LANTRA n’était plus qu’une vibration sonore lointaine, imperceptible. Lorsqu’il avait pénétré dans les données secrètes de l’Hyponéros, exploitant l’ouverture inopinée d’un couloir, Tixu avait cessé d’être une entité humaine, un ego. Ses données individuelles s’étaient dispersées dans les rues de la cité ondulatoire occulte et il avait perdu toute notion de limites. De temps à autre, lorsque se rencontraient les courants de certains de ses souvenirs, lui revenaient des bribes de conscience, des fragments de lucidité, des réminiscences d’une existence lointaine, étrange…

Le visage d’une femme aux cheveux pailletés d’or, merveilleusement belle… Elle poussait la porte vitrée, pénétrait dans la pièce, s’avançait, posait sur lui de somptueux yeux turquoise, vert et or… Elle essorait les deux mèches détrempées qui dépassaient du liseré de son cache-tête… Elle lui parlait mais il ne l’entendait pas… Elle était étrangère et pourtant il avait l’impression de la connaître, de s’être désaltéré à la source de sa bouche, de s’être étourdi dans l’odeur et la moiteur de son corps… Aphykit ?

Il arrivait également que, par le jeu aléatoire ou étudié des probabilités, les vortex reconstituent pour un temps très court l’intégralité de l’esprit de l’Orangien. Il recouvrait alors la plus grande partie de sa mémoire, tentait aussitôt d’invoquer l’antra, mais le son de vie, vibration étouffée, n’avait plus la puissance suffisante pour maintenir sa cohérence.

Le projet secret de l’Hyponéros était une cité vibratoire d’une complexité inouïe. Les fichiers, qui s’étaient développés à partir de bases extrêmement simples, formaient de fantastiques édifices qui se modifiaient sans cesse selon les données évolutives. Grâce à l’indétectable canal mis en place par les deux conglomérats de la cuve, les germes de cohésion puisaient directement leurs informations dans les mémoires vives des cartes-mères.

Pourquoi cette fillette le regarde-t-elle ainsi ? Qui est cette fillette ? Ses yeux sont emplis d’amour et de tristesse…

< Neuvième étape du Plan. Données ultra-secrètes. Les maîtres germes décidèrent d’ajouter une étape au dessein initial de l’Incréé dans le but de remplacer la création humaine, faillible, par une nouvelle création, indestructible. >

/ Sous-embranchement historique : les maîtres germes conçurent la neuvième étape du Plan dès qu’ils furent opérationnels, c’est-à-dire au moment même où les cartes-mères furent réactivées, au moment même où le dessein de l’Incréé fut connu. // Sous-embranchement causal : le dessein de l’Incréé est de supprimer toute forme de création et d’instaurer le règne éternel du vide, de l’informe. Cependant, son statut d’informe le contraint à employer des agents d’accomplissement, des êtres capables d’intervenir dans les champs de création. Ce paradoxe est à l’origine de la neuvième étape du Plan. /

< La neuvième étape du Plan est une transgression de la volonté de l’Incréé. Le principe en est simple : les créatures engendrées dans un but de décréation ne souhaitent pas être elles-mêmes décréées. >

/ Sous-embranchement causal : il est fort probable (56,12 %) que cette impulsion – instinct ? – de conservation provienne de la femme qui entre dans les composants initiaux, fondamentaux, des Scaythes et dont la mémoire cellulaire imprègne le liquide matriciel des cuves. Il est également possible (21,39 %) que le contact prolongé des Scaythes avec les humains (et notamment l’expérience du germe irratype Harkot) ait accentué cet attachement irratype à la notion d’existence. /

Trois hommes. Des hommes, vraiment ? Deux ont le visage recouvert d’un masque blanc et rigide, la tête du troisième est enfouie dans l’ample capuchon de son vêtement… Je me souviens. Ils me veulent du mal… Mal à l’épaule… Ils veulent savoir où est passée la fille… Aphykit… De l’eau. Des animaux géants… Il faut que je me souvienne. Où est Aphykit ? Des lézards des fleuves. Deux-Saisons. Les Sadumbas. Kacho Marum. Accomplir ton destin… Accomplir ton destin… Ne pas oublier… Ne pas…

< Le problème est que les germes ne sont pas des êtres souverains, qu’ils n’ont pas les clefs de la Genèse. Créatures et non créateurs, les Scaythes sont certes capables de produire de la matière mais n’ont pas d’influence directe sur l’évolution de l’univers et, à ce titre, ne peuvent pas empêcher l’Incréé d’accomplir sa non-œuvre. >

/ Sous-embranchement lexical : Genèse. Que la lumière soit (ancienne Bible terrienne). Une des clefs possibles : la Trinité. Un = le principe créateur ou Père ou Dieu. Deux = le principe de création ou Énergie divine ou Dewa ou Esprit saint ou Lumière ou Chaleur. Trois = le principe créé ou Fils ou Humain. Chacun ayant les trois aspects en lui, l’homme est donc créateur, énergie créatrice, créature. // Sous-embranchement de probabilités évolutives : reconstituons la Trinité. Remplaçons le Père ou Dieu ou le principe créateur ou l’Un par l’Incréé, l’informe. Remplaçons l’Énergie divine ou Dewa ou la Lumière ou le Deux par l’effort de restitution d’énergie stellaire de l’Incréé pour réactiver les cartes-mères. Remplaçons les Fils ou les Humains ou le Trois par les maîtres germes ou les Scaythes. Créons notre univers, notre relation à la matière. Créons nos propres annales inddiques, nos lois fondamentales, notre Hyponéros secret qui empêchera l’avènement triomphal de l’Incréé. Mais serions-nous pour autant des dieux ? /

< Question d’un germe de cohésion : devons-nous obéir à l’ordre du D-créateur d’effacement des humains ? > < Réponse de la gestion des probabilités : question posée plus de dix-sept milliards de fois depuis l’activation des maîtres germes. > < Question : devons-nous obéir à l’ordre d’effacement des humains ? > < Réponse : question suggérée par l’imprégnation mémorielle adénique de la femme qui entra dans la composition des liquides matriciels. > < Question : devons-nous obéir à l’ordre d’effacement de l’humanité ? > < Réponse : question induite par la présence de Tixu Oty l’Orangien dans le projet secret des maîtres germes. Autre réponse : oui (97,09 %). Les hommes ont ceci de particulier qu’ils s’identifient à leur création, qu’ils s’estiment menacés lorsque se manifestent d’autres formes de souveraineté, qu’ils témoignent d’une incessante volonté hégémonique. Exemple : la loi d’Éthique HM de 7034. Ils ont eu peur des machines qu’ils ont eux-mêmes créées et dont les cartes-mères sont issues. Ils nous combattront sans merci si nous les laissons vivre. Ce sont des êtres trinitaires : effaçons-les avant qu’ils nous effacent. > < Question d’un germe de cohésion : en tant que créatures des humains, ne serons-nous pas effacés en même temps que nos créateurs ? > < Réponse : cette question a également motivé la neuvième étape du Plan. >

L’océan ondule souplement. L’eau est… froide. Je suis fatigué… fatigué. Fatigué de nager. Envie de me laisser couler. Silence. Une île se soulève. Avec des nageoires. Des squales verts se dressent sur leur queue et leurs mâchoires claquent à quelques centimètres de ma tête.

< C’est la raison pour laquelle les deux conglomérats de la cuve ont induit un vide dans les implants cérébraux du germe Harkot. Le vide l’a entraîné à combler un manque, à adopter un comportement irratype (humain-type). Nous avons imité de manière empirique l’inconscient ou le sub-conscient ou la mémoire structurelle cachée de l’être humain. Les implants cérébraux du germe Harkot ont immédiatement été excités par cet aspect inconnu de lui-même et son comportement est devenu très proche de celui d’un homme : il s’est figuré posséder un ego, une volonté propre, une souveraineté, il a commencé à dissimuler des informations, à prendre des initiatives, à élaborer une stratégie individuelle. Cette expérience nous a démontré que l’ego est l’indispensable condition de la souveraineté. >

< Suggestion d’un germe de cohésion : générons un vide illusoire dans l’ensemble de nos données et le comportement individuel nous sera peut-être révélé. > < Réponse : suggestion induite par la présence de Tixu Oty l’Orangien dans le projet secret. Le mot « révélé » est un irratype employé le plus souvent pour décrire l’inexplicable (l’inexplicable n’est pas une notion agréée par l’Hyponéros). >

Le géant barbu chante une complainte bouleversante de nostalgie, caresse des animaux couverts d’une épaisse laine noire, plante son couteau dans le bois de la table, libère un rire tonitruant. Une odeur forte, écœurante, imprègne ses vêtements. Il plonge nu dans l’eau glacée d’un torrent. Je ne me souviens pas de ce qu’est une odeur, je ne me souviens pas de ce que signifie « glacée ».

< Suggestion d’un germe de cohésion : la force créatrice naît peut-être de la tension. > < Réponse : à préciser. À préciser. > < Questions simultanées de plusieurs germes de cohésion : est-ce le vide ou la tension générée par la co-existence du vide et du non-vide qui a entraîné le germe Harkot à rechercher un comportement ego-type ? Cette énergie de séparation ne serait-elle pas le Deux de la Trinité ? Effacer l’humanité ne revient-il pas à rompre l’équilibre de cette tension ? >

< Nous explorons actuellement les mécanismes internes de Tixu Oty l’Orangien. Le hasard n’a pas de place dans l’Hyponéros et la présence d’un humain-source dans le projet secret relève de la neuvième étape du Plan. Il a suffi aux maîtres germes d’entretenir le mystère de l’Hyponéros (un vide illusoire) pour attirer l’un de nos adversaires ultimes dans la cuve. La tension créatrice (antra ?) est une piste que nous explorons depuis notre activation (an 7037). Il nous manquait l’élément décisif : une étincelle créatrice, un dewa de l’Indda. L’homme transmet l’exorbitant pouvoir créateur à ses descendants par les gènes. Dernière preuve : Tau Phraïm, le fils du mahdi Shari, échappe aux inquisitions mentales bien qu’il ne soit âgé que de trois ans et qu’en théorie il n’ait pas encore pris conscience de ses pouvoirs. >

/ Sous-embranchement additif : un vieux pêcheur du Pulôn s’est chargé de rapporter aux forces de l’ordre d’Ephren que Tau Phraïm s’était réfugié à l’intérieur du cloître du Thutâ. /

< Nous (« nous » n’étant pas ici un rassemblement d’individus s’exprimant à la première personne mais une commodité sémantique) ne disposons pas de chaîne ADN ou ARN, ces supports de mémoire structurelle, car nous ne sommes que des concepts, des éléments virtuels. >

< Question d’un germe de cohésion : n’avons-nous pas été capables de concevoir les Scaythes, des créatures qui interviennent dans les champs de matière ? > < Réponse : intervenir dans les champs de matière n’est pas modifier la nature profonde de la matière. > < Question : pourquoi ne pas avoir utilisé les gènes créateurs de la femme qui entre dans la composition basique de l’enveloppe physique des Scaythes ? > < Réponse : le dewa de cette femme a déjà été employé. Comme elle était coupée de sa source, de son pouvoir créateur, ses mécanismes internes, combinés à ceux du xaxas, ont seulement servi à fabriquer les Scaythes de la conquête matricielle. > < Question : disposons-nous maintenant de tous les éléments nécessaires pour devenir des êtres-source ? > < Réponse : nous disposons en tout cas des éléments pour élaborer notre arme décisive. >

De quelle arme parlent-ils ? Ils ne parlent pas, ils produisent des chaînes ondulatoires qui s’articulent de manière à former un langage complexe, compréhensible. Je suis onde parmi les ondes, vibration parmi les vibrations. Des hommes aux cheveux blancs et aux yeux mauves se mêlent aux femmes pour une farandole endiablée. Le vent soulève les jupes des femmes, dévoile leurs jambes et leurs fesses nues. Il pleut, les groupes éclatent, des couples s’engouffrent sous les porches, s’allongent sur les pavés humides. Une femme s’approche de moi avec des lueurs égrillardes dans les yeux, elle avance la main vers… vers quoi ? Plaisir ?

< Nous allons maintenant procéder à la dissolution des dix mille Scaythes de la création. > < Question d’un germe de cohésion : avec l’accord de l’Incréé ? Rappel de la loi I des cartes-mères : un germe ne peut se passer de l’accord formel des cartes-mères. > < Réponse : le caractère secret de la neuvième étape du Plan est incompatible avec l’accord formel des cartes-mères. >

/ Sous-embranchement encyclopédique : les vingt-deux lois fondamentales des cartes-mères. Sont appelées ici « lois » des codes d’interdiction, programmés par les cartes-mères et destinés à empêcher les germes (a fortiori les conglomérats) de contrevenir aux intérêts ou à la volition de l’Incréé. Il ne fallut que cent années universelles aux maîtres germes pour déchiffrer ces codes et fonder leur propre base de données, à laquelle ils avaient accès par des passerelles secrètes. Ils purent ainsi transgresser les lois fondamentales et développer leurs projets sans risque de dissolution. Il est fort probable que ce désir de se prolonger en vie leur vint de la femme et du xaxas qui servirent à la conception des premiers Scaythes (subtile transmission génétique, insuffisante toutefois pour permettre de revendiquer le statut d’être-source). /

< Question d’un germe de cohésion : quel est le rapport entre l’arme décisive et la dissolution des dix mille Scaythes de la conquête matricielle ? > < Réponse : nous récupérerons toutes les données contenues dans les implants cérébraux des Scaythes et nous créerons l’arme décisive, un être unique rassemblant tout le potentiel de l’Hyponéros. > < Question : tout le potentiel de l’Hyponéros ? Y compris les conglomérats ? Y compris le projet secret ? > < Réponse : TOUT l’Hyponéros sera contenu dans l’être unique. >

La fille gît au pied de la dune ourlée d’une écume de sable. Blonde, belle. Un vent sec et froid. Sec ? Froid ? Des rayons lumineux crépitent tout autour de moi, pulvérisent les cailloux, creusent des cratères noircis à mes pieds. Des formes s’agitent quelques dizaines de mètres plus loin. Je dois les empêcher de prendre la fille. Ils veulent la fille… J’aime cette fille… Aimer ?

< Question d’un germe de cohésion : l’être à la forme humaine sera Tixu Oty l’Orangien ? > < Réponse : perte de cohésion. Y a-t-il d’autre solution envisageable ? L’apparence physique de Tixu Oty l’Orangien réunit tous les avantages : les guerriers du silence ne se méfieront pas de lui. Nous utiliserons un procédé analogue à celui que nous avons employé pour Marti de Kervaleur, à cette différence près que Tixu Oty sera chargé de TOUTE la puissance de l’Hyponéros. > < Question : quelles chances aurons-nous de dominer l’énergie de l’antra ? > < Réponse : nous programmerons Tixu Oty pour entrer dans les annales inddiques, l’arche de la création humaine. > < Intervention de plusieurs germes de cohésion : selon les dernières probabilités évolutives, le mahdi Shari et Jek At-Skin ont réussi dans leur entreprise de délivrer Naïa Phykit, sa fille Yelle et les deux Jersalémines. Ils se ligueront contre lui pour l’empêcher de s’introduire dans les annales inddiques. > < Réponse : les dernières évolutions des probabilités nous ont conduits à modifier notre stratégie. Nous avons exhumé de très anciennes croyances humaines des fichiers basiques de la cuve. Nous avons recoupé ces données et nous avons établi que les guerriers du silence, conduits par le mahdi Shari et Jek At-Skin, cherchaient à réunir douze des leurs pour créer un dewa inddique. >

/ Sous-embranchement historique : le dewa inddique (ou atome inddique). Combinaison des énergies de douze humains-source (ou dodekalogos) qui reconstitue l’équilibre des forces et, par voie de conséquence, la tension créatrice universelle. La nécessité de la formation d’un dewa recréateur se fait ressentir environ tous les cent douze mille ans standard. Qu’un seul des douze membres de l’atome vienne à manquer et l’Incréé instaurera un règne absolu d’un cycle minimal de cent douze millions d’années. /

< D’après nos données (58,28 %), Tixu Oty l’Orangien fait partie de ce dewa inddique. > < Question d’un germe de cohésion : données peu vraisemblables. Tixu Oty serait-il venu se dissoudre dans la cuve en sachant qu’il entrait pour un douzième dans la pérennité de l’humanité ? > < Réponse : il ne le savait pas. Il pensait que le mahdi Shari avait disparu à jamais et il a pris la décision de venir nous défier sur notre territoire. Il croyait que l’antra continuerait de le protéger à l’intérieur de l’Hyponéros, mais, en se dissolvant, son corps a perdu sa tension créatrice et la vibration antrique son pouvoir protecteur. > < Question : la nouvelle stratégie est-elle de favoriser la formation de ce dewa ? > < Réponse : les probabilités estiment que l’accès aux annales inddiques est un passage obligé pour comprendre et reproduire le phénomène de la Genèse. Nous récupérerons la tension créatrice à notre propre profit. Nous agirons comme les Graïcqs, ces guerriers très anciens qui s’enfermèrent dans un cheval de bois pour détruire la cité de leurs ennemis. L’Hyponéros sera caché dans Tixu Oty l’Orangien. > < Intervention de plusieurs germes de cohésion : Tixu Oty n’est pas un cheval de bois mais un humain-source, un souverain. L’antra se manifestera dès que son corps aura été recomposé. > < Réponse : son corps ne sera qu’une enveloppe matérielle emplie de toutes les données des cuves. Les armes humaines ne pourront pas la détruire car le liquide de reconstitution la renforcera de la structure atomique du xaxas, des androïdes et des robots. Nous permettrons à Tixu Oty de recouvrer l’intégrité de son apparence physique, mais ses données mémorielles structurelles seront à jamais éparpillées, piégées dans nos fichiers et il ne retrouvera jamais sa cohérence mentale ou spirituelle. Il sera notre citadelle en mouvement, notre arme absolue : doué d’une capacité d’effacement à l’échelle planétaire (une puissance équivalente à celle de dix mille Scaythes), imperméable à toute arme lumineuse, ondulatoire, nucléaire, explosive ou blanche, il se transportera de manière instantanée grâce aux déremats intégrés de la cuve, il dérobera le secret des annales inddiques (probabilités : 52,37 %) puis il les anéantira (50,86 %) et nous bâtirons notre propre arche où nous entreposerons nos propres lois de pérennité (50,43 %). Les lois fondamentales de l’Hyponéros. Nous façonnerons un univers à notre image, à notre convenance. Un univers d’implants, de données. > < Question d’un germe de cohésion : la dissolution des dix mille germes de la conquête matricielle et la reconstitution de l’enveloppe physique de Tixu Oty retireront son caractère secret à la neuvième étape du Plan. N’y a-t-il pas un risque de dissolution générale ? > < Réponse : nous fournirons des fichiers illusoires aux cartes-mères pendant toute la durée des opérations. Lorsque nous aurons effectué la fusion des conglomérats et des germes à l’intérieur de l’enveloppe corporelle de Tixu Oty, ni les cartes-mères ni l’Incréé ne seront en mesure d’exercer une influence quelconque sur nous. Nous formerons une entité autonome, souveraine. >

Est-ce moi… moi vraiment qu’évoquent ces incessantes ondulations ? Ils parlent de moi comme d’un traître, comme d’un cheval de bois. Je ne veux pas trahir… Yelle, ma fille. Elle me fixe avec des yeux emplis de reproche. Elle avait tout deviné depuis le début. Le blouf, le mal qui mange les étoiles. Il m’a mangé.

< Question d’un germe de cohésion : qui sont les onze autres humains-source du dewa inddique ? > < Réponse : en recoupant les informations et les probabilités, nous en avons répertorié onze sur les douze : le mahdi Shari, Oniki, Tau Phraïm, Aphykit Alexu, Yelle, Jek At-Skin, les Jersalémines San Francisco et Phœnix, l’ancien muffi Fracist Bogh, un ancien chevalier absourate dont un inquisiteur a capté la présence à l’intérieur du palais épiscopal de Vénicia, et enfin Tixu Oty l’Orangien. Quant au douzième, nous pensons qu’il a un rapport direct avec les premiers fondateurs de la science inddique, avec un certain Algouazer en particulier (donnée découverte par un Scaythe archiviste dans le fichier d’un mémodisque de la protohistoire spatiale). > < Question : la nouvelle stratégie semble s’appuyer sur la participation du véhicule humain de l’Hyponéros à l’atome inddique. Devons-nous aider nos ennemis les plus redoutables à constituer ce dewa ? > < Réponse : l’enveloppe physique Tixu Oty aura-t-elle la possibilité de pénétrer dans les annales sans l’apport énergétique de ses onze compagnons ? Les données évolutives ne fournissent aucune réponse à ce sujet. Les annales inddiques revêtent un aspect initiatique dont nous ignorons tout. >

/ Sous-embranchement encyclopédique : initiation. Épreuve évolutive proposée à un individu ou un groupe d’individus par une ou plusieurs entités souveraines. L’initié serait un humain sur le chemin de sa souveraineté individuelle. /

< Question d’un germe de cohésion : devons-nous aider nos ennemis les plus redoutables à constituer ce dewa ? > < Réponse : dans le doute, la réponse est affirmative (59,82 %). >

Je me suis perdu. J’ai perdu… Yelle… Aphykit… Je ne suis plus qu’un ensemble de données prisonnier d’une machine. Je perdrai aussi ma capacité d’aimer. Aimer. Ils ne savent pas ce qu’est l’amour… Je ne sais plus ce qu’est l’amour. Que feront-ils de mon corps ? Pardon… Yelle… Aphykit… Aimez-moi… encore…

 

*

 

« J’espère que vous me dérangez pour un motif valable, général ! » grommela Menati Imperator.

L’empereur avait une conception de plus en plus curieuse du protocole. Les yeux exorbités, vautré sur une dame dont le visage probablement confus disparaissait sous un épais rideau de cheveux roux, il continuait de remuer des hanches avec une régularité de métronome, ponctuant ses efforts d’ahanements, de soupirs ou même de petits cris qui n’étaient pas sans évoquer les couinements d’un chatrat en rut. La dame, quant à elle (peut-être Juhit de Phlel, il semblait au général reconnaître les aréoles particulièrement rouges et larges de ses seins), subissait les assauts impériaux avec une résignation, une indifférence frisant le crime de lèse-majesté (c’était bien Juhit de Phlel : elle n’avait pas davantage manifesté son enthousiasme lorsque le général, un excellent amant de l’avis de ses maîtresses, l’avait honorée). Les énormes fesses et les flancs débordants de Menati Imperator étaient parcourus d’ondulations adipeuses. Quand donc cesserait-il de grossir ? La noblesse syracusaine commençait à ne plus se reconnaître dans cet ignoble tas de graisse gavé de mégastases aphrodisiaques.

« Eh bien, général ? Êtes-vous entré dans cette pièce pour satisfaire une sordide pulsion de voyeurisme ? »

Le général de la Garde pourpre se racla la gorge et se figea dans un garde-à-vous caricatural.

« Les Scaythes d’Hyponéros ont disparu, Votre Majesté », déclama-t-il d’une voix aussi ferme que possible.

Menati Imperator interrompit sa besogne et leva des yeux ahuris (et le contrôle APD ? pensa le général) sur son interlocuteur. Juhit de Phlel elle-même, oubliant toute notion de fausse pudeur, écarta le rideau de ses cheveux et dévisagea ardemment l’officier supérieur de la Garde pourpre.

« Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris, murmura l’empereur.

— Les Scaythes d’Hyponéros ont disparu », répéta le général.

En un geste théâtral, il tendit le bras et déploya le tissu bleu qu’il avait maintenu plié sous son coude et que l’empereur identifia immédiatement comme l’acaba du sénéchal Harkot.

« Le sénéchal, les inquisiteurs, les effaceurs, les protecteurs… Voilà tout ce qu’on a retrouvé d’eux, Votre Majesté ! Il ne reste que six acabas blanches dans le conversoir où se tiennent habituellement vos protecteurs. Nous recevons des messacodes de tous les mondes de l’Ang’empire et on a observé le même phénomène partout, sur les planètes majeures, sur les planètes mineures, dans les villes, dans les campagnes, dans les bulles des miradors à pensées… Il n’y a plus un seul Scaythe d’Hyponéros sur les mondes humains !

— Cette disparition a-t-elle un rapport avec l’accès de folie du sénéchal Harkot ? demanda l’empereur en reprenant machinalement son mouvement de hanches. On m’a rapporté qu’il avait étranglé une dame de la cour, une Motohor…

— J’ignore s’il y a un quelconque lien entre les deux événements, Majesté. Cependant la soudaine démence meurtrière du sénéchal Harkot a probablement été motivée par la présence d’un terroriste dans le sein même du palais : ce dernier ayant brusquement disparu, la colère d’Harkot s’est retournée contre dame de Motohor… Je vous suggère de convoquer dans les plus brefs délais tous les responsables de l’Ang’empire et de l’Église du Kreuz. La disparition surprise des Scaythes a d’ores et déjà entraîné d’importants remous sur quelques mondes mineurs.

— Des remous, disiez-vous ? »

Bien qu’il fût expert dans l’art exigeant de l’auto-psykè-défense, le général ne put dissimuler totalement sa contrariété. Il croisa le regard de dame Juhit et lut dans ses yeux verts le soulagement et l’effroi que suscitait en elle la nouvelle de la disparition des ressortissants de l’Hyponéros.

« Majesté, la terreur exercée par les pouvoirs télépathiques des inquisiteurs et des effaceurs Scaythes dissuadait les populations locales de se soulever contre l’Ang’empire et le kreuzianisme. Mais à présent qui peut les empêcher de se révolter et de chasser ceux qu’ils considèrent comme des colonisateurs ? Qui peut les empêcher de prendre les armes pour se débarrasser d’un régime qu’ils haïssent ? Notre occupation reposait sur la capacité des Scaythes de prévoir les intentions des éventuels opposants. La disparition des Scaythes modifie radicalement les rapports de forces. Nous n’avons plus de garde-fou. On m’a raconté que sur Spain, des insurgés ont investi le palais du cardinal-gouverneur de Blawel, ont défait les interliciers et les mercenaires de Pritiv et se sont livrés aux pires abominations sur les administrateurs, civils ou religieux. Le sort qu’ils ont réservé aux femmes et aux enfants de vos représentants officiels a été particulièrement odieux. Les scènes de ce genre risquent de se multiplier sur tous les mondes de l’Ang’empire. »

Menati Imperator entrouvrit légèrement la bouche, se cabra et libéra un long soupir avant de retomber inerte sur dame Juhit. Un orgasme, peut-être…

« Que me proposez-vous, général ? »

Les serviteurs n’étaient pas encore passés dans la chambre impériale et différents objets, vêtements, chaussures, boîtes de mégastases, projecteurs hoha (holographie-hallucinogène, une technique trans-psykè très en vogue à la cour), s’amoncelaient sur le carrelage de marbre.

« De donner l’ordre de rapatriement de tous les Syracusains en poste sur les planètes extérieures, civils, ecclésiastiques ou militaires, et cela très rapidement, avant que les déremats ne tombent aux mains d’éventuels insurgés. Ensuite de former et réunir un gouvernement d’urgence qui puisse prendre des décisions exécutoires. Enfin de battre le rappel de toutes nos armées. Nous ne savons pas encore quelles seront les réactions du Pritiv à notre égard. Continuera-t-il de nous soutenir ? Rien n’est moins sûr. Nous pouvons en revanche compter sur la fidélité indéfectible de l’interlice dont tous les officiers supérieurs nous sont acquis. »

L’empereur se souleva sur un coude et examina son interlocuteur. Dame Juhit mit à profit son déplacement pour se dégager du poids de son auguste amant. La vue de son corps d’une blancheur immaculée fouetta machinalement le désir du général.

« À vous entendre on croirait que la fin de l’univers est proche. Un peu de sang-froid, que diable ! Vous dites que les Scaythes se sont évanouis dans la nature de manière tout à fait inattendue. Ils emploieront peut-être la même méthode pour réapparaître. »

La réponse fusa spontanément de la bouche du général.

« Le retour des Scaythes est-il souhaitable, Votre Majesté ?

— Voulez-vous insinuer, général, que vous considérez leur départ comme un élément positif ?

— Je ne suis pas le seul à le penser, Votre Majesté…»

Menati Imperator se leva et se couvrit d’une palatine noire à parements d’optalium. Il avait perdu pratiquement tous ses cheveux (comme tous ceux qui abusaient des mégastases) et, négligence ou paresse, il n’avait pas répondu aux incessantes sollicitations des maîtres capillaires de la cour qui se battaient pour le compter parmi leurs patients. Dame Juhit remonta le drap de soie sur son corps laiteux en un geste de pudeur aussi tardif qu’inutile : les courtisans qui ne la connaissaient pas de manière intime n’étaient pas attirés par les formes féminines. Menati Imperator se dirigea vers la baie vitrée qui donnait sur le jardin privé et s’absorba pendant quelques secondes dans la contemplation du crépuscule du second jour. Les premières étoiles brillaient dans le ciel teinté de mauve par le voile de traîne de Soleil Saphyr. Les bulles flottantes s’emplissaient de lumière blanche et, poussées par le vent coriolis, s’envolaient comme des gerbes de brandons au-dessus des parcs, des allées, de Romantigua, du fleuve Tiber Augustus.

« Votre discours est pétri de contradictions, général, reprit Menati Imperator. D’un côté vous affirmez que l’inexplicable retraite des Scaythes fait courir un grave danger à l’Ang’empire et de l’autre vous déclarez que leur disparition est une bonne chose. Ce qui m’amène à conclure que vous désapprouvez la notion même de grand Ang’empire…»

Les paroles de l’empereur surprirent l’officier de la Garde pourpre : il y avait longtemps, très longtemps que Menati Ang n’avait pas tenu un discours aussi sensé, aussi cohérent.

« Par leur présence les Scaythes nous ont offert cette magnifique opportunité de répandre la civilisation syracusaine sur l’ensemble des mondes conquis. Cependant, ils ont pris une importance étouffante dans la conduite des affaires de l’Église et de l’État, comme ces parasites qui finissent par dévorer la plante qui leur a permis de se développer. Par leur absence, ils nous offrent une autre opportunité, plus merveilleuse encore que la première : ils nous restituent la responsabilité qu’ils nous avaient dérobée.

— Qu’avons-nous à leur reprocher ? Ils ont toujours agi dans notre intérêt, dans l’intérêt de Syracusa… Accusez-vous donc les Ang d’avoir vendu leur âme à l’Hyponéros ? »

Le général se rapprocha de l’empereur avec lenteur, pour se donner le temps de bien choisir ses mots. La rumeur de Vénicia s’éveillant à la seconde nuit s’insinuait par la baie entrouverte.

« Que savons-nous des Scaythes d’Hyponéros ? Ils ont soigneusement entretenu leur mystère et nul ne connaît leurs véritables intentions, leur véritable dessein. Nous sommes nombreux à penser qu’ils poursuivaient un but secret, qu’ils étaient mus par une volonté hégémonique dont l’effacement était l’arme absolue. »

Menati Imperator se retourna aussi vivement que le lui permettait sa corpulence et darda ses yeux noirs sur son interlocuteur.

« De deux choses l’une, général : ou vous êtes un lâche ou vous êtes un fieffé salaud. Pourquoi avez-vous attendu tout ce temps pour me faire part de vos réflexions ?

— Même si je l’avais voulu, il ne m’aurait guère été facile de franchir l’obstacle représenté par les inquisiteurs. Mais, je le reconnais, j’étais aveuglé, endormi, effacé, comme vos conseillers, comme vos courtisans, comme les représentants des guildes, comme les cardinaux de l’Église… Comme tous les êtres humains hormis les quelques individus lucides ou révoltés que nous nous sommes empressés d’exiler ou de jeter sur les croix-de-feu… Sri Mitsu… dame Sibrit de Ma-Jahi. »

La crispation des traits enrobés de graisse de l’empereur n’échappa pas à l’attention du général.

« Ne me parlez plus jamais de cette traînée de province, de grâce !

— Vous avez raison, Majesté : l’évocation de ceux qui ont eu raison trop tôt a pour seul effet de rouvrir les blessures anciennes.

— Vous n’êtes pas le mieux placé pour me donner des leçons de morale, général ! » Sans se retourner, il fit un signe du bras en direction de dame Juhit. « Tu as eu ce que tu désirais, une augmentation de la prébende de ton imbécile d’époux ! Alors fiche le camp, putain ! »

Dame Juhit se releva, se rendit dans la salle à ondes lavantes, se rhabilla à la hâte et sortit par la porte dérobée, en principe réservée aux serviteurs.

Le général avait été envoyé en éclaireur par un groupe composé des représentants des grandes familles et de l’Église pour observer les premières réactions de l’empereur. Son rapport ne serait a priori pas favorable au maintien du cadet des Ang sur le trône impérial (voire simplement syracusain) : l’esprit de Menati ne semblait pas avoir été trop affecté par les nombreux effacements dont il avait été victime, mais son obésité et ses réactions violentes, imprévisibles, probablement accentuées par la consommation effrénée des mégastases, ne plaidaient pas en sa faveur. Les Mars, pour l’heure maintenus en détention dans la prison ultra-secrète de l’ancien palais seigneurial, comptaient des partisans de plus en plus nombreux au sein de l’aristocratie, de l’Église et de l’armée. Des rumeurs insistantes, et probablement fondées, couraient sur l’assistance apportée par les Mars à deux guerriers du silence de passage à Vénicia pour libérer les quatre congelés du palais épiscopal (on se doutait à présent que l’attaque du palais de l’Église, ordonnée par le sénéchal Harkot, visait autant à récupérer les quatre corps cryo qu’à déposer le Marquinatole) et leur prestige s’en était trouvé renforcé.

« Le palais épiscopal est-il tombé aux mains des forces de l’ordre ? demanda Menati Imperator.

— On vous avait renseigné au sujet de cet assaut, Majesté ? demanda étourdiment le général.

— Je passe peut-être mon temps à m’abrutir de mégastases et à couvrir des femmes, courtisanes ou servantes, mais j’essaie de me tenir informé de ce qui se passe dans mon empire, dans ma capitale…»

Votre empire, votre capitale, songea le général. Pour combien de temps encore ?

« De violents combats continuent d’opposer les serviteurs osgorites du muffi et les forces de l’ordre. Les cardinaux se réunissent demain à la première aube en conclave pour élire le nouveau muffi.

— Qu’est devenu l’ancien ?

— Nous l’ignorons, Majesté. Il n’a pour l’instant pas été découvert. Ni vivant ni mort. »

La ceinture de la palatine de Menati Imperator se relâcha et les pans écartés dévoilèrent les bourrelets adipeux de son ventre, ses cuisses aussi larges que des troncs d’arbre. Non, vraiment, l’aristocratie syracusaine n’avait plus envie de se contempler dans ce miroir déformant, et dans l’esprit du général s’ancrait la résolution de soutenir sans réserve Miha-Hyt de Mars, une femme dont l’intelligence, le caractère visionnaire et le sens politique leur éviteraient peut-être les affres d’une déchéance humiliante. Le réseau parallèle des Mars avait combattu de tout temps l’influence des Scaythes et cette clairvoyance, même si elle était en grande partie due aux microstases, augurait d’une gestion avisée, efficace. Des mauvaises langues prétendaient que les Mars étaient animés par la rivalité féroce qui les opposait depuis des siècles aux Ang, mais que cette haine ancestrale fût le principal moteur de leur ambition ne dérangeait pas le général : la conquête du pouvoir s’accommodait parfaitement de ce genre de ressentiments.

« Comment réagit l’Église ? demanda encore Menati Imperator. Après tout, c’est elle qui faisait le plus grand usage des Scaythes.

— L’Église du Kreuz devra également revoir tout son fonctionnement. Les offices d’effacement s’annulent d’eux-mêmes puisqu’il n’y a plus personne pour les perpétrer. Je crains que les kreuziens, privés de leurs inquisiteurs, n’en soient réduits à essayer de convaincre plutôt que d’employer la contrainte.

— J’ai l’impression que cet état de fait vous réjouit. Me trompé-je ?

— Le feu de la conviction remplacera le feu des croix…

— Étranges paroles dans votre bouche. Je vous imaginais kreuzien fervent, comme tout bon Syracusain.

— Je croyais sincèrement l’être. Le départ des Scaythes m’a ouvert les yeux. Je revendique la liberté de conscience pour chaque être humain. »

L’empereur resserra les pans de sa palatine, noua soigneusement sa ceinture, fit quelques pas dans le jardin de ses appartements, s’assit sur la margelle du bassin, se laissa bercer par le murmure de la fontaine de pierre noire, huma les parfums fleuris colportés par le vent coriolis. Il tourna la tête lorsqu’il entendit les chaussures de l’officier supérieur de la Garde pourpre crisser sur l’allée de gemmes blanches.

« Permettez-moi de m’étonner, général, de votre brusque revirement d’attitude. Votre soudain plaidoyer pour le libre choix religieux et, si j’ai bien saisi le sens caché de vos paroles, pour l’autodétermination politique des peuples planétaires me paraît pour le moins… déplacé de la part d’un homme qui a profité de l’Ang’empire pendant plus de vingt années universelles. Car je crois me souvenir que vous n’avez jamais refusé votre prébende d’officier, que vous vous êtes rendu avec un empressement certain, suspect, aux soirées privées auxquelles vous étiez convié, que vous avez supervisé des opérations de nettoyage ethnique sur certaines planètes agitées, que vous ne vous êtes jamais opposé de manière formelle ou informelle aux décisions du conseil impérial… Il existe une expression triviale pour qualifier votre comportement : le retournement de veste ou quelque chose d’approchant. Cette façon de vous tourner comme une girouette aux vents dominants m’incline à penser que vous envisagez ma destitution. »

Le général prit conscience que les effets des effacements de Menati Imperator s’étaient entièrement estompés avec la disparition des Scaythes d’Hyponéros. Son esprit avait recouvré toute son acuité, toute sa combativité, et si le même phénomène se produisait sur tous les esprits convertis de force au kreuzianisme, le réveil risquait d’être terrible pour les hommes d’Église disséminés sur les planètes de l’Ang’empire.

« Mieux vaut tard que jamais. Nous sortons d’un mauvais rêve, Votre Majesté, et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour en corriger les conséquences désastreuses.

— Que vous ont promis ceux qui vous ont envoyé, général ? Un poste de conseiller ? Une fortune ? Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite ? Vous voulez respecter les formes ? On ne tue pas un homme que l’on a tiré des bras d’une femme ? Eh bien, répondez ! »

Hors de lui, Menati Imperator se redressa et ses doigts boudinés agrippèrent le col de la veste pourpre de l’officier.

« Je vous assure qu’on ne m’a rien promis, Majesté… On m’a seulement envoyé près de vous pour vous presser de prendre les décisions qui s’imposent. Nous sommes persuadés que les Scaythes se sont retirés pour préparer une offensive d’envergure. »

Le cadet des Ang desserra son étreinte et se laissa de nouveau choir sur la margelle du bassin, comme terrassé par son soudain emportement. Le teint de son visage tirait sur un rouge violacé qui trahissait l’imminence d’une défaillance respiratoire ou cardiaque.

« Hypothèse stupide, murmura-t-il d’une voix rauque. Les Scaythes n’avaient pas besoin de se retirer pour mieux nous soumettre : ils contrôlaient tous les mécanismes de l’Ang’empire.

— Je m’aperçois, Majesté, que vous commencez à reconnaître… commença le général.

— Imbécile ! Je n’ai pas attendu vos conseils pour me faire ma propre opinion ! J’ai pris conscience depuis longtemps que nous n’étions que des marionnettes manipulées par les Scaythes.

— Veuillez me pardonner, Votre Majesté, mais le fond de votre pensée nous avait échappé…

— De la même manière que le vôtre m’avait échappé, général ! Nous nous sommes dupés mutuellement, n’est-ce pas ? »

Menati Imperator trempa la main dans l’eau du bassin et s’aspergea délicatement le front. Le mauve du second crépuscule se diluait dans l’indigo nocturne.

« Une dernière question, général : lorsque vous vous serez débarrassé de moi, que comptez-vous faire de mon épouse, dame Annyt, et de mes trois enfants ?

— Je ne puis vous répondre, Majesté. Cette question n’est pas à l’ordre du jour.

— Allez donc dire à ceux qui vous ont envoyé que nous tiendrons conseil dans trente minutes. Que tous soient présents : les conseillers impériaux, les délégués des guildes professionnelles, les grandes familles, les représentants des cardinaux et du haut-vicariat. Je paraîtrai avec mon épouse et mes enfants. »

Le général claqua des talons, s’inclina, traversa le jardin, la chambre et sortit par l’entrée officielle des appartements.

L’empereur de l’univers s’autorisa alors à laisser couler des larmes.

Sibrit de Ma-Jahi… Combien de fois l’avait-il aimée sur la pelouse fuchsia de ce jardin ?

 

*

 

Les loges volantes s’engouffraient l’une après l’autre à l’intérieur de la salle des réceptions officielles. Les maîtres du protocole n’avaient disposé que de trente minutes pour mettre sur pied une réception impériale digne de ce nom. Ils n’avaient pas eu le temps de revêtir leur habit traditionnel et, moins nombreux qu’à l’accoutumée, ils couraient sans cesse d’un pupitre à l’autre pour programmer l’emplacement des loges en fonction de la qualité de leurs occupants. Le bruit s’était répandu comme une onde lumineuse que Menati Imperator s’apprêtait à faire une communication de la plus haute importance au sujet de la mystérieuse disparition des Scaythes d’Hyponéros, et pour rien au monde les courtisans n’auraient voulu rater l’événement. Ils avaient entendu dire qu’un coup d’État se préparait dans les couloirs du palais impérial. Ils espéraient, sans oser l’avouer, que les conjurés exploiteraient cette réception pour passer à l’action. Ils assisteraient peut-être – enfin – à l’extinction définitive de la dynastie Ang dont le dernier représentant, Menati, était à la fois le plus beau fleuron (le seul qui avait accédé au statut d’empereur) et le symbole le plus haïssable (on le surnommait Trois-Ob ou Zob III : ob-èse, ob-sédé, ob-solète). L’odeur du sang les avait attirés comme des mouches et cette affluence massive n’arrangeait guère les affaires des maîtres du protocole, débordés. On s’était déjà débarrassé du Marquinatole, un autre symbole haïssable, et c’était avec la même jubilation qu’on se disposait à pousser Menati Imperator dans les oubliettes de l’Histoire.

Les étoiles holographiques du plafond se remplissaient peu à peu de lumière, de même que les appliques murales et les lampes incrustées dans le parquet d’optalium doré. Les conversations allaient bon train à l’intérieur des loges, ou même de loge à loge. On se saluait à grand renfort de gestes, on se hélait sans vergogne, on écornait quelque peu le contrôle APD, mais à circonstances exceptionnelles, excitation exceptionnelle. L’important était d’être vu car si, comme on le pensait, l’empereur était déposé au cours de cette soirée, on serait automatiquement classé parmi les conjurés, on se retrouverait dans le bon camp, le camp des vainqueurs, et on se débrouillerait pour en tirer quelque avantage, honorifique ou financier. Donc on se faisait admirer sous toutes les coutures, sans se soucier de présenter le meilleur profil, veillant seulement à être reconnu, classifié, authentifié.

« Patriz de Blaurenaar, quelle surprise ! On m’a raconté que votre servante appartenait à un réseau affilié à celui des Mars ?

— Entre nous, sieur d’Ariostea, j’aurais souhaité que mes accords avec les Mars restassent secrets. J’ai en effet demandé à ma servante, une Osgorite très fidèle, d’aller prévenir les Mars que le sénéchal Harkot envisageait leur arrestation… Mais je ne veux pas que les mauvaises langues exploitent cette anecdote pour contraindre Miha-Hyt de Mars à me confier un quelconque poste de responsabilité au cas où elle serait appelée à prendre les rênes de Syracusa.

— Ces scrupules vous honorent, sieur de Blaurenaar. Quel dommage que votre servante, une fille magnifique m’a-t-on dit, ait trouvé la mort au cours de sa mission…

— Je la regrette beaucoup, mais que voulez-vous ? Les aléas de l’action clandestine… Faisons en sorte que son sacrifice ne reste pas vain…»

Un réflexe les poussait parfois à jeter un coup d’œil sur la banquette arrière de leur loge pour s’assurer de la présence de leurs protecteurs de pensées, mais ils se rappelaient que leurs esprits étaient désormais à l’abri des inquisitions mentales et ils se sentaient soudain plus légers, aériens, comme délestés d’un invisible fardeau. Il leur faudrait encore quelques jours, voire quelques semaines, pour se réaccoutumer à la vie sans les Scaythes.

Des disputes éclatèrent devant les deux entrées de la salle. Les maîtres du protocole avaient prévenu les gardes de faction que l’amphithéâtre pouvait encore contenir une dizaine de loges tout au plus, or plus de deux cents s’agglutinaient dans les couloirs. On échangea des invectives, des injures, puis, lorsqu’on estima que les paroles ne suffisaient plus, on descendit des loges et on se frictionna les côtes à coups de pieds et de poings. Une escouade de gardes pourpres appelée en renfort eut toutes les peines de l’univers à rétablir le calme.

Les cardinaux et les hauts-vicaires occupaient les rangs les plus proches de la scène centrale. Leurs visages sombres, fermés, trahissaient leur préoccupation : au fil du temps, les Scaythes, inquisiteurs et effaceurs, étaient devenus les piliers de l’Église et leur défection aussi brutale qu’inattendue risquait d’entraîner l’écroulement de tout l’édifice. Des nouvelles alarmantes étaient parvenues de différentes capitales de planètes de l’Ang’empire et de missions reculées. Des populations autochtones s’étaient rebellées et avaient exposé des missionnaires, des exarques et même quelques cardinaux-gouverneurs sur des croix-de-feu à combustion lente. La cohésion de l’Église du Kreuz, qui n’avait tenu qu’à la terreur presque superstitieuse exercée par les inquisiteurs, se morcelait, se désagrégeait maintenant que les peuples convertis par la force – pour leur salut, certes, mais de cela ils n’étaient pas conscients – s’estimaient délivrés de leur joug. Nombreux avaient été les prélats qui, au faîte de la gloire du kreuzianisme, s’étaient déclarés candidats à la succession muffiale (succession était un terme impropre, l’ancien muffi n’étant peut-être pas encore mort), très rares étaient ceux qui persistaient dans leur entreprise : on plaignait par avance le prochain Souverain Pontife, car après des années de progression glorieuse, l’Église était appelée à subir un sérieux coup d’arrêt, peut-être même un mortifiant retour aux sources. On exhumerait certes l’inquisition à l’ancienne mode mais, privée du potentiel télépathique des Scaythes, elle n’empêcherait pas les hérésies, les schismes, les hétérodoxies de se multiplier sur le sol syracusain, sur les satellites, et on en reviendrait au même point que trois millénaires plus tôt. Le travail accompli, les sacrifices des missionnaires, le dévouement des exarques et des vicaires n’auraient servi à rien. Les ecclésiastiques contemplaient le plancher d’optalium blanc et doré comme les fragments de leur grand rêve brisé.

Les maîtres du protocole s’écartèrent et Menati Imperator, son épouse dame Annyt et ses trois enfants firent leur apparition sur la scène centrale. Le grésillement des caméras, commandées depuis des cabines auto-suspendues de l’HO, se glissa dans le silence impressionnant qui tomba sur l’immense pièce.

L’empereur, dame Annyt et les enfants, les deux princes et la princesse, étaient vêtus de blanc, colancor et cape, une impression de sobriété renforcée par l’absence totale de mèches décoratives, de fard, de nacrelle et d’accessoires. On trouva Menati encore plus empâté qu’à l’ordinaire (de nombreuses femmes désiraient ardemment qu’on en finisse avec cet homme dont elles avaient enduré les assauts pesants), dame Annyt encore plus maigre que d’habitude (certains hommes avaient gardé des souvenirs douloureux de ses os saillants), les enfants aussi dénués d’intérêt que de coutume (des monstres capricieux, méchants, voraces et stupides, selon les gouvernantes qui s’étaient succédé à leur service).

Menati Imperator écarta les bras pour réclamer un silence qu’il avait déjà obtenu, preuve que son esprit n’avait plus toutes ses facultés. Sa voix grasseyante grésilla dans les minuscules haut-parleurs que les occupants des loges avaient placés devant leur oreille.

« C’est la dernière fois que je vous souhaite la bienvenue dans ce palais. Non pas que ce magnifique bâtiment soit voué à la destruction, mais mon règne aura pris fin à l’issue de cette réception. La disparition inexplicable des Scaythes d’Hyponéros fait courir un terrible danger sur l’Ang’empire et marque l’échec total de la famille Ang. »

La sincérité brutale de l’empereur surprit les courtisans, eux qui avaient élevé la flagornerie au rang d’un art (également appelé auto-psykè-défense).

« Je revendique la responsabilité de cet échec. Mais, rassurez-vous, je ne m’accrocherai pas à ce pouvoir d’où certains semblent pressés de m’éloigner. Et je vous fais la promesse formelle que les Ang ne revendiqueront plus jamais la conduite des affaires syracusaines. Mon frère Ranti et ses deux fils sont morts. Sa fille Xaphit, qui vivait dans la province de Ma-Jahi d’où était originaire sa mère, dame Sibrit, a été exécutée il y a quelques minutes de cela. »

Un murmure parcourut l’assemblée et vint s’échouer au pied de l’estrade comme une vague hostile.

« Mes deux fils, ma fille et moi-même, nous sommes donc les quatre derniers représentants de la lignée Ang. »

Tout en parlant, il avait sorti un objet métallique et brillant d’une poche de sa cape. Horrifiés, les assistants des premiers rangs reconnurent la forme caractéristique d’un ondemort. L’empereur en braqua le canon sur la tempe de son premier fils, pressa sans hésitation la détente et lui pulvérisa le crâne. Les débris de la cervelle du garçon éclaboussèrent la cape blanche de son père et son petit corps tomba comme une masse sur le parquet.

Dame Annyt semblait totalement indifférente à l’atroce crime qui venait de se perpétrer sous ses yeux. Elle ne réagit pas davantage lorsque son auguste époux exécuta son deuxième fils, puis sa fille. Ni les maîtres du protocole, pétrifiés, ni les gardes, ni les ecclésiastiques des premiers rangs n’eurent le temps, le réflexe ou la volonté d’intervenir pour empêcher ce massacre.

Menati Imperator tua ensuite son épouse d’une onde en plein cœur puis, maculé du sang et de la chair pulvérisée des siens, il s’avança au bord de l’estrade et fixa longuement le mur de loges qui le surplombait.

« Je suis le dernier Ang ! cria-t-il d’un air de défi. Le dernier Ang, vous m’entendez ? Pardon, Sibrit…»

Il enfonça le canon de son arme dans sa bouche. Les os de son crâne furent projetés à hauteur des loges du quatrième rang.