longtemps hanté ses rêves.

Oniki lança devant elle son bras libre et tenta de se cramponner aux filaments. Bien que gluants, les trois premiers qu’elle parvint à saisir lui glissèrent entre les doigts et lui brûlèrent la paume de la main. Elle faillit renoncer, mais les visages de Tau Phraïm et de son prince lui apparurent une deuxième fois, comme s’ils volaient à son secours par la pensée. Les filaments se densifiaient au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de l’issue de la faille, se conjuguaient au corail pour réduire sa vitesse. N’agissant plus que par réflexe, par instinct, elle se plaça de manière à ce que les lanières souples s’enroulent autour de ses avant-bras et de ses jambes. Les unes cédèrent sous son poids, mais d’autres résistèrent et enrayèrent brutalement sa chute. Juste avant de s’immobiliser, elle fut agitée par une secousse d’une violence inouïe. Elle eut l’impression que ses os éclatés la transperçaient de part en part et, avant de sombrer dans l’inconscience, elle sentit un liquide brûlant lui couler entre les cuisses.

 

Elle reprit connaissance quelques minutes plus tard, pendue comme un pantin désarticulé au-dessus de l’océan Gijen, amarrée au bouclier de corail par une vingtaine de filaments entremêlés et distendus par la dynamique de l’impact.

Une souffrance indicible, intolérable, se déployait dans son corps et son esprit. Elle restait incapable d’en déterminer la provenance précise ou même la nature. Tantôt elle pensait que les esquilles de ses os brisés s’enfonçaient dans ses muscles, dans ses organes, tantôt que d’invisibles becs dépeçaient sa chair à vif, tantôt que les polypes lui avaient arraché la jambe et le bras droits. Elle n’avait pas le courage de tourner la tête pour vérifier à la fois son intégrité physique et sa position par rapport au bouclier. Elle était une plaie incarnée, un insondable puits de douleur. L’horrible grincement produit par le frottement de son corps sur la paroi de la faille résonnait encore dans sa tête. Des éclats de corail étaient profondément fichés dans son cou, son épaule, dans sa hanche. Les rigoles de sang enveloppaient son tronc et ses membres d’un filet tiède et gluant.

Elle demeura dans cette inconfortable posture, la tête en bas, pendant un temps qu’elle aurait été incapable d’évaluer. Les battements accélérés de son cœur la transperçaient comme autant de coups de poignard. Elle parvint à bouger la tête et se rendit compte qu’elle se trouvait une dizaine de mètres en dessous du bouclier, une distance infranchissable dans son état. Le vent du large et les vents de hautain imprimaient un subtil mouvement de balançoire aux filaments étirés qui la maintenaient suspendue.

Elle discerna un vague bourdonnement dans le lointain. Elle pensa d’abord que les monstres ailés étaient de retour et contracta instinctivement les muscles, réflexe qui entraîna une insupportable recrudescence de la douleur. Elle se rappela soudain que Tau Phraïm avait peut-être été victime de l’un de ces oiseaux et sa détresse de mère occulta momentanément son propre supplice.

Le bourdonnement se transforma en un grondement qu’elle associa spontanément au bruit du moteur de l’aquasphère de liaison. Elle entrevit, entre le rideau ajouré et ensanglanté de ses cheveux, la forme ovale et transparente d’un personnair qui grossissait rapidement dans son champ de vision. Elle distingua des silhouettes immobiles à l’intérieur de l’appareil et une croix brillante au-dessus de la cabine de pilotage.

Le personnair de l’Église du Kreuz.

 

« Elle est dans un sale état ! fit une voix déformée par la cavité du masque.

— Elle est vivante et entière, c’est tout ce qui compte, dit une voix métallique.

— Vivante pour combien de temps ? Elle a perdu beaucoup de sang, on lui voit les os du visage, du bras et de la jambe ! Il vaudrait peut-être mieux l’achever…

— Surtout pas. Elle nous sera plus utile en vie.

— Et son fils ?

— Aucune trace.

— Peut-être a-t-il été tué par les serpentaires ?

— Les serpentiers nous ont assuré que leurs bêtes ne s’attaquaient pas aux êtres humains tant qu’ils ne leur en donnaient pas l’ordre. Selon toute probabilité, ce garçon s’est réfugié dans un endroit inaccessible du corail. Mais il n’est plus protégé par les serpents et nous finirons par le retrouver, tôt ou tard. »

Oniki, qui n’avait rien perdu de cette conversation, ferma les yeux et se laissa enfin aller à l’inconscience. Elle avait désormais la certitude que Tau Phraïm avait échappé aux oiseaux géants et aux ennemis de son prince. Quelques minutes plus tôt, le personnair s’était stabilisé et son pavillon arrondi s’était ouvert. Deux hommes masqués de blanc avaient grimpé sur le toit, avaient sectionné les filaments à l’aide de rayons verts étincelants, avaient halé la jeune femme à l’intérieur de l’appareil, l’avaient allongée sur une banquette et l’avaient recouverte d’une couverture de soie. Les contacts, les vibrations, la peur avaient réveillé la souffrance, cet autre monstre qui sautait sur le moindre prétexte pour revenir la tourmenter. Elle s’était évanouie et un brouhaha de voix l’avait ranimée. Elle pouvait maintenant s’abandonner sans remords à sa fatigue et à son chagrin.

 

*

 

Le ballet des serpentaires ne s’acheva que quatre jours plus tard, lorsqu’ils eurent exterminé tous les serpents de corail. Ils firent leur réapparition massive au-dessus de Koralion, provoquant un début de panique dans les rues de l’agglomération. Lorsqu’ils se furent posés sur le quai, les dresseurs les poussèrent à coups de fouet à l’intérieur des cages.

Des pêcheurs et des membres de la corporation du Pulôn, chargée de l’entretien des piliers, demandèrent audience au cardinal d’Esgouve pour lui signaler que le bouclier protecteur d’Ephren s’était effondré en plusieurs endroits et menaçait de s’affaisser dans de nombreux autres. Le prélat les écouta d’une oreille distraite et les pria d’adresser leurs doléances au grand inquisiteur Xaphox. Il s’était débarrassé avec la même désinvolture d’une délégation des matrions du Thutâ venue trois jours plus tôt lui demander des explications sur la présence de serpentaires géants dans les grandes orgues. Les nettoyeuses du ciel ne reprendraient pas leur activité tant que les prédateurs ailés hanteraient le corail. De nombreux tuyaux mineurs s’étaient déjà engorgés et la lumière de Tau Xir et de Xati Mu ne s’infiltrait plus que de manière parcimonieuse par les tuyaux majeurs comblés peu à peu par les lichens célestes. Enfermées dans leur cloître, les thutâles refusaient pour le moment toute négociation avec le représentant du cardinal, l’inquisiteur Xaphox et les édiles ephréniens de Koralion.

Les mercenaires de Pritiv désintégrèrent avec un canon à rayon momifiant les milliers de cadavres de serpents qu’ils découvrirent entassés les uns sur les autres sur une île déserte proche de Koralion.

 

Le porte-parole des serpentiers s’introduisit dans la salle d’audience du temple kreuzien. Le grand inquisiteur était seul, immobile, debout au milieu de la pièce, enseveli dans les replis de son acaba noire. Des volutes d’encens s’envolaient dans la lumière mauve et oblique qui tombait des vitraux.

« Notre boulot est terminé, déclara le dresseur. Sommes prêts à repartir sur Nouhenneland.

— Rassemblez-vous sur le quai. Je vous fais envoyer un déremat.

— Faut un grand, rapport aux cages…

— Ne vous faites pas de souci : votre rapatriement sur votre planète d’origine faisait partie de notre accord. »

Le serpentier hocha la tête et tourna les talons. Il avait maintenant hâte de quitter cette étrange planète et sa croûte corallienne, hâte de retrouver les forêts tropicales et le ciel délavé de Nouhenneland.

Cependant, ce ne fut pas un déremat qui se présenta une heure plus tard sur le quai, mais un imposant bataillon de mercenaires de Pritiv. Ils dégagèrent les rails de leur lance-disques, greffés dans la peau de leur avant-bras, et décapitèrent les serpentiers. Quelques dresseurs tentèrent d’échapper aux disques tueurs en se jetant dans l’océan Gijen, mais ils furent cueillis par des salves d’ondemorts et carbonisés dans l’eau.

Quant aux serpentaires, surexcités par l’odeur de chair brûlée et de sang, ils furent directement passés aux rayons verts. Cruels, les mercenaires de Pritiv leur désintégrèrent d’abord les pattes, ensuite les ailes, et enfin, lorsque les géants volants de Nouhenneland ne furent plus que des troncs tordus de douleur et de fureur sur le plancher de leur cage, la tête et le cou.

 

Xaphox pénétra dans la chambre où reposait Oniki Kay. Le médecin de la CSS qui veillait sur elle en permanence – ordre du cardinal-gouverneur – se leva et vint à la rencontre du grand inquisiteur.

« Elle s’en tirera, monsieur. J’ai réduit les fractures et pratiqué des autogreffes. Ses tissus cutanés et sous-cutanés se reconstitueront. Elle a seulement besoin de beaucoup de repos…»

Xaphox examina la jeune femme dont le corps dénudé présentait pour l’instant davantage de chair à vif que de peau, surtout sur le flanc droit. Sa joue avait été arrachée et on apercevait les os de sa mâchoire et les dents. Il s’en était fallu de peu que l’œil ne fût éjecté de son orbite.

Le grand inquisiteur tenait la mère, mais pas l’enfant.