« VOTRE SAINTETÉ, vous devriez vous rendre à l’atelier de réparation et vous installer dans le déremat préparé à votre intention », dit Maltus Haktar.
La tournure des événements inquiétait visiblement Adaman Mourall dont le regard affolé papillonnait sans cesse d’un point à l’autre de la pièce. Il regrettait amèrement de s’être laissé entraîner dans cette histoire par le muffi. L’amitié du jeune Marquinatin pour le Marquinatole n’allait pas jusqu’au partage de ses ennuis. Adaman avait d’abord été flatté de l’intérêt que lui portait Barrofill le Vingt-cinquième et si, bien qu’il eût refusé de se l’avouer, il avait escompté tirer quelques profits de son statut privilégié de secrétaire particulier, les avantages prévus s’étaient transformés d’un coup de baguette maléfique en tracas de toutes sortes dont la terrible bataille qui se préparait dans les galeries du palais constituait le point d’orgue.
Le secrétaire enveloppa d’un regard furibond le muffi, immobile devant un sarcophage de congélation. Il ne pouvait pas se départir de la détestable impression que le maître avait condamné le valet à subir le même sort que lui. Barrofill le Vingt-cinquième ne lui avait même pas demandé son avis, ne lui avait pas offert une chance de rallier l’autre camp et de rentrer dans les bonnes grâces des responsables des mouvements hiérarchiques. Comme tous ses collègues exarques et cardinaux, il avait entendu parler de l’assaut qui se préparait contre le palais épiscopal mais il avait présumé que ce n’était qu’une rumeur dénuée de tout fondement, comme la plupart des bruits qui concernaient le Souverain Pontife. Il avait dû se rendre à l’évidence lorsqu’en obtempérant à la convocation d’urgence du muffi, il avait découvert l’ambiance de guerre qui régnait dans les couloirs. Il avait voulu tourner les talons mais des Osgorites en armes lui avaient barré le chemin et l’avaient escorté jusqu’aux appartements pontificaux. Il s’était retrouvé pris au piège, placé devant un cruel dilemme : s’il restait sur place, les assaillants le massacreraient sans autre forme de procès et s’il s’enfuyait en compagnie du Souverain Pontife, il serait reconnu comme complice et classé à l’index des hérétiques jusqu’à la fin de sa vie.
Le muffi se retourna, un petit sourire vissé au coin des lèvres.
« Ne faites pas cette tête, mon très cher Adaman. Vous avez probablement l’impression de tout perdre en cet instant précis, mais c’est ailleurs, là où nous nous rendons, que se reconstruira le monde… Une tâche exaltante !
— Je n’ai nulle envie de reconstruire le monde ! répliqua l’exarque avec acrimonie. Je souhaitais obtenir un exarchat sur Marquinat…
— Je vous avais mal jugé : je vous prêtais de plus nobles aspirations.
— Ne me prêtez plus rien, de grâce, Votre Sainteté ! »
Les éclats colériques de sa voix se répercutèrent sur les murs et le plafond de la pièce.
Maltus Haktar consulta son horloge portable, un micro-projecteur holo qui indiquait la position des soleils. Un minuscule point bleu, tirant sur le violet, apparut en suspension au-dessus de sa paume.
« Bientôt le crépuscule, Votre Sainteté… Les guerriers du silence ne viendront plus maintenant. Je ne suis même pas certain qu’ils aient été prévenus : les communications sont coupées, définitivement je le crains, avec les membres du réseau chargés de les contacter. Les forces de l’ordre ne vont pas tarder à passer à l’attaque.
— J’ai l’intuition qu’ils viendront, Maltus. Et je n’ai pas l’intention d’abandonner ces quatre corps aux mains des interliciers. Ils représentent l’avenir de l’humanité. »
Adaman Mourall désigna les sarcophages d’un ample geste du bras. Les bulles-lumière oscillèrent sous l’effet d’un imperceptible courant d’air.
« Ces quatre gelés, l’avenir de l’humanité ? Avez-vous perdu le sens, Votre Sainteté ? Et ne me faites pas croire que vous accordez du crédit à ces histoires de guerriers du silence ! Ce sont des individus qui se déplacent par déremat, comme tout le monde. La preuve : les sbires des Mars sont parvenus à leur mettre la main dessus.
— Les différences sont parfois subtiles entre les rumeurs et les informations, mon cher Adaman…»
L’exarque pointa sur le muffi un doigt rageur. Son visage poudré était aussi pâle que le vert clair de sa chasuble. Des pierres jaunes, des citrines peut-être, parsemaient les deux mèches qui sortaient de son cache-tête, mais même apprêté de la sorte, il était loin de ressembler à un modèle syracusain.
« Je sais en tout cas faire la différence entre votre discours et la vérité, Votre Sainteté ! Vous ne vous enfuyez pas pour reconstruire un monde, mais pour éviter un affrontement avec vos juges ! »
Maltus Haktar se rua sur Adaman Mourall, le bras levé, les sourcils froncés.
« On ne parle pas de la sorte au Pasteur Infaillible, sale petit chatrat !
— Laissez, Maltus, intervint le muffi. Adaman comprendra plus tard, lorsque le temps aura estompé l’illusion syracusaine. »
Intimidé par l’attitude menaçante et la corpulence du maître jardinier, l’exarque se recula avec une telle brusquerie que son occiput heurta violemment l’arête d’un sarcophage de verre. La poudre de son visage s’envola dans le choc et l’environna d’une nue éphémère et blanche.
« Cessez de me parler comme mon père, Votre Sainteté ! siffla-t-il. C’est vous qui perdez pied, vous qui errez dans un univers illusoire, vous qui passez tout votre temps à contempler de sinistres gelés, vous qui avez abandonné le navire de l’Église comme un capitaine couvert de honte et de mépris, vous qui faites horreur à tout l’Ang’empire, vous qui projetez de vous soustraire à la justice immanente du Kreuz, vous qui vous abritez derrière des visions chimériques pour vous justifier de vos échecs, vous qui avez utilisé mon esprit découvert pour aiguiller vos ennemis sur de fausses pistes, vous qui m’avez attiré dans un piège pour me contraindre à sombrer en votre compagnie ! »
Il se tut, hors d’haleine, comme s’il venait de parcourir une longue distance au pas de course. Visiblement blessé par les paroles de son complanétaire, Barrofill le Vingt-cinquième s’abîma pendant quelques instants dans la contemplation d’Aphykit Alexu, énigmatique et si belle dans son sommeil de glace. Maltus Haktar plongea la main dans une poche de sa cape et guetta, sur le visage du muffi, le moindre signe qui lui intimât l’ordre d’en finir avec le secrétaire particulier, un homme qu’il n’avait jamais porté dans son cœur.
« Le jugement du plus grand nombre n’est pas nécessairement le jugement le plus juste, reprit Barrofill le Vingt-cinquième d’une voix grave, détachée. Je ne cherche pas à me disculper ni à vous donner de leçon, Adaman, mais par la grâce de mon prédécesseur, mon évolution a été très rapide, trop peut-être. J’ai commis plus de crimes que n’importe qui en cet univers. J’ai ordonné le gazage de plusieurs millions de Quarantains sur Ut-Gen, le génocide des Jersalémines et bien d’autres exécutions, massives ou individuelles… Et puis j’ai découvert le véritable enseignement du Kreuz, le Verbe originel que vénèrent encore certaines peuplades du grand désert d’Osgor, classées à l’index des hérésies. Comme mon prédécesseur, j’ai pris conscience que l’Église s’était fourvoyée sur des chemins desséchés, des chemins de séparation, de division, de déstructuration. Je me suis donc dressé face à la conscience collective et je me suis naturellement heurté au clergé qui, lui, ne songe qu’à préserver ses privilèges, à exploiter la frayeur qu’il suscite pour maintenir sa domination sur les fidèles…
— Soleil Saphyr va bientôt se coucher, Votre Sainteté, l’interrompit le maître jardinier.
— Attendons encore un peu, je vous prie.
— J’ai promis au Vingt-quatre de veiller sur votre vie et je tiendrai ma promesse, grommela Maltus Haktar. Ne m’obligez pas à…
— Nous ne risquerons rien tant qu’aucune explosion n’aura retenti dans les couloirs. Quant à vous, Adaman, vous pouvez partir : contrairement à ce que vous prétendez, je n’ai jamais eu l’intention de vous contraindre à me suivre. Mon dessein était seulement de vous offrir une merveilleuse opportunité, de la même manière que Barrofill le Vingt-quatrième donna sa chance à un jeune cardinal stupide et fanatique du nom de Fracist Bogh…»
L’exarque fixa son vis-à-vis d’un air farouche, puis se retourna avec vivacité. Sa chasuble, après avoir cinglé le verre d’un sarcophage, s’enroula autour de sa taille.
« Puisque vous m’y invitez, je pars : c’est le conseil le plus judicieux qu’il m’ait été donné d’entendre de votre bouche, Votre Sainteté ! »
Il se dirigea à grands pas vers la porte entrouverte. C’est alors qu’il aperçut, dans l’embrasure, une silhouette grise qu’il n’avait pas remarquée jusqu’à présent. C’était un garçon d’une douzaine d’années, un paritole vêtu d’un colancor et d’une veste de laine grise. Frappé de stupeur, l’exarque se demanda de quelle manière cet enfant s’y était pris pour forcer le double barrage établi par les forces de l’ordre et les serviteurs osgorites. Son regard, d’une profondeur et d’une gravité peu communes pour un garçon de cet âge, semblait le scruter jusqu’au fond de l’âme.
Une frayeur immense s’empara d’Adaman : si un gosse pouvait se promener en toute liberté à l’intérieur du palais épiscopal, c’était que les détecteurs et autres systèmes de défense installés par les Osgorites ne fonctionnaient pas ou bien qu’ils avaient été neutralisés à distance par les forces impériales. Barrofill le Vingt-cinquième s’était montré bien optimiste en prétendant que les premières explosions donneraient le signal du départ. Les interliciers et les mercenaires risquaient de surgir d’un instant à l’autre, et, à en juger par l’intrusion insolite et silencieuse de ce garçon dans l’un des endroits les plus sévèrement gardés de l’Ang’empire, nul fracas avant-coureur n’annoncerait leur irruption. Adaman Mourall fut saisi d’une terrible envie de prendre ses jambes à son cou, mais un reste de pudeur et la crainte de croiser des assaillants dans les couloirs le dissuadèrent de mettre son projet à exécution.
Alertés par sa soudaine immobilité, le muffi et Maltus Haktar contournèrent les socles de conservation cryo et s’approchèrent de l’exarque. Lorsque le maître jardinier aperçut l’enfant statufié dans l’embrasure de la porte, un réflexe le poussa à sortir son ondemort de la poche de sa cape. Barrofill le Vingt-cinquième lui jeta un regard réprobateur et lui posa la main sur le poignet.
« Rengainez cette arme, Maltus !
— Et si ce gamin était piégé, Votre Sainteté ? répliqua l’Osgorite. Aucun détecteur ondulatoire n’a retenti : il a peut-être été expédié par un déremat de l’interlice ou du Pritiv. »
La panique qui submergeait Adaman Mourall se retira en abandonnant une écume fielleuse dans sa gorge. Le raisonnement du maître jardinier, un homme dont il détestait les manières frustes et le langage ordurier, fournissait une explication cohérente – la seule possible – à la subite apparition de ce garçon dans le sous-sol du palais : ses expéditeurs lui avaient sûrement farci le corps de ces micro-bombes à fragmentation lumineuse qui transformaient toute matière en cendres sur un rayon de cinq cents mètres autour de leur point d’impact.
« Cet enfant n’est pas un cadeau empoisonné des forces impériales mais un envoyé du ciel ! s’exclama le muffi.
— Je ne partage pas votre enthousiasme, Votre Sainteté ! murmura Adaman Mourall entre ses lèvres crispées. Les envoyés du ciel ont généralement des ailes et sont environnés de lumière…
— Quand donc apprendras-tu à te fier à ton intuition, mon cher Adaman ?
— Lorsque vous ne me contraindrez plus à me fier à la vôtre ! »
À cet instant, sans dire un mot, l’enfant s’avança vers le sarcophage où reposait la fillette. D’un geste péremptoire du bras, le muffi ordonna à Maltus Haktar de ne pas s’interposer.
Jek brouilla de ses larmes le montant de verre du sarcophage. Yelle était à la fois si lointaine et si proche, séparée de lui par cette mince épaisseur transparente et par trois années de sommeil de glace. Dans son esprit résonnèrent la voix aiguë et claire de la fillette, ses éclats de rire dans la chaleur d’un jour d’été. Il avait l’étrange impression de contempler un pan de son passé, un tableau figé dans le temps.
Ils avaient échappé de justesse aux émanations des bombes cryo quelques heures plus tôt dans la résidence des Mars.
« Rendez-vous près du fleuve ! avait hurlé Shari. À l’endroit où nous sommes arrivés la première fois. »
Comme l’intuition du mahdi les avait poussés à se préparer au transfert, il leur avait suffi de fermer les yeux et de visualiser la rive du fleuve pour s’y transporter instantanément. Ils n’avaient pas été diminués par les produits cryo, qu’ils n’avaient pas inhalés en quantité suffisante pour en subir les effets pernicieux.
Ou les badauds maîtrisaient parfaitement les subtilités du contrôle APD ou ils étaient tellement absorbés dans leurs pensées qu’ils ne les avaient pas vus se rematérialiser, toujours est-il qu’ils n’avaient pas paru outre mesure étonnés par la soudaine apparition de deux paritoles, un homme vêtu de blanc et un garçon vêtu de gris, au beau milieu du parc qui bordait le fleuve.
Shari et Jek avaient contemplé le miroir lisse du Tiber Augustus, troublé de temps à autre par les subtils remous des galiotes marchandes ou touristiques. Soleil Saphyr brillait de tous ses feux et teintait de bleu la végétation et les constructions environnantes. Les fruits et les feuilles translucides des spuniers ressemblaient à des améthystes ou des aigues-marines géantes.
Au bout de quelques minutes, l’Anjorien avait pris l’initiative de rompre un silence qui commençait à devenir pesant.
« Tu crois que cette femme en blanc a dit la vérité au sujet des codes ? Que le sénéchal Harkot les garde vraiment sur lui ? »
Shari avait hoché la tête d’un air las.
« Elle n’aurait pas risqué sa vie pour nous transmettre un faux renseignement.
— Alors tout est fichu ! s’était écrié Jek, au bord des larmes.
— Peut-être pas. Le sénéchal nous a manipulés depuis le début mais il ignore que nous sommes maintenant informés de la véritable cachette des codes…»
Le mahdi avait recommandé à Jek de ne pas bouger de cet endroit en attendant son retour, de ne rien faire qui attirât l’attention des promeneurs, des interliciers ou des Scaythes inquisiteurs et de ne se réfugier dans les annales inddiques qu’en cas d’absolue nécessité.
« Garde confiance », avait soufflé Shari avant de clore les paupières et de s’évanouir dans un couloir éthérique.
Les heures s’étaient égrenées avec une lenteur exaspérante. L’Anjorien avait tenté de tromper son impatience en se livrant à une observation attentive des passants, des bourgeois véniciens pour la plupart. Les moues affectées qui ponctuaient leurs paroles et leurs poses caricaturales l’avaient diverti dans un premier temps, puis l’avaient ennuyé et enfin l’avaient irrité. Certains d’entre eux étaient accompagnés d’un ou deux Scaythes protecteurs, ombres blanches et silencieuses qui accomplissaient inlassablement leur œuvre d’effacement. Jek s’était ensuite absorbé dans la contemplation des galiotes touristiques qui voguaient paresseusement sur le Tiber. Les passagers faisaient des efforts visibles pour dissimuler la stupeur émerveillée dans laquelle les plongeaient les merveilles de la capitale impériale mais leurs yeux écarquillés, exorbités, leur bouche bée et leurs gestes démonstratifs trahissaient la mauvaise qualité de leur auto-psykè-défense et par voie de conséquence leur éducation paritole. L’Anjorien avait trouvé révoltants ce reniement de leur nature profonde, cette fascination envers une civilisation qui les entraînait à leur perte.
Il s’était souvenu que les Mars avaient annoncé l’attaque du palais épiscopal à la tombée du second crépuscule et il avait suivi avec angoisse la course descendante de Soleil Saphyr qui avait pris une teinte mauve de plus en plus prononcée. Le vent coriolis s’était levé et avait chanté dans les frondaisons des arbres à musique dont les fruits longs et creux ressemblaient à des petits tuyaux d’orgue. Quelques saliers étaient sortis de l’abri des buissons de léripas pour faire la roue, se frotter à ses jambes, mendier une caresse, mais il n’avait pas eu le cœur à jouer avec eux.
Au moment où le ciel s’était tout entier couvert de lignes mauves annonciatrices du crépuscule, Jek avait ressenti une présence derrière son dos. Glacé d’effroi, il avait eu le réflexe d’invoquer l’antra et de se préparer à un éventuel transfert avant de se retourner. Il s’était détendu lorsqu’il avait reconnu la silhouette familière du mahdi dont le colancor blanc était maculé de taches sombres.
« Enfin ! s’était écrié l’Anjorien. Tu as les codes ?
— Non, c’est maintenant que je vais tenter de les prendre », avait répondu Shari.
La fatigue intense qui creusait son visage et enfiévrait ses yeux noirs avait alarmé Jek.
« Il vaudrait peut-être mieux que ce soit moi qui…
— Hors de question ! l’avait interrompu le mahdi d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Tu m’attendras dans la pièce où sont exposés ma mère Aphykit, sa fille et les deux Jersalémines… Si je ne reviens pas, consulte les annales inddiques et tâche de savoir ce qui m’est arrivé. Et si tu ne peux plus rien faire pour moi, tu seras seul pour affronter le blouf…»
L’Anjorien fixa jusqu’au vertige le visage pétrifié de Yelle. Les mots qui sortaient de la bouche de la fillette étaient le plus souvent des flèches acérées, empoisonnées, et pourtant il aurait donné n’importe quoi pour voir ses lèvres s’animer et entendre le son de sa voix. Elle avait une manière détestable de le dévisager, avec ce petit air grave et moqueur qui n’appartenait qu’à elle, et pourtant il aurait plongé avec délectation dans les lacs gris-bleu de ses yeux.
Une main gantée se posa délicatement sur son épaule. Il s’arracha à sa contemplation et, sans chercher à retenir ou occulter les larmes qui lui dévalaient les joues, il fit face au prélat entièrement vêtu de blanc qu’il avait aperçu à plusieurs reprises lors de ses explorations mentales de reconnaissance. C’était un individu jeune, comme en témoignaient la fermeté de sa peau, la vivacité de son regard et son allure dynamique, mais quelque chose d’infiniment vieux, comme un flot invisible et très ancien, s’écoulait de ses yeux et de sa bouche. Les deux autres, le prélat habillé de vert et l’homme massif enroulé dans une cape de tissu-vie, se tenaient légèrement en retrait.
« Je suis Barrofill le Vingt-cinquième, muffi de l’Église du Kreuz, dit l’homme en blanc avec une déférence et une solennité qui étonnèrent le petit visiteur. Voici Maltus Haktar, maître jardinier du palais et responsable du réseau clandestin Lune Rouque, et Adaman Mourall, mon secrétaire particulier. Nous vous attendions, vous et votre compagnon.
— Vous êtes Fracist Bogh, l’ancien gouverneur d’Ut-Gen ?
— D’où tenez-vous ce renseignement ?
— Avez-vous été contacté par notre agent ? » intervint le maître jardinier en s’avançant d’un pas.
Jek gonfla les joues – il se rendit aussitôt compte qu’il avait hérité ce tic de p’a At-Skin – et haussa les épaules.
« Ce n’est qu’un enfant, Maltus, maugréa le muffi. Laissez-lui le temps de respirer, de grâce ! »
L’Osgorite ne tint aucun compte de l’intervention du Souverain Pontife.
« Nous avons dépêché une jeune femme chez les Mars, poursuivit-il. A-t-elle pu vous parler ? »
Jek acquiesça d’un mouvement de tête.
« Elle nous a dit que le sénéchal Harkot gardait les quatre codes de réanimation sur lui.
— Vous savez ce qu’il est advenu d’elle ? insista le maître jardinier. Nous n’avons plus de nouvelles…
— Elle a été tuée juste avant que les faux codes n’explosent. Nous avons eu le temps de nous transférer par la pensée sur les bords du fleuve avant de respirer les gaz cryo.
— Vous espérez vraiment nous faire croire que vous voyagez sur vos pensées ? » demanda Adaman Mourall d’un ton agressif.
L’Anjorien ne répondit pas, non qu’il craignît les réactions de l’exarque, visiblement excédé, mais il n’avait pas envie de gaspiller du temps et de l’énergie à tenter de le convaincre.
« Eh bien, je vous ai posé une question !
— Cessez d’importuner notre jeune ami, Adaman ! dit le muffi d’une voix dure. Voulez-vous que je vous fasse jeter dehors par Maltus et ses hommes ? Vous sembliez tellement pressé de partir tout à l’heure…»
L’exarque se souvint à propos que les galeries proches regorgeaient d’Osgorites en armes et il se mordit les lèvres pour s’abstenir de répliquer. La nacrelle grise se fendilla sous la pression de ses dents. Jek examina le corps de San Francisco dont le teint cuivré avait viré au vert sombre, et il fut instantanément happé par un torrent de souvenirs et d’émotions qui l’entraîna dans les coursives du Papiduc, dans les rues de Néa-Marsile, dans le cirque des Pleurs de Jer Salem. Ces événements, qui s’étaient déroulés trois ans plus tôt, semblaient remonter à plusieurs siècles.
« Où est passé votre compagnon ? demanda le muffi d’une voix douce.
— Le mahdi Shari ? Il est parti chercher les codes. Il doit me rejoindre dans cette pièce…
— Le mahdi Shari des Hymlyas n’est donc pas un personnage de légende », murmura Maltus Haktar.
Jek jeta un coup d’œil à la fois intrigué et réprobateur au maître jardinier. Bien sûr que Shari était un personnage de légende, un être d’exception qui n’hésitait pas à défier les créatures du blouf pour préserver l’avenir de l’humanité…
Interloqué par l’expression sévère de son petit interlocuteur, impressionné également de se retrouver face à un guerrier du silence (même si ce guerrier était seulement âgé d’une douzaine d’années, c’était quand même quelqu’un qui se transportait d’une planète à l’autre avec le seul moteur de ses pensées), l’Osgorite se donna une contenance en consultant son horloge portable : le globe réduit de Soleil Saphyr disparaissait derrière une invisible ligne d’horizon.
« Les forces impériales vont déclencher l’assaut d’un instant à l’autre, Votre Sainteté.
— Nous ferions peut-être mieux de filer, suggéra Adaman Mourall. Le temps de programmer les déremats…
— Cessez donc de paniquer de la sorte, mon très cher fils de Marquinat, soupira le muffi. Les appareils ont été préprogrammés.
— À quelles coordonnées ?
— Vous le saurez au moment où vous vous rematérialiserez. Votre esprit n’est pas protégé, comme vous avez eu l’amabilité de me le rappeler tout à l’heure, et je ne souhaite pas divulguer cette information aux Scaythes inquisiteurs. »
Plus personne n’osa rompre le silence tendu qui retomba sur la pièce.
Adossés aux socles cryo, aussi figés que les corps allongés dans les sarcophages, ils dérivèrent sur leurs pensées jusqu’au moment où une formidable explosion ébranla les murs.
*
Shari se glissa dans la foule des courtisans et se dirigea vers le sénéchal Harkot, en grande conversation avec un conseiller impérial. Le colancor et le manteau blancs que lui avaient fournis les Mars donnaient parfaitement le change car, bien qu’il n’eût pas poudré son visage ni tiré les deux mèches réglementaires hors de son cache-tête, personne ne lui prêta la moindre attention. Négligeant les regards venimeux qu’on lui décochait çà et là, il joua des épaules et des coudes pour se rapprocher de l’acaba bleue.
Il avait conscience de jouer l’avenir de l’humanité sur ce seul coup d’audace. Ses tentatives de l’après-midi du second jour s’étaient soldées par autant d’échecs. Il n’avait pas réussi à prendre en défaut la vigilance du sénéchal. Qu’il fût seul dans les couloirs du palais impérial, qu’il fût escorté d’un ou plusieurs congénères, qu’il fût en réunion avec les conseillers de Menati Imperator, en discussion avec les cardinaux, Harkot n’avait jamais eu ce petit moment d’inattention que Shari aurait pu mettre à profit pour lui subtiliser les codes.
Il était resté de longues heures dans les couches subtiles de l’éther, inaccessibles à la perception pourtant affinée du Scaythe, l’accompagnant dans chacun de ses déplacements, épiant le moindre de ses mouvements. Il s’était rematérialisé à plusieurs reprises à proximité d’Harkot, mais ce dernier, comme s’il avait instantanément détecté sa présence, avait à chaque fois tourné la tête en sa direction. Shari n’avait dû son salut qu’à sa faculté de devancer de quelques centièmes de secondes les mouvements du sénéchal et de se réfugier dans un couloir éthérique avant d’être découvert. Il avait peu à peu compris qu’il n’utilisait pas la bonne méthode : Harkot aurait beaucoup plus de mal à déceler sa présence s’il était entouré d’autres humains, d’un faisceau d’ondes entremêlées et confuses qui voilerait ses propres vibrations. Il avait donc décidé d’agir au moment où le sénéchal donnait audience aux grands courtisans, aux cardinaux et aux délégués des guildes dans la salle dite des « pas publics ». Ce n’était d’ailleurs pas une audience à proprement parler mais une mêlée sauvage, une véritable foire d’empoigne où les solliciteurs, oubliant pour un temps les délices du contrôle APD, se battaient bec et ongles pour avoir le privilège d’échanger quelques mots, le plus souvent dénués d’intérêt, avec le deuxième personnage de l’Ang’empire.
Shari était d’abord retourné auprès de Jek et lui avait ordonné de l’attendre dans la salle du palais épiscopal où étaient exposés les quatre corps congelés. Là encore il avait pris un risque dans la mesure où il n’était pas formellement assuré de l’appui du muffi de l’Église du Kreuz, mais le temps pressait, certaines données de la situation lui échappaient et il en était réduit à se baser sur des présomptions.
Son apparition était passée totalement inaperçue dans la cohue de la salle des pas publics. Comme il s’était directement transféré à l’intérieur de l’immense pièce, il n’avait pas eu à franchir les détecteurs cellulaires ou les barrages mentaux des Scaythes inquisiteurs. Les essences diffusées par les sphères brumisatrices ne masquaient pas tout à fait les odeurs corporelles et les parfums personnels qui s’acidifiaient sous les effets de la chaleur et de la transpiration. Les semelles de soie battaient nerveusement les dalles de marbre rose, les maîtres du protocole tentaient vainement de mettre un peu d’ordre dans cette pagaille, les douairières observaient les dames avec un œil aiguisé de vautour, les cardinaux déambulaient avec la mine conspiratrice, satisfaite et cauteleuse de ceux qui se figurent que le monde n’est qu’un long couloir propice aux intrigues et aux complots. L’armée de protecteurs de pensées, regroupée près de la porte principale, immobile, ressemblait à une île blanche au milieu d’une mer houleuse.
Shari devait lutter à la fois contre les courants qui cherchaient à l’entraîner hors de la mêlée et une fatigue intense, consécutive à ses incessants allers et retours entre le monde matériel et le monde éthérique. Il discernait, au milieu du brouhaha, des grognements, des soupirs, des insultes, des bribes de conversation.
« Les Mars ont définitivement perdu la face et la raison…
— Que voulez-vous, les microstases… Cessez donc de me marcher sur le pied, ma chère, ou bien délestez-vous de quelques-uns de vos bourrelets !
— Le nouveau muffi débutera son pontificat par le procès Mars, comme le Marquinatole a commencé son règne par le procès de dame Sibrit…
— Espérons que la comparaison s’arrêtera là.
— Aucun doute : le successeur, Martiz de Blaurenaar, est un fils de grande famille et…
— Martiz de Blaurenaar ? Je pensais que le candidat le mieux placé était le cardinal Hieri Passit-Païr…
— Hieri Passit-Païr, le frère de dame Annyt ? Vous n’y pensez pas : il reste prisonnier du passé sulfureux de l’impératrice. Certains comportements, même s’ils ont été absous, s’accordent mal avec la charge muffiale…
— Encore faut-il que les forces impériales réussissent à débusquer le Marquinatole en son logis. On m’a rapporté qu’il a transformé le palais en une véritable forteresse…
— Nous saurons bientôt si ces défenses sont efficaces, puisque l’assaut sera donné dans quelques instants. J’apprécierais que les forces de l’ordre le capturent vivant. La confrontation du Marquinatole avec ses juges nous offrirait un spectacle réjouissant ! Ainsi que son agonie…
— Que faut-il penser des deux individus qui ont causé la perte des Mars ? Certains prétendent que ce sont des… guerriers du silence…
— Vous n’y songez pas ! Ce sont de vulgaires terroristes osgorites.
— On m’a assuré qu’ils ont disparu de manière tout à fait inexplicable lorsque les interliciers ont investi la demeure des Mars.
— Une demeure secrète, probablement bourrée de passages secrets.
— Et vous, sieur, qu’en pensez-vous ? »
Quelques secondes furent nécessaires à Shari pour se rendre compte que c’était à lui qu’on s’adressait. Une femme au visage outrancièrement fardé, aux mèches saupoudrées de paillettes d’optalium, vêtue d’un colancor et d’un manteau à reflets changeants. Elle le dévisageait avec l’infime dose de mépris et d’ironie de rigueur à la cour.
« Les guerriers du silence sont une pure invention de l’esprit, ma dame », répondit-il.
Un sourire narquois affleura sur les lèvres de son interlocutrice, enduites de nacrelle noire.
« Vous n’êtes pas Syracusain, n’est-ce pas ? D’où venez-vous ? »
D’un bref coup d’œil, il évalua la distance qui le séparait de l’acaba bleue. Il lui restait trois rangs à franchir et il lui suffirait de se maintenir dans le bon courant pour être propulsé devant le sénéchal.
« Connaissez-vous la planète Ut-Gen ? dit-il. La cité d’Anjor ? »
Non, elle ne connaissait pas, et le sujet lui parut à ce point dénué d’intérêt qu’elle préféra lever les yeux au ciel d’un air excédé et se plonger dans une observation distraite des fresques holographiques qui ornaient le plafond. Elle aurait peut-être accordé une précieuse minute de son temps à un paritole d’une planète majeure comme Marquinat, Issigor ou Néorop, mais un natif d’Ut-Gen n’avait guère plus d’importance qu’un mihomibête du Gétablan. La virilité manifeste de celui-là avait certes quelque chose d’attirant, mais la beauté animale n’était que le reflet d’un esprit grossier, d’une incapacité tragique à se vouer au culte de l’élégance et du beau.
Shari concentra toute son attention sur l’acaba bleue qu’il entrevoyait par intermittences au gré des déplacements des courtisans qui le précédaient. Confectionnée dans un tissu rugueux, la tenue traditionnelle des Scaythes ne présentait aucune ouverture, aucune poche apparentes. Les ressortissants de l’Hyponéros, les protecteurs surtout, portaient parfois une large ceinture de tissu ornementée d’une boucle losangée, mais Harkot ne s’encombrait jamais d’accessoire superflu. À plusieurs reprises, Shari l’avait vu tirer sur le bas de son capuchon et plonger la main dans l’encolure découverte et très échancrée de son vêtement. Il présumait que c’était là, dans une poche intérieure, qu’étaient glissés les codes. Il lui faudrait donc effectuer les mêmes gestes que le sénéchal lorsqu’ils seraient face à face : tirer sur le bas du capuchon, découvrir l’encolure de l’acaba, plonger la main dans la poche et s’emparer des quatre petites sphères blanches. Il devrait accomplir tout cela en moins de deux secondes, puis mettre à profit l’effet de surprise et le moment de flottement qui s’ensuivrait pour invoquer l’antra et se fondre dans les couches subtiles de l’éther. Ce projet comportait de nombreuses inconnues, entre autres les capacités réflexes d’un Scaythe d’Hyponéros, les réactions des courtisans et la possible connexion des codes à un système ondulatoire de sécurité, mais il n’entrevoyait aucun autre moyen de parvenir à ses fins.
« Que peut-on faire sur… Ut-Gen ? »
La courtisane était revenue à la charge, jugeant probablement qu’une conversation banale avec un natif d’une planète aussi dérisoire – surtout lorsqu’on avançait dans son sillage et que, sans vergogne, on se servait de lui comme d’un appréciable bouclier humain – était préférable à l’examen fastidieux et maintes fois renouvelé des fresques artibaniques du plafond. Les courants étaient de plus en plus forts et contradictoires au fur et à mesure que Shari se rapprochait du but. Il devait s’arc-bouter sur ses jambes et écarter les coudes pour résister aux flots centrifuges qui tentaient de l’emporter vers les bords extérieurs de la mêlée.
« On y fait la même chose que sur Syracusa, je suppose, répondit-il en repoussant sans ménagement un cardinal qui tentait de se faufiler devant lui. On essaie d’y vivre.
— On vit mal loin de la lumière.
— Elle brûle les insectes qui se laissent éblouir par son éclat, ma dame. »
Il regretta aussitôt ses paroles lorsqu’il décela les lueurs de réprobation dans les yeux bruns de la courtisane. Elle était tellement imbue d’elle-même, tellement convaincue de la supériorité de la civilisation syracusaine qu’il pouvait fort bien lui prendre la fantaisie de provoquer un esclandre. Fort heureusement le contrôle APD n’était pas chez elle un concept vide de sens.
« Est-ce une coutume d’Ut-Gen que de comparer les êtres humains à des insectes, sieur ?
— Veuillez m’excuser, dame : le mot lumière m’a fait irrésistiblement penser aux papillons qui volent autour des bulles flottantes.
— Eh bien, changez à l’avenir votre manière de penser ! »
Il inclina légèrement la tête et vit, à la moue dédaigneuse qui étirait les lèvres noires de son interlocutrice, qu’elle se contentait de cette modeste victoire. Une nouvelle et rageuse poussée de la multitude le projeta à côté de l’acaba bleue. Le timbre métallique du sénéchal, qui conversait avec un homme à la face congestionnée, rougeaude sous la couche de poudre ajourée, dominait le tumulte.
« Votre prébende, sieur d’Ariostea, ne sera renouvelée qu’à la condition que vous cessiez de répandre des calomnies sur l’empereur. D’autre part, il nous serait agréable que votre famille, qui compte parmi les plus importantes de l’Ang’empire, fasse plus souvent acte de présence au grand temple. Vous ne pouvez à la fois réclamer les subsides impériaux et tenir dans le plus grand mépris les règles courtisanes et kreuziennes.
— Je ne sais, Excellence, quel ami fielleux s’est cru autorisé à répandre ces rumeurs sur le compte de ma famille, mais je vous prie de croire qu’elles sont dénuées de tout fondement…»
Shari s’efforça de respirer lentement pour apaiser son rythme cardiaque. Bien qu’il évitât de fixer le sénéchal pour ne pas attirer son attention, il sentit des tentacules ondoyants et froids s’infiltrer dans son cerveau, se heurter au barrage sonore instantanément dressé par l’antra. Il eut l’impression d’être tout entier recouvert d’une ombre glaciale qui évoquait, en moins éprouvant, le froid insoutenable et destructeur de l’Incréé sur le chemin de lumière qui menait aux annales inddiques.
« Nous souhaiterions paraître au temple aussi souvent que possible, Excellence, car nous revendiquons haut et fort nos convictions kreuziennes. Cependant, comme vous ne l’ignorez pas, notre famille contrôle depuis plus de trois siècles la production d’énergie magnétique interstellaire, et cette activité nous prend une grande partie pour ne pas dire la totalité de notre temps…»
Harkot hochait machinalement la tête mais il n’écoutait plus son vis-à-vis.
Il mobilisait l’ensemble de ses implants nerveux pour tenter de pénétrer dans l’esprit de l’homme vêtu de blanc placé légèrement sur sa droite et qui, s’il parvenait à résister jusqu’au bout à la pression de la multitude, serait son prochain interlocuteur. Il consulta ses données mémorielles mais ne trouva aucune information relative à cet humain dont le visage énergique et l’absence de coquetterie offraient un contraste saisissant avec les autres courtisans. Il y avait de fortes chances (50 %) que cet inconnu fût un nouveau délégué d’une guilde professionnelle d’un monde paritole et cherchât à présenter ses hommages au sénéchal, mais aucune raison plausible n’expliquait l’inviolabilité de son cerveau.
« Croyez bien, Excellence, que notre famille vous saurait éternellement gré de la prorogation de notre prébende…
— Pourquoi tenez-vous tant à cette prébende, sieur d’Ariostea ? répliqua Harkot. La production d’énergie magnétique ne suffit donc pas à subvenir à vos besoins ?
— Il ne s’agit pas d’argent, Excellence ! s’offusqua le courtisan. Notre famille s’est ralliée à la coalition aristocratique qui a aidé Artibanus Saint-Noil à vaincre le Comité planétaire et elle a témoigné, tout au long des siècles, une fidélité sans faille envers la famille Ang. N’est-il pas légitime que l’Ang’empire fasse preuve de reconnaissance envers ses fondateurs historiques ? »
Harkot lui aurait volontiers répondu que les Ariostea faisaient partie des six grandes familles qui avaient prêté le serment d’allégeance aux Mars et avaient constitué un véritable gouvernement parallèle destiné à renverser et remplacer l’Ang’empire, mais une hypothèse excitait fortement ses implants cérébraux et l’empêchait pour l’instant de soutenir la conversation de surface : l’homme en blanc qui se tenait sur sa droite était peut-être l’un des deux guerriers du silence qui avaient dérobé les deux faux codes dans la salle de garde et le sous-sol de l’ancien palais seigneurial. Cette éventualité ne reposait pour l’instant que sur un faisceau de conjectures, une construction mentale érigée sur l’inviolabilité d’un cerveau. Après tout, la science inddique n’était pas le seul moyen proposé aux humains pour protéger leur esprit des inquisitions et des effacements : les Mars, par exemple, utilisaient les microstases, des drogues chimiques qui enveloppaient leur cerveau d’une gangue nébuleuse et froide. Mais Harkot se heurtait en l’occurrence à une vibration brûlante, à un son prolongé sur lequel se brisaient ses investigations comme des vagues sur une falaise rocheuse. La proximité de cet homme semblait en outre anesthésier ses propres facultés logiques, ralentir ses échanges, comme si l’énergie sous-jacente des cartes-mères et, par extension, de l’Incréé le désertait tout à coup. En lui grandit la probabilité qu’il se trouvait en ce moment même devant l’ennemi ultime de l’Hyponéros.
Devant le mahdi Shari des Hymlyas.
Cette présomption – qui se muait peu à peu en certitude – avait le mérite de fournir une explication satisfaisante, cohérente, au fait qu’un inconnu pouvait franchir sans encombre les barrages cellulaires et mentaux. Les inquisiteurs contactaient systématiquement le sénéchal lorsqu’un individu non répertorié, un paritole de surcroît, demandait à s’introduire à la cour. Or ils ne s’étaient pas manifestés, preuve qu’ils n’avaient pas détecté d’anomalie dans les esprits qu’ils étaient chargés de sonder. De plus, comme les coordonnées géographiques du palais impérial étaient frappées d’interdiction formelle, personne ne pouvait s’y transférer par déremat sans recourir aux services spéciaux des compagnies officielles.
Seul un homme qui avait développé le voyage par la pensée, un humain-source, un ennemi ultime de l’Hyponéros, avait la possibilité de s’introduire dans la salle des pas publics sans déclencher l’alerte. Et des humains-source recensés, outre les quatre congelés du palais épiscopal, la thutâle Oniki, son fils Tau Phraïm et l’Orangien Tixu Oty, Harkot n’en connaissait que deux : Jek At-Skin, l’enfant d’Ut-Gen, et le mahdi Shari des Hymlyas, le dernier descendant du peuple ameuryne. Quelqu’un les avait prévenus que le sénéchal gardait les véritables codes sur lui, la servante osgorite de Patriz de Blaurenaar probablement : elle appartenait à un réseau clandestin et les interliciers l’avaient entendue hurler quelque chose avant de l’abattre.
Harkot interrompit immédiatement ses vaines tentatives de perquisition mentale. Au grand dam des autres courtisans, il abandonna le sieur d’Ariostea à ses péroraisons pour se donner le temps de consulter les probabilités et d’opter pour la solution la plus efficace. Le gibier était venu se jeter de lui-même dans la gueule du loup et il ne s’agissait pas de le laisser s’échapper cette fois-ci.
Le mutisme prolongé du sénéchal intrigua Shari. Le sieur d’Ariostea interpréta ce silence comme un encouragement à poursuivre et, flatté de l’intérêt inattendu que lui portait le deuxième personnage de l’Ang’empire, saisi d’une véritable logorrhée, il continuait de débiter des phrases vides de sens comme si la durée de l’entretien revêtait plus d’importance que la teneur de son discours.
Shari constata que les tentacules ondoyants et froids s’étaient retirés de son cerveau. Il entrevit des éclats flamboyants, chargés d’énergie, dans la pénombre du capuchon. Il eut l’intuition que le Scaythe avait deviné quelque chose, qu’il prolongeait artificiellement la conversation avec le courtisan pour gagner du temps et préparer sa riposte. Les poussées convulsives de la foule le ballottaient comme un vaisseau au cœur d’une tempête stellaire.
Shari estima qu’il avait déjà trop attendu. Il répéta mentalement la succession de gestes qu’il lui fallait exécuter, essuya furtivement les paumes de ses mains sur le tissu de son colancor. Les visages d’Oniki et de Tau Phraïm lui effleurèrent l’esprit, renforcèrent sa détermination. Il invoqua l’antra et se tint prêt à se dématérialiser à la moindre alerte. Il eut la sensation très nette de se dédoubler, de sortir de son corps, de devenir le témoin de lui-même. Les bruits, les formes et les couleurs s’estompèrent autour de lui, comme s’il se dissociait complètement de son environnement.
De l’épaule il poussa le sieur d’Ariostea avec une violence telle que le courtisan perdit l’équilibre, s’écroula sur ses voisins immédiats et les entraîna dans sa chute. Puis, d’un petit pas de côté, il se plaça devant le Scaythe et saisit le bas du capuchon de l’acaba.
*
Une nouvelle série d’explosions ébranlèrent le bâtiment. Une poussière épaisse, âcre, ensevelit les socles de conservation cryo. Les combats s’étaient déclarés en plusieurs endroits du palais épiscopal et, à en juger par les crépitements de plus en plus proches, par les odeurs de plus en plus âcres qui se répandaient dans l’atmosphère saturée de gaz carbonique, les forces impériales, supérieures en nombre et en armement, enfonçaient une à une les différentes lignes de défense établies par les Osgorites de Lune Rouque.
« Qu’est-ce que vous attendez, Votre Sainteté ? hurla Adaman Mourall. Qu’un rayon d’ondemort vous perfore le cœur ? Que les interliciers vous arrêtent et vous défèrent devant un tribunal d’exception ? »
La poussière s’était amalgamée à la poudre humide de son visage pour former un masque d’une consistance épaisse et boueuse.
« Je ne suis pas souvent d’accord avec ce sale chatrat mais je dois admettre qu’il a raison sur ce point ! intervint Maltus Haktar. Les couloirs qui mènent aux ateliers peuvent tomber d’un moment à l’autre aux mains des assaillants.
— Traitez-moi encore une fois de chatrat, monsieur le jardinier, et je vous arrache les bourses ! » fulmina l’exarque.
Les deux hommes s’affrontèrent du regard et les éclats haineux de leurs yeux transpercèrent les écharpes poussiéreuses. La violence des explosions avait soufflé les bulles sensitives. La lumière sale que continuaient de diffuser les appliques murales ne parvenait pas à dissiper la pénombre.
Le muffi vint se placer entre l’exarque et le maître jardinier et les fixa tour à tour d’un air sévère.
« Le moment est mal venu de perdre son sang-froid ! Vous donnez un bien piètre exemple à notre jeune ami. Partez immédiatement si tel est votre désir, mais faites-le avec dignité ! »
Adossé au sarcophage de Yelle, Jek était lui-même la proie d’une incommensurable terreur mais il faisait des efforts surhumains pour ne pas le montrer. Les déflagrations continues, le fracas des armes, les hurlements et la progression décelable des armées ennemies dans les galeries du palais se conjuguaient à l’absence de Shari et à son propre sentiment d’impuissance face au corps congelé de Yelle pour accroître son désespoir et sa frayeur.
« Je ne resterai pas une seconde de plus dans ce foutoir ! gronda Adaman Mourall. Les déremats de l’atelier de réparation sont préprogrammés, n’est-ce pas ?
— Il vous suffira de refermer le hublot et de presser le bouton de transfert, Adaman, confirma le muffi. Nous nous retrouverons à l’endroit convenu.
— Convenu pour vous ! Moi, je ne sais pas encore où va me mener cette folie…»
L’exarque se dirigea d’un pas décidé vers la sortie. Une explosion prolongée, semblable à un grondement d’orage, fit longuement vibrer les murs et le plafond. Un torrent de poussière s’engouffra par l’entrebâillement de la porte.
Adaman Mourall se retourna et fixa Barrofill le Vingt-cinquième d’un air mi-goguenard mi-désolé. Jek trouva une certaine ressemblance à l’exarque avec les gargouilles des temples anjoriens de la religion de l’H-Prime.
« Si vous tenez à me revoir, Votre Sainteté, vous devriez m’accompagner…»
Il se drapa dans sa cape et sortit. Le staccato des ondemorts et les cris des combattants couvrirent rapidement le bruit de ses pas.
« Vous pouvez le rejoindre, Maltus. Rien ne vous oblige à rester avec moi. »
Un pâle sourire éclaira la face rude du maître jardinier. Il leva le bras au-dessus de sa tête et pointa l’index sur le plafond.
« Et le Vingt-quatre, Votre Sainteté, qu’est-ce que vous en faites ? Il me surveille de là-haut et je ne tiens pas trop à ce qu’il me botte le cul lorsque je franchirai à mon tour le seuil de l’éternité.
— Vous étiez très attaché à mon prédécesseur, n’est-ce pas ? »
Un voile d’émotion troubla les yeux noirs de l’Osgorite.
« C’était un homme d’Église, mais je le considérais comme mon père, Votre Sainteté…»
Jek posa le front contre la vitre du sarcophage et fixa le visage impassible de Yelle, faiblement éclairé par les rayons obliques des appliques murales. Le mahdi lui avait recommandé de garder confiance, mais il ne se manifestait toujours pas et seule la vue de la fillette empêchait l’Anjorien de perdre définitivement espoir.