CHAPITRE IX

LE CORUPÊ

Fais au Coros, ô Saür, le récit du combat qui opposa les armées du prince Arthû aux trois monstres de l’espace.

 

SAÜR

Le souvenir de cette bataille me hante et m’emplit de terreur. Je ne puis en parler sans trembler et, pourtant, j’ai démontré à maintes reprises ma vaillance à la guerre. N’ai-je pas plongé mon glaive dans la poitrine de milliers de soldats ennemis ? N’ai-je pas franchi les murs magnétiques à bord d’une simple fuselle et détruit à moi seul les orgueilleuses cités de Naroph ?

 

LE COROS

Celui qui oserait douter de ton courage, ô Saür, mériterait mille fois la mort. Tu as servi loyalement le prince Arthû, le souverain légitime de Gardahya. Parle, ton récit n’en prendra que plus de valeur.

 

LE CORUPÊ

Ne cherche pas à nous épargner, Saür : La vérité est parfois dure à entendre, mais le Coros et les habitants de Gardahya se montreront dignes de ta légendaire bravoure.

 

SAÜR

Les monstres venus de l’espace avaient déjà détruit les cités mineures de Flaêr et d’Udot, vaincu les forces de l’ordre des baillis et dépecé une effroyable quantité de vieillards, de femmes et d’enfants. Le prince Arthû m’ordonna de prendre la tête d’une cohorte et d’enrayer par tous les moyens la progression de ces trois créatures. Nous étions des milliers contre trois, ô Coros, et la honte m’embrase le front et les joues lorsque j’évoque cela.

 

LE COROS

N’aie point de honte et poursuis, ô Saür. N’étaient-elles pas d’invincibles harpies célestes, ces créatures venues de l’espace ?

 

SAÜR

La vérité sort de ta bouche, ô Coros. Démoniaques étaient ces trois êtres. De loin ils ressemblaient aux hommes, de près ils évoquaient les monstres du bestiaire de cette église barbare qu’on appelle Kroz. Glabre et bosselé était leur crâne, rude et crevassée était leur peau, globuleux et chargés d’énergie maléfique étaient leurs yeux. Bien qu’ils allassent nus, il était impossible de déterminer leur sexe, et d’ailleurs, ils n’avaient point de sexe car ils ne possédaient ni membre viril apparent ni conque féminine.

 

LE CORUPÊ

Utilisaient-ils une forme de langage, ô Saür ?

 

SAÜR

Ils prononçaient quelques mots de nafle interplanétaire, ô Corupê, mais leur voix était aussi désagréable que celle des oiseaux perroques. Nous les bombardâmes d’abord d’ondes lumineuses à haute densité, mais elles ne leur firent aucun effet. Nous tentâmes alors de les brûler à l’aide de lance-flammes, mais ils ressortirent intègres du déluge de feu.

 

LE COROS

S’ils ne souffraient ni de la lumière ni du feu, à quoi donc étaient-ils sensibles, ô Saür ?

 

SAÜR

À rien, je le crains, ô Coros. Nous essayâmes de les larder de coups de lance, de glaive, de dague ou de sabre, mais pas davantage que la lumière et le feu, le fer ne réussit à transpercer leur peau. Ils opérèrent un grand carnage parmi les soldats, les saisirent par le cou qu’ils broyèrent de leurs doigts hideux, les éventrèrent à mains nues, leur arrachèrent les bras, les jambes, le membre viril et la tête.

 

LE COROS

Et toi, ô Saür, que faisais-tu pendant que tes hommes étaient ainsi massacrés ?

 

SAÜR

M’accuses-tu de lâcheté comme ceux du peuple de Gardahya, ô Coros ? Tu as pourtant publiquement reconnu mon courage.

 

LE COROS

N’aie point de colère, ô Saür. De ton récit jaillira la vérité.

 

SAÜR

Je participai à la bataille, ô Coros, en douterais-tu ? Le glaive levé, je fondis à plus de trente reprises sur les monstres de l’espace, mais j’eus l’impression que la pointe de mon arme heurtait une matière plus dure encore que la pierre. Cependant, à chaque fois je réussis à échapper à leur étreinte et pus reprendre de l’élan pour me lancer dans un nouvel assaut. Il advint que tous mes hommes furent exterminés, ô Coros, et que je me retrouvai seul face à nos adversaires.

 

LE CORUPÊ

Que se passa-t-il alors ?

 

SAÜR

Mes paroles vous paraîtront incroyables, ô toi Corupê, ô toi Coros, mais elles ne seront que l’expression de la vérité la plus pure et la plus absolue : les créatures de l’espace s’évanouirent aussi mystérieusement qu’elles étaient apparues, comme si un dieu haineux rappelait ses sujets après qu’ils eurent accompli leur forfait.

 

LE COROS

Incroyable est le mot juste, ô Saür.

 

LE CORUPÊ

Quel est ton verdict, ô Coros ?

 

LE COROS

Le capitaine Saür sera soumis à l’épreuve du jugement divin. S’il est reconnu coupable d’avoir abandonné ses hommes, il sera crucifié sur la porte monumentale de Gardahya.

 

 

La Palinodie du capitaine Saür (7356 du calendrier de Naflin),

théâtre traditionnel issigorien, traduction de Messaodyne Jhu-Piet,

poète syracusain de la première période post-Ang’empire

 

 

NOTE : certains érudits font le rapprochement entre les monstres décrits par le capitaine Saür, personnage controversé de l’histoire d’Issigor, et les Scaythes d’Hyponéros. Le mot « Scaythe » pourrait d’ailleurs venir du mot « scaütê » (ou « scaïtê »), signifiant soldat-suicide infiltré dans les rangs ennemis pour y semer la mort. Rappelons que la loi d’éthique HM de 7034 fut votée sur Issigor.