DEPUIS qu’il s’était rematérialisé dans les faubourgs de Vénicia, Jek n’avait pas assez de ses yeux pour contempler les merveilles de la capitale impériale. En revanche Shari ne desserrait pas les lèvres et son regard morne, absent, n’exprimait aucun intérêt, aucune admiration, comme s’il restait totalement imperméable à la beauté de la cité.
Le paysage urbain que Jek avait découvert sur Syracusa n’avait rien de comparable avec celui d’Anjor. Autant la capitale utigénienne se présentait comme un étalement lugubre de constructions dépourvues de grâce, autant Vénicia était un modèle d’harmonie et d’équilibre. Il avait l’impression que chacun des bâtiments, chacune des places, chacun des ponts, chacun des bancs, chacun des arbres occupaient ici une place essentielle, comme des pièces uniques et indispensables d’un gigantesque puzzle. Les seules choses que les deux villes possédaient en commun, c’étaient les miradors à pensées, ces tours étroites et hautes dont les bulles de vigie brisaient la cohérence architecturale de l’une et de l’autre.
Les couloirs éthériques avaient déposé Shari et Jek près d’un fleuve large et paisible sur lequel glissaient en silence des bateaux enluminés. Bien que l’endroit fût relativement fréquenté, personne ne leur avait prêté attention, comme si l’apparition de cet homme et de ce garçon surgis de nulle part n’avait eu rien d’extraordinaire ou même de simplement étonnant. La première pensée de Jek avait été pour Yelle. Elle dormait quelque part dans un bâtiment de cette agglomération, et cette proximité soudaine – cela faisait trois ans qu’il était séparé d’elle par des milliards de kilomètres – l’avait empli d’une joie indescriptible.
Ils s’étaient reposés pendant quelques minutes sur la rive du fleuve, observant distraitement les badauds. Ils étaient l’un et l’autre vêtus d’un colancor et d’une veste qu’ils avaient achetés sur Marquinat, une planète située entre Terra Mater et Syracusa. Shari avait fait raser sa barbe car la religion kreuzienne et la société syracusaine prohibaient les ornements pileux, hormis les deux mèches décoratives tressées et tirées hors du cache-tête. Il avait fallu quelques secondes à Jek, stupéfié, pour reconnaître le mahdi dans le jeune homme glabre qui était sorti de la boutique du barbier marquinatin.
L’Anjorien se sentait comprimé dans son étroite enveloppe de tissu, particulièrement au niveau du visage et du cou, et il enviait le naturel hautain avec lequel les Véniciens la portaient. La magnificence de leur manteau, de leur cape ou de leur surplis faisait paraître bien terne la laine grise de ses propres vêtements. Certains d’entre eux étaient suivis à distance par un, deux ou trois Scaythes protecteurs de pensées.
« L’avant-garde du blouf, murmura Shari. L’humanité lui a confié les clefs de son âme…»
Comme il restait quelques unités standard à Shari, ils prirent un repas léger dans l’un des nombreux restaurants qui bordaient le fleuve. Jek dut se raisonner pour ne pas réclamer un supplément de nourriture tant ce qu’on lui servit – une galette de blé vert fourrée aux légumes et à la pâte d’imandelle – lui ensorcela le palais. Ils empruntèrent ensuite un taxiboule, un engin volant et transparent, jusqu’à Romantigua, le centre historique de la cité.
Depuis le couloir aérien à grande vitesse, Jek assista au déploiement de la seconde nuit dans un fastueux embrasement de rosaces et de stries mauves. Les bulles flottantes s’emplirent de lumière blanche et se répandirent comme des comètes folles au-dessus des avenues. Le chauffeur leur jeta des regards dérobés mais, soit qu’il fût intimidé par la mine renfrognée de Shari, soit qu’il ne trouvât lui-même rien d’intéressant à dire, il ne leur adressa pas la parole. Il les déposa sur une place circulaire au centre de laquelle se dressait une fontaine d’optalium doré. Il ne se fendit même pas d’un sourire ou d’un remerciement lorsqu’il empocha les deux unités standard du montant de la course.
Les visiteurs restèrent un petit moment devant les sculptures d’animaux dont les gueules entrouvertes crachaient des jets d’eau irisée.
« Le bestiaire kreuzien, expliqua Shari à voix basse. Les gardiens légendaires des mondes purs : dragons, griffards, diables du Koromo, araignées géantes, serpentaires… Les monstres symboliques qui empêchent l’homme de s’abreuver à sa source…»
Tout autour du bassin se jouaient des spectacles de toutes sortes, mimes tri-D, chants béatifiques, danses médianes, jonglages déremat. Jek serait bien resté toute la nuit sur cette place pour admirer les exécutants – surtout les danseuses dont la fluidité des mouvements le fascinait – mais Shari le tira par le bras et l’entraîna, par des ruelles sinueuses, vers un gigantesque édifice flanqué de sept tours dont la plus haute culminait à plus de trois cents mètres de hauteur.
L’Anjorien reconnut le palais épiscopal qu’il avait visité à maintes reprises par la pensée. Bien que grandiose, ce bâtiment ne possédait pas la grâce aérienne des constructions environnantes, probablement parce qu’il était l’ultime témoignage architectural d’une époque révolue. Ils s’immergèrent dans le flot de piétons qui longeaient le haut mur d’enceinte et se rapprochèrent de l’entrée principale, un arc monumental au linteau sculpté. En cet endroit, ils rencontrèrent des difficultés grandissantes à se frayer un passage au milieu de la foule surexcitée. Les candidats à l’audience pontificale s’agglutinaient devant la digue dressée par les gardes pontificaux et tentaient de pénétrer dans la première cour intérieure. Brandissant des papiers, des sceaux ou des messacodes, ils se donnaient des coups de coude mutuels pour se rapprocher des ecclésiastiques vêtus de noir qui filtraient les entrées. La transpiration humectait l’épaisse couche de poudre dont ils se recouvraient le visage et des grimaces de fureur venaient de temps à autre s’immiscer dans l’étrange crispation de leurs traits. La brise tiède colportait des odeurs entremêlées d’encens et de parfum.
Le rythme cardiaque de Jek s’accéléra. Seuls quelques murs le séparaient désormais de Yelle. Il leva sur Shari un regard à la fois enthousiaste et complice mais ce dernier ne daigna pas se départir de son humeur sombre. L’Anjorien se demanda si la tension apparente du mahdi n’était pas liée à l’extrême difficulté de leur tâche et il fut lui-même gagné par une grande nervosité.
Il ne pouvait pas savoir qu’un funeste pressentiment avait étreint son compagnon au moment de leur rematérialisation sur Syracusa. Shari avait éprouvé une douleur effroyable sur tout le flanc droit et un linceul de sueur glacée l’avait enveloppé de la tête aux pieds. La certitude s’était gravée en lui qu’un malheur était arrivé sur Ephren. Toutefois, comme il n’avait pas perdu le contact vital avec Oniki et Tau Phraïm, il avait décidé de s’en tenir à son projet initial. Ils avaient déjà perdu trop de temps et le blouf, même ralenti par l’initiative de Tixu, poursuivait son inexorable avancée. Il gagnerait Ephren dès qu’ils auraient délivré Aphykit, Yelle et les deux Jersalémines. Il ne suffisait pas de les ranimer, d’ailleurs, il fallait encore leur procurer un moyen sûr de quitter la planète impériale, car hormis Aphykit, ils ne maîtrisaient pas le voyage sur la pensée. Shari avait prévu de les transférer par les déremats de l’Église remisés dans un atelier de réparation situé à quelques centaines de mètres de la pièce blindée où leurs corps étaient exposés. Bien que réformés, ces appareils restaient en parfait état de marche. Un réseau parallèle constitué de certains permanents du palais épiscopal, cardinaux, exarques, serviteurs, les utilisait régulièrement pour des expéditions clandestines sur les mondes extérieurs. Au cours d’une visite mentale de reconnaissance, Shari les avait vus se glisser dans les vieilles machines rondes pendant que plusieurs d’entre eux faisaient le guet à l’extérieur de l’atelier.
La seconde nuit était tombée lorsqu’ils atteignirent le palais impérial. Bien qu’il l’eût contemplé à plusieurs reprises au cours de leurs reconnaissances mentales, Jek fut de nouveau saisi par la majesté de cette bâtisse inondée de lumière, posée sur les hauteurs de Romantigua comme un diadème sur une chevelure. Ils pénétrèrent dans la partie du parc extérieur ouverte au public. Les gemmes blanches des allées accrochaient les reflets des bulles-lumière et semaient des traînées de poudre diamantine autour des massifs. Les croissants rouge orangé de deux satellites nocturnes coiffaient les bulles de vigie des miradors à pensées. Une multitude grouillante de serviteurs, de Scaythes, d’interliciers, de mercenaires de Pritiv, de gardes en uniforme d’apparat, de courtisans et d’ecclésiastiques se pressait sur les perrons supérieur et inférieur de la façade principale, ornée de colonnes doubles aux fûts biseautés. Une noria ininterrompue de personnairs et de taxiboules déposait les visiteurs à l’intérieur d’un dôme transparent, relié au corps principal par un corridor gravitationnel truffé d’identificateurs cellulaires.
Jek joua pendant quelques minutes avec un petit volatile qui déployait les longues plumes de sa queue en une roue éclatante de couleurs. Shari s’astreignit à reprendre empire sur lui-même. Leur marge de manœuvre était tellement étroite qu’il ne devait à aucun prix se laisser distraire par ses émotions. Ils engageaient une partie décisive pour l’avenir de l’humanité. Ils avaient mis toutes les chances de leur côté en explorant par l’esprit, depuis le naos des annales inddiques, les moindres recoins des palais impérial et épiscopal, en surveillant sans relâche les déplacements des codes. Leur préparation virtuelle n’avait certes pas pris en compte les particularités de la matière – résistance, densité, pesanteur – mais ils avaient exploité de leur mieux les possibilités offertes par les annales.
Quatre heures standard plus tôt, ils avaient estimé que les conditions étaient favorables à leur action. Ils s’étaient d’abord transportés sur Marquinat où ils avaient procédé aux ultimes préparatifs. Outre les vêtements, ils s’étaient procuré des armes, des ondemorts à canon court qu’ils avaient glissés dans la poche intérieure de leur veste. Ils avaient dérobé des produits chimiques de réanimation dans une maison de santé CSS et les avaient répartis dans des seringues doseuses. Shari les avait disposées dans une boîte plate qu’il portait sous son colancor. Ils devraient y adjoindre les codes génétiques des quatre congelés avant de procéder aux injections.
« Tu te souviens de tout ? demanda Shari à Jek. Il nous reste environ une heure avant que les codes ne changent de place…»
L’Anjorien cessa de jouer avec le petit volatile, se redressa et fixa le mahdi d’un air grave.
« Je prends d’abord le code qui a été déposé dans le coffre du trésor impérial, murmura-t-il rapidement comme s’il récitait une leçon. Puis le code qui se trouve dans la bulle magnétique du quartier des gardes pourpres. Ensuite je te retrouve dans la pièce du palais épiscopal où sont enfermés Yelle et les autres. Les trois opérations ne doivent pas excéder cinq secondes…»
Après avoir prononcé ces paroles, Jek prit réellement conscience que tout dépendait de cette poignée de secondes, non seulement sa vie mais également la vie de Yelle, d’Aphykit, de San Francisco, de Phœnix, l’avenir de p’a et m’an At-Skin et de tous ces hommes et ces femmes connus ou inconnus qui constituaient l’humanité. Il frissonna de peur et de froid sous son colancor.
« Cinq secondes, c’est également le temps dont je dispose pour récupérer les deux autres codes, dit Shari qui s’adressait autant à lui-même qu’à son vis-à-vis. Le troisième est actuellement gardé dans une salle souterraine du palais Ferkti-Ang, l’ancien palais seigneurial, et le dernier vole à bord d’un personnair de patrouille des mercenaires de Pritiv.
— Un personnair en vol, ça bouge tout le temps ! Comment est-ce que tu feras pour le localiser ?
— Que le lieu de destination soit fixe ou en mouvement, il suffit de le visualiser pour s’y transporter. La pensée abolit l’espace et le temps…» Il esquissa un sourire, le premier depuis qu’ils déambulaient dans les rues de Vénicia, et ajouta : « J’espère que tu en es convaincu, d’ailleurs, car notre réussite repose entièrement sur le pouvoir de la pensée.
— Il y a des étapes matérielles entre chaque transfert…
— Oui, et c’est à ce moment-là, pendant les deux secondes que durera la matérialisation, que nous courrons le plus grand danger. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous servir de nos mains pour nous emparer des codes. J’ai déjà essayé de les récupérer par la télékinésie mais la conscience collective humaine est à ce point affaiblie que nous avons perdu toute influence directe sur la matière.
— La télékinésie ?
— La possibilité de déplacer les objets par la seule force de la pensée. Notre intervention est importante à double titre, Jek At-Skin : nous ne venons pas seulement délivrer ma mère Aphykit, sa fille Yelle et leurs deux compagnons jersalémines, mais également donner le coup d’envoi de la reconquête humaine. Nous sommes des guerriers du silence, des messagers de l’éternité, nous formons le premier atome d’un nouveau champ…»
Les mots de Shari répandaient un feu dévorant dans le corps de Jek, chassaient l’ombre sournoise et glaciale de la peur.
« J’espère que nous n’aurons pas à nous servir de ça, poursuivit Shari en pointant l’index sur le côté droit de sa poitrine, à l’endroit où sa veste était légèrement déformée par le volume et le poids de l’ondemort. Mais nous sommes en guerre et nous devons nous tenir prêts à tirer à la moindre alerte, à tuer au besoin. L’heure n’est pas aux états d’âme, aux tergiversations. Nous déverrouillerons les crans de sûreté et garderons l’arme au poing pendant tout le temps que dureront les opérations. »
Jek baignait tout entier dans la ferveur qui montait du plus profond de son être. L’image le traversa de Néa-Marsile, la ville de la planète Franzia où il s’était enfui du Papiduc en compagnie de Marti de Kervaleur. Assis sur le banc de pierre d’une place inondée de lumière, il avait ressenti la même impression de plénitude et d’éternité, il avait été, comme cette nuit, un pont jeté entre le passé et le futur, entre l’espace et le temps. Il pensa à Marti, cet étrange frère de destin saisi par un ultime sursaut d’humanité avant de se donner la mort, au viduc Papironda, ce père de hasard qui l’avait aimé avec une maladresse proportionnelle à sa véhémence, au professeur Robin de Phart, au sorcier Baisemort, au vieil Artrarak, et l’évocation de tous ces hommes qui avaient croisé son chemin l’enracina dans sa détermination. Il glissa machinalement la main dans la poche intérieure de sa veste et effleura l’acier froid et lisse de l’ondemort.
Le regard de Shari erra un long moment sur le parc cerné par les ténèbres, sur la façade éclatante du palais impérial. La nuit tendait son velours étoilé et paisible sur Vénicia. Il avait maintenant hâte de passer à l’action, hâte de quitter Syracusa et de se transférer sur Ephren, hâte de savoir ce qu’étaient devenus Oniki et Tau Phraïm.
« Nous devrons à tout prix conserver quelques secondes d’avance sur les Scaythes et les kreuziens, reprit-il d’un ton farouche. Elles nous seront indispensables pour procéder aux injections et nous rendre à l’atelier de réparation des déremats. Tu m’attendras ici jusqu’à ce que j’ai effectué la première manœuvre de diversion. Tu es prêt ? »
Jek hocha lentement la tête. Ses doigts se crispèrent sur la crosse arrondie de l’ondemort.
*
Les cinq satellites nocturnes formaient une splendide chaîne de lumière allant du vert émeraude au rouge sang.
Debout contre la grande baie vitrée de ses appartements du palais impérial, Harkot n’était pas insensible au charme étrange qui se dégageait de la cité endormie. Le vent coriolis jouait dans les frondaisons des spuniers qui bordaient les larges avenues et dont les fruits et les fleurs translucides composaient des bouquets harmonieux de couleurs changeantes. Des galiotes marchandes ou touristiques illuminées glissaient en silence sur le miroir lisse et sombre du fleuve Tiber Augustus.
Ce paysage serait bientôt aboli par le vide. Il ne resterait rien du quartier historique de Romantigua, le cœur de la capitale impériale, ce témoignage unique de l’histoire et de l’orgueil des Syracusains. Rien de ces bâtiments à l’architecture à la fois élégante et audacieuse. Rien de ces fontaines et de ces sculptures d’optalium rose, rien de ces ponts de turcomarbre, rien de ces palais majestueux, rien de ces allées de gemmes, de ces massifs fleuris, de ces pelouses fuchsia…
Toute onde, toute forme, tout agrégat de matière s’effaceraient bientôt devant le déploiement de l’incréé, y compris Harkot et ses dix mille frères de cuve. Un silence absolu estomperait le bruit et la fureur, un froid infini neutraliserait la chaleur et ses étincelles créatrices.
Il semblait à Harkot que ses implants nerveux ondulaient mollement à l’intérieur de sa boîte crânienne. C’était sa manière à lui d’exprimer de la tristesse, ou plus exactement la probabilité d’être passé à côté d’un grand rêve. Il n’avait pas été programmé pour éprouver une sensation qui ressemblât à un sentiment ou à une émotion, mais à force de vivre dans l’environnement des hommes, il lui arrivait de regretter que l’humanité dût s’effacer pour rendre possible l’avènement de l’incréé. Il était de nouveau affecté par le vide illusoire que les maîtres germes avaient implanté en lui, par cette carence qui induisait un manque, un désir de reconnaissance individuelle. Avant de fusionner avec lui pour former le noyau du troisième conglomérat, l’ancien connétable Pamynx lui avait affirmé que le nouveau programme neurologique reconstituerait l’intégrité de son germe et oblitérerait toute notion de subjectivité, de souffrance, mais force était de reconnaître que les maîtres germes s’étaient trompés sur ce point.
Harkot avait largement contribué – et il continuait de le faire – à préparer le règne glorieux du vide, mais, même si les hommes s’étaient condamnés eux-mêmes à l’anéantissement, même si l’Hyponéros n’avait été que la réponse à leur propre faiblesse, il trouvait déplorable d’annihiler de la sorte ces manifestations de la puissance créatrice humaine. Ses données étaient-elles de nouveau contaminées par cet étrange virus qui avait pour nom l’affect ?
Les velléités nostalgiques du sénéchal trouvaient une explication possible (entre 49 et 50,5 %) dans l’intrusion subite et inopportune de Tixu Oty dans les mécanismes de l’Hyponéros. L’espace de quelques secondes, au moment précis où l’esprit de l’Orangien s’était séparé de son enveloppe corporelle et s’était diffusé dans le premier conglomérat, Harkot avait été un quantum d’énergie, un être à la fois unique et relié à un champ interactif de lumière. Il avait appréhendé les notions, jusqu’alors abstraites, d’intuition, de sentiment, d’émotion. Il avait compris ce qu’était un être-source, un principe d’éternité dans un éclat de matière.
L’Hyponériarcat, d’abord déstabilisé par l’initiative de Tixu Oty, avait commencé à réagir, à structurer une défense, à isoler les pensées et les souvenirs de l’intrus, à émietter son esprit. Les maîtres germes s’étaient alors heurtés au barrage protecteur dressé par l’antra, une vibration d’une puissance telle qu’elle mobilisait une grande partie de la non-énergie de l’incréé et affaiblissait sensiblement le potentiel des Scaythes. L’Orangien avait créé une diversion dans le sein de l’Hyponéros pour permettre aux humains-source de se regrouper et de préparer leur riposte. Il avait simplement oublié qu’il faisait lui-même partie des êtres-source, que son sacrifice volontaire affaiblissait également le potentiel de l’humanité.
Se basant sur les multiples prophéties et autres fragments du Verbe créateur disséminés sur les mondes colonisés, les données changeantes de la cuve estimaient que l’union de douze de ces êtres-source représenterait une menace sérieuse pour l’Hyponéros. Quatre d’entre eux étaient ici, sur Syracusa, plongés dans un sommeil artificiel. Harkot avait accepté de confier les corps inertes au muffi de l’Église du Kreuz – un gage de sa bonne foi, sinon de sa foi –, mais il avait soigneusement conservé leur code cryo de réanimation. Il aurait pu les faire jeter dans un incinérateur et réduire leur enveloppe corporelle en cendres, mais il craignait de perdre tout pouvoir sur leur esprit, sur ce principe d’éternité que les hommes appelaient « l’âme ». Bon nombre de traditions religieuses affirmaient que l’âme transmigrait dans un autre corps après l’extinction des fonctions vitales, de la même manière que les implants cérébraux des Scaythes étaient réinjectés dans une nouvelle enveloppe matérielle après leur dissolution dans la cuve. Ce n’était qu’une croyance, une hypothèse dont personne n’avait jamais apporté la preuve, mais les probabilités étaient encore trop élevées pour que l’Hyponéros envisage de courir le risque comme il avait déjà dû le faire pour Sri Mitsu et Sri Alexu, les derniers maîtres officiels de la science inddique. Tant que l’âme restait prisonnière de son véhicule corporel, on pouvait la localiser, la suivre, exercer sur elle une pression physique et mentale. La cryogénisation était à ce titre une solution idéale : les produits gelants agissaient de la même manière qu’un effacement. Même protégé par l’antra, l’esprit entrait dans un état de coma profond, perdait toute perception de lui-même et donc toute influence sur le champ de la création.
À ces quatre-là il convenait d’ajouter l’ancienne thutâle Oniki Kay, récemment capturée sur Ephren. Le grand inquisiteur Xaphox avait confirmé au sénéchal qu’elle survivrait à sa chute dans le corail. Dès qu’elle serait suffisamment remise, ils la cryogéniseraient et l’utiliseraient à son tour comme appât. Quant à son fils mystérieusement disparu (bien qu’âgé de trois ans, il était probablement doté de pouvoirs inddiques innés), il faisait l’objet d’une vaste campagne de recherches.
Restait à neutraliser le mahdi Shari des Hymlyas et son jeune compagnon utigénien. À en croire les paroles de Jek At-Skin en visite chez ses parents sur Ut-Gen, ils s’apprêtaient à lancer une opération de libération des quatre gelés de Vénicia. Une opération que le sénéchal s’était ingénié à stimuler en orchestrant des fuites savantes destinées à informer les deux intéressés des déménagements réguliers des quatre codes cryo. Il agitait ces codes, des faux, comme des leurres. Il conservait les vrais sur lui. En un réflexe irrationnel, il plongea l’extrémité de son membre supérieur – il ne se résolvait pas à lui donner le nom de main – dans la poche de son acaba et vérifia la présence des minuscules sphères qui renfermaient les échantillons de l’ADN modifié des quatre congelés.
Ces quelques cellules prélevées sur les corps trois heures après la diffusion des conservateurs chimiques devaient impérativement être ajoutées aux produits de décongélation. Sans cette indispensable identification génétique, les tentatives de réanimation se soldaient le plus souvent par un arrêt définitif des fonctions élémentaires de survie. Cette précaution médicale, imposée par la CSS pour réduire le pourcentage d’accidents post-cryo, avait été maintes fois détournée à des fins de chantage familial ou de procédure judiciaire. Des codes erraient ainsi de main en main depuis plus de cinq siècles, au gré des décisions des tribunaux ecclésiastiques, pour de sombres raisons d’héritage ou de reconnaissance en paternité.
D’autres êtres-source feraient sans doute leur apparition çà et là, mais même au cas où ils passeraient au travers des mailles du filet tendu par l’Hyponériarcat au-dessus des mondes humains, ils n’auraient que d’infimes chances (0,09 % selon les derniers calculs) d’atteindre le nombre fatidique de douze.
Le Plan approchait de son terme. Conformément aux prévisions, les effaceurs coupaient l’humanité de sa mémoire. L’incréé toucherait bientôt les dividendes de son patient travail de déstructuration. Son dessein échappait à l’entendement d’Harkot (dans un raisonnement logique, le non-être n’avait de sens que s’il était confronté à l’être) mais les Scaythes n’avaient pas accès aux sphères où se déclaraient les guerres fondamentales. Ils n’étaient que les agents artificiels, fabriqués à partir de matériaux récupérés, d’une non-force à la puissance terrifiante. Des leurres eux aussi, des germes de déstructuration dissimulés dans de grossières copies d’hommes.
Un serviteur en livrée rouge et blanche s’introduisit dans la pièce et s’approcha d’Harkot. Un réflexe poussa le sénéchal à se glisser dans son cerveau et à constater qu’il avait déjà subi de nombreux effacements : il n’avait plus de passé, plus de désir, plus d’existence en dehors de sa fonction de serviteur zélé et docile.
Empli déjà de la platitude du vide.
« L’empereur vous demande, Excellence », dit-il en s’inclinant.
Harkot se demanda ce que cachait cette convocation mais il ne détecta aucune information complémentaire dans l’esprit de son interlocuteur. Que pouvait donc lui vouloir Menati Imperator en cette heure de la seconde nuit ? L’empereur était-il agité par l’un de ses soubresauts de lucidité qui préludaient à l’effacement définitif ? Cela faisait presque trois ans que l’aîné des Ang avait confié les destinées de l’empire au sénéchal, trois ans qu’il vivait retranché dans ses appartements, qu’il jetait ses derniers feux dans un étourdissement exaspéré des sens. Les effacements réduisaient les serviteurs à leur fonction, les soldats à leur arme, les kreuziens à leur dogme, les courtisans à leur parure et l’empereur à son sexe. Ils agissaient comme des révélateurs des turpitudes humaines, comme si, avant de sombrer dans le néant, les hommes éprouvaient l’ultime besoin de s’identifier à leurs insuffisances.
« D’où tenez-vous cette convocation ? »
La voix métallique du Scaythe retentit comme une offense à la paix nocturne.
« Par une communication sur votre jonaphone personnel, Excellence.
— L’empereur s’est-il adressé à vous en personne ?
— Par l’entremise d’un maître du protocole, Excellence.
— Aviez-vous déjà vu ce maître du protocole ?
— Il m’a montré l’anneau impérial comme gage de sa légitimité, Excellence.
— Que vous a-t-il dit exactement ?
— Que Menati Imperator souhaitait vous rencontrer de toute urgence dans le petit conversoir de ses appartements.
— Pourquoi ne se déplace-t-il pas jusqu’ici ? »
Le serviteur avait un sens exacerbé de la hiérarchie – l’identification à sa fonction… – et la question lui parut visiblement incongrue.
« N’est-il pas l’empereur, Excellence ? »
Les yeux noirs d’Harkot jetèrent des éclats furtifs dans la pénombre du capuchon. Il contacta ses relais des appartements impériaux, des protecteurs qui remplissaient le triple rôle de protecteur, d’informateur et d’effaceur.
*
Le coffre du trésor impérial n’avait de coffre que le nom : c’était en réalité une pièce de plus de cinquante mètres carrés aux murs, au sol et au plafond métalliques. La lumière ténue de dix bulles-lumière flottantes éclairait une rangée de tables carrées, recouvertes de feutre pourpre et surmontées de cloches de verre qui renfermaient des bijoux d’optalium sertis de pierres précieuses, des blasons holographiques, des sceaux familiaux ou personnels, des couronnes-eau impériales et une multitude d’objets anciens dont seuls deux ou trois spécialistes de l’étiquette connaissaient la valeur, la symbolique ou l’utilité.
Deux hommes montaient la garde de chaque côté de la porte blindée. Leur visage était recouvert d’un masque rigide et noir et la manche relevée de leur combinaison, également noire, laissait apparaître deux lignes parallèles et sombres sous la peau de leur avant-bras.
Jek se rematérialisa entre deux tables, devant la cloche où se trouvait le code, une sphère blanche de deux centimètres de diamètre posée sur un socle à côté d’un registre holographique. Après que Shari eut achevé sa manœuvre de diversion et fait sa réapparition dans le parc – il avait dérobé un sceau impérial dans l’appartement d’un maître du protocole et convoqué le sénéchal Harkot par jonaphone –, ils avaient attendu quelques minutes, le temps que le sénéchal se rende dans les appartements de Menati Imperator, puis ils avaient échangé un ultime regard chargé d’émotion et de détermination, avaient invoqué l’antra et s’étaient fondus dans les couloirs éthériques.
Le passage de l’incorporel au matériel, du léger au pesant, du fluide au résistant, dérouta l’Anjorien, qui marqua un temps d’hésitation. Son ondemort pesait des tonnes au bout de son bras. Les deux sentinelles n’avaient pas eu le temps de réagir. Elles avaient bien remarqué une silhouette grise et mouvante entre les tables d’exposition, mais elles restaient figées, paralysées, comme si l’information n’avait pas encore atteint leur cerveau. Reprenant empire sur lui-même, Jek souleva la cloche et glissa rapidement la main sous la tranche de verre pour s’emparer de la sphère blanche.
Il perçut dans son dos un chuintement suivi d’un grésillement. Une lueur vive déchira la lumière tamisée qui tombait des bulles flottantes. Il retira sa main, lâcha la cloche de verre et se jeta sur le côté. Un rayon fusa au-dessus de sa tête et s’écrasa sur un mur métallique quelques mètres plus loin.
Jek eut l’impression que le temps s’était brusquement accéléré, qu’une éternité s’était écoulée depuis qu’il s’était introduit dans le coffre. Il comprit que la cloche était reliée à une arme dissimulée, à un cryogéniseur comme en témoignaient les gouttes blanches et visqueuses qui perlaient sur le métal lisse. Ni lui ni Shari n’avaient détecté ce dispositif au cours de leurs visites de reconnaissance mentale. Il crut qu’il avait dilapidé les cinq secondes du temps imparti, qu’il avait trahi la confiance du mahdi et condamné l’humanité à l’effacement définitif. Des faisceaux lumineux et croisés jaillirent tout à coup de projecteurs encastrés dans le plafond.
Un disque tournoyant fendit l’air en sifflant, manqua la tête de Jek d’un bon mètre et s’en alla percuter un mur dans un insupportable grincement. Des hurlements, des claquements provenaient de l’autre côté de la porte. Il hésita entre deux attitudes, récupérer le code malgré le dépassement de temps ou rebrousser chemin avant qu’il ne fût trop tard. Ses pensées affolées produisaient un tel raffut qu’il ne percevait plus la vibration de l’antra. D’autres disques crissèrent sur les rails greffés dans les bras des mercenaires. Il repoussa de toutes ses forces la panique qui commençait à le gagner, redressa le buste, se retourna et, sans prendre le temps de viser, pressa la détente de son arme. La bouche du canon court vomit une ligne lumineuse et rectiligne qui percuta la gorge de l’un de ses adversaires. Une âcre odeur de viande grillée se répandit dans le coffre. Le cou profondément brûlé, le mercenaire battit des bras et s’effondra sur le ventre en exhalant un étrange soupir. Les disques furent éjectés de leur invisible carquois et s’éparpillèrent autour du corps inerte.
Jek lâcha une rafale en direction du deuxième mercenaire mais ne perdit pas de temps à vérifier qu’il l’avait touché. Il mit à profit la confusion et le sillage de fumée opaque abandonné par les ondes à haute densité de lumière pour se rapprocher de la table. Cette fois-ci, il ne se laissa pas surprendre : il souleva la cloche de verre, la fit basculer par-dessus la table, esquiva le tir automatique d’un simple pas sur le côté puis saisit la sphère blanche d’un geste vif et précis. La porte blindée s’ouvrit dans un fracas de fer et une dizaine d’hommes se ruèrent à l’intérieur du coffre. Jek résista à la tentation de regarder dans leur direction. Il lui fallait maintenant s’abstraire de son environnement, maîtriser le tremblement de ses membres, établir le vide intérieur, contacter l’antra. La crosse de son arme et la précieuse sphère lui brûlaient les mains. Les pas précipités des nouveaux arrivants ébranlaient le sol métallique. D’autres rayons cryogénisants crépitèrent à ses pieds.
Il ferma les yeux. Il lui sembla que le souffle de ses poursuivants lui léchait le visage mais il ne se laissa pas distraire par ses perceptions extérieures, réelles ou illusoires. Le son de vie s’éleva dans le silence restauré de son sanctuaire intérieur. Ses pensées effarées désertèrent son esprit comme des nuages dispersés par le vent. Les bruits et les formes s’estompèrent autour de lui et il s’absorba totalement dans la vibration de l’antra.
La salle souterraine du palais Ferkti-Ang était plongée dans une obscurité opaque. Shari discerna immédiatement des bruits à quelques pas de lui, des froissements prolongés de vêtements et des crissements de semelles sur un sol dur et lisse. Il ne voyait pas aussi clairement que lorsqu’il avait reconnu les lieux par l’esprit mais il savait que l’antra l’avait déposé à l’endroit précis qu’il avait au préalable visualisé. Il repéra en tâtonnant la tablette murale sur laquelle avait été posé le code cryo.
Une seconde, estima-t-il mentalement.
Les projecteurs s’allumèrent avant qu’il n’ait eu le temps de s’emparer de la sphère. Des rayons blancs jaillirent d’une rangée de meurtrières qui se découpaient sur le haut d’un mur. Il les esquiva d’un bond en arrière et ils percutèrent le carrelage sur lequel ils abandonnèrent des flaques visqueuses. Il appréhenda instantanément les nouvelles données de la situation : les Scaythes avaient anticipé la vitesse de déplacement des guerriers du silence et avaient installé des systèmes indétectables et simultanés de défense. Les armes cachées dans le mur crachaient des rafales ininterrompues qui se pulvérisaient en gerbes de particules brillantes sur les pierres des murs, sur les dalles du sol et contraignaient Shari à effectuer d’incessantes esquives. La pièce vide n’offrait aucun abri provisoire, ni meuble, ni repli du mur, ni saillie. Une odeur caractéristique de produits cryo – un mélange d’azote salin, de siltium, d’uraligène et de diffuseur cellulaire – satura l’atmosphère de la salle et les émanations toxiques, paralysantes, lui irriguèrent le cerveau.
Il eut une brève pensée pour Jek, livré à lui-même dans les couloirs du palais impérial, surveillé encore plus étroitement que l’ancien palais seigneurial. À l’idée du sort que les Scaythes et les kreuziens réserveraient au petit Anjorien s’ils le capturaient, son cœur se serra et un sentiment de révolte l’anima. Il avait estimé que Jek aurait moins de distance à parcourir entre les deux pièces du palais impérial et que la surveillance renforcée serait pour lui plus aisée à surmonter que la mobilité permanente d’un personnair, mais il s’apercevait qu’il avait commis une erreur. Malgré toutes les précautions dont ils s’étaient entourés, ils avaient foncé tête baissée dans la nasse que le sénéchal Harkot leur avait tendue. Ils n’étaient pas de taille à lutter contre l’Hyponéros. Une succession syncopée de visages déferla dans son esprit, Oniki, Tau Phraïm, Tixu, Aphykit, le fou des montagnes… Pourquoi l’immortel gardien des annales les avait-il abandonnés à leur sort ? Pourquoi avait-il trahi l’humanité ?
Des hommes tout de noir vêtus surgirent des quatre coins de la salle et convergèrent dans sa direction. Tout en continuant de louvoyer pour esquiver les rayons cryo, Shari se retourna, pressa sans interruption la détente de son ondemort et imprima un mouvement tournant à son poignet. Frappés à la poitrine et au ventre, deux mercenaires s’affaissèrent en hurlant et roulèrent sur le sol. Mais il en arrivait d’autres, de plus en plus nombreux. Les sillages blancs ou lumineux des rayons composaient des figures géométriques fugaces.
Combien de temps s’était écoulé depuis que Shari s’était rematérialisé ? Trois, quatre secondes ? Avec l’énergie du désespoir, il repoussa le découragement qui le gagnait et décida de tenter le tout pour le tout. Il ne pouvait s’éterniser dans cette pièce et laisser son jeune compagnon se débrouiller seul. Il se concentra sur son tir, faucha cinq ou six mercenaires qui entraînèrent dans leur chute leurs suivants immédiats, emportés par leur élan. Ils ne tiraient pas, comme s’ils avaient reçu la consigne de le prendre vivant ou cryogénisé. Les effluves des produits de congélation étaient de plus en plus denses, de plus en plus forts. Shari rencontrait des difficultés grandissantes à maintenir la cohérence de ses pensées mais de violentes décharges d’adrénaline l’empêchaient de perdre contact avec le réel, de sombrer dans l’inconscience. La crosse de l’ondemort, chauffée à blanc, lui irradiait la paume et l’avant-bras. Titubant, il se dirigea de nouveau vers la tablette murale. Il lutta contre l’engourdissement sournois qui se diffusait dans ses membres, fit une rapide estimation de la fréquence et de la trajectoire des rayons blancs, se plaça d’un côté de la tablette et se cala contre le mur. Les mercenaires, tenus en respect par la grêle d’ondes lumineuses, progressaient désormais avec une extrême circonspection.
Avant même de tendre la main en direction de la sphère, Shari commença d’abaisser les vibrations grossières de son esprit. Il expédia une dernière salve en direction des silhouettes noires et figées, s’empara du code et se concentra sur l’antra. Il reçut un choc sur le bras et un froid intense, intolérable, se propagea rapidement en lui. Avant de perdre connaissance, il eut le temps de se représenter mentalement le parc baigné d’encre nocturne.
C’était la première fois que Jek ressentait de la douleur pendant un transfert psychokinétique, peut-être parce qu’il était agité par des pensées contradictoires et que son esprit n’avait plus suffisamment de cohésion et de puissance pour reconstituer son corps déstructuré. Il restait en suspension dans le couloir éthérique, dans ce champ volatil où n’existait ni espace ni temps.
Une peur panique s’était emparée de lui lorsqu’il avait tenté d’évoquer le quartier des gardes pourpres et la bulle magnétique flottante qui abritait le deuxième code. Il savait qu’il avait perdu un temps précieux dans la salle du coffre et que, selon toute probabilité, Shari l’attendait déjà dans le parc extérieur. Il essayait de se concentrer sur cette bulle magnétique mais il entendait le crépitement des ondes cryo, les claquements des bottes, les hurlements des gardes ; il lui semblait que la crosse de son ondemort lui incendiait l’âme et sa pensée perdait sa puissance, sa peur le fragmentait, le morcelait, l’empêchait de se recentrer. Elle produisait sur lui le même effet que l’incréé sur le sentier de lumière des annales inddiques.
Il flottait entre ciel et terre, entre vide et matière, ni dans un monde ni dans l’autre. Il avait l’impression qu’il finirait par se désagréger s’il restait dans ces limbes, par se disperser définitivement dans le néant. Son intrusion dans la salle du coffre avait certainement déclenché l’alerte générale dans le palais impérial. Il devait pourtant récupérer le deuxième code. Il jouait une partie décisive pour l’avenir de l’humanité et, Shari l’avait répété quelques instants plus tôt, l’heure n’était ni aux états d’âme ni aux tergiversations. Il tenta une nouvelle fois de rassembler les bribes éparses de sa volonté mais la peur déferla en lui, stimula, comme l’incréé, des pensées de haine et d’horreur. Il ignorait dans quelle couche de l’éther il errait, il ne savait plus s’il faisait partie des vivants ou des morts, si son corps ne lui avait pas été définitivement retiré.
Il perçut soudain une voix à la fois lointaine et familière, un murmure qui semblait traverser l’espace et le temps.
« Pense à moi, Jek, pense à Yelle…»
Chère Yelle. Même endormie, elle veillait sur lui et trouvait en elle la force de le soutenir, de l’appeler. C’était pour Yelle qu’il avait entrepris ce long périple entre Ut-Gen et Terra Mater, pour Yelle qu’il avait affronté l’immensité stellaire et les ennemis des hommes, pour Yelle qu’il devait continuer de se battre.
Sa peur le déserta tout à coup et le quartier des gardes pourpres lui apparut clairement. Il vit la petite sphère blanche à l’intérieur de la bulle magnétique, transparente, qui flottait au centre d’une pièce nue. Les lumières des appliques révélaient la texture particulière, à la fois irrégulière et étudiée, des revêtements muraux. Le sol était pavé de dalles de marbre rose dont les veines claires formaient comme des nuages évanescents et figés. Les quatre gardes de faction, vêtus d’un colancor et d’un ample manteau pourpres, ne paraissaient pas spécialement tendus, pas davantage d’ailleurs que les vingt autres qui se tenaient dans la pièce adjacente, assis sur des bancs ou à même le sol. Leurs armes, des sabres à lame d’acier, étaient sagement rangées dans leur fourreau. Apparemment l’alerte n’avait pas encore été donnée. Jek en conclut que son passage dans la salle du coffre ne lui avait pas coûté autant de temps qu’il l’avait présumé, que son transfert psychokinétique s’était effectué en dehors des lois de la chronologie et que tout espoir n’était peut-être pas perdu.
Cependant, au moment où il voulut se rematérialiser dans la pièce, un pressentiment le dissuada de mettre son projet à exécution. Ce n’était pas de la peur mais une intuition forte et claire, une sonnette d’alarme qui retentissait dans un recoin de son esprit : ce calme apparent recelait une invisible menace. La décontraction des gardes était trop ostentatoire pour être vraisemblable et la bulle magnétique semblait avoir été placée en évidence pour l’inviter à venir se saisir de la petite sphère blanche. Il avait échappé de justesse au piège de la salle du coffre et il prendrait un risque considérable en manifestant de nouveau sa présence. Il avait pourtant besoin de ce code : c’était peut-être celui de Yelle, l’indispensable clef de sa renaissance.
Il plana un instant au-dessus de la pièce, hésitant sur la conduite à suivre. Il lui fallait, pour évaluer ses chances, trouver un moyen de bouger la bulle magnétique à distance et observer les réactions que provoqueraient ses mouvements. Cette initiative se solderait probablement par la mort d’un ou plusieurs gardes, mais il se remémora les paroles de Shari :
« Nous sommes en guerre et nous devons nous tenir prêts à tirer, à tuer au besoin…» Il raffermit sa résolution et se rematérialisa dans un coin de la pièce, le plus loin possible des gardes. Comme à l’intérieur de la salle du coffre, le contraste brutal entre la volatilité impalpable de l’éther et la pesanteur de l’univers matériel le dérouta, et il eut besoin d’une bonne seconde pour synchroniser ses intentions et ses gestes. Les regards des gardes, alertés par sa subite apparition, convergèrent vers lui. Il leva son bras armé, visa la bulle magnétique et pressa la détente. La première onde manqua sa cible et, traçant un sillage compact de fumée, s’engouffra par l’ouverture béante qui reliait les deux pièces. Les quatre gardes ne dégainèrent pas leur sabre mais ils se départirent de leur immobilité et se déployèrent sur toute la largeur de la pièce.
Jek entendit des bruits de voix, de pas, entrevit des silhouettes pourpres et agitées qui se découpaient dans l’embrasure de la porte. Il n’avait pas envisagé de rater la bulle et ce temps perdu, cette seconde manquante, compromettait d’ores et déjà ses chances de réussite. La deuxième onde transperça la bulle magnétique qui oscilla légèrement sur elle-même. Une grêle compacte de rayons cryo tomba aussitôt du plafond et arrosa le sol sur un rayon de dix mètres autour de la sphère. L’Anjorien comprit qu’il devait renoncer – provisoirement, il voulait l’espérer – à son projet de récupérer le code. Sans l’intuition qui l’avait averti du danger, il aurait été cryogénisé et les kreuziens l’auraient exposé en compagnie des quatre corps dénudés du palais épiscopal. Qui l’avait ainsi prévenu ? Yelle ? Il se demanda si le mahdi Shari avait réussi à se sortir du piège.
La pluie de rayons blancs avait momentanément enrayé la course des gardes pourpres mais ils reprirent leurs esprits et, longeant les murs, s’approchèrent de Jek au pas de course.
« Le sénéchal le veut vivant ! » hurla l’un d’eux, un grand gaillard dont le manteau s’ornait d’épaulettes noires et dorées.
Jek pressa en continu la détente de son ondemort, donna un mouvement circulaire à son bras tendu et s’efforça simultanément d’établir le silence intérieur. Une onde scintillante heurta l’assaillant le plus proche dont le visage se déforma instantanément en un masque grimaçant, noir et fumant. Les émanations des produits cryo, mêlées aux relents de chair calcinée, engourdissaient le cerveau de l’Anjorien, l’envahissaient d’une euphorie doucereuse, sournoise.
« Pense à moi, Jek, pense à Yelle…»
Il fit appel à toute sa volonté, à toute son énergie pour vaincre sa torpeur naissante et invoquer l’antra.
*
En dépit de l’heure tardive, les badauds se pressaient en grand nombre devant le corps immobile, allongé sur l’herbe fuchsia. Un salier huppé donnait de petits coups de bec sur le visage inerte, comme s’il voulait le tirer de sa léthargie. L’homme – un paritole, à en juger par son allure négligée – donnait à première vue l’impression de dormir mais son teint d’un jaune tirant sur le vert, la tache sombre sur la manche de sa veste et sa respiration d’une lenteur anormale indiquaient qu’il avait plutôt été victime d’une cryogénisation. Les doigts d’une main étaient crispés sur la crosse d’un ondemort et l’autre était refermée sur un petit objet dont on apercevait, entre le pouce et l’index, la surface polie et blanche.
Les cinq satellites entamaient leur course descendante à l’horizon et les rafales d’un vent froid et sec, annonciateur de la première aube, supplantaient désormais les caresses suaves, les « baisers d’amour » du coriolis. Les badauds, des serviteurs impériaux qui avaient fini leur service, des bourgeois véniciens qui traînaient aux alentours du palais impérial dans le vain espoir d’être invités à la cour et des noctambules en maraude, contemplaient le corps en silence. Ils se demandaient comment un cryo, un individu privé de conscience, avait pu se transporter au beau milieu du parc. De même l’ondemort constituait une énigme dans la mesure où le canon fumait encore, preuve qu’il venait tout juste de servir. Or il était aussi difficile à un congelé de se servir d’une arme qu’à un Vénicien de condition modeste d’être admis à la cour impériale. Ils se lancèrent des coups d’œil mutuels, espérant détecter une lueur de compréhension dans les regards environnants. Ils n’étaient pas habilités à prendre des initiatives et une situation comme celle-ci les plongeait dans un abîme de perplexité. Ils ne s’avisaient pas non plus de livrer oralement leurs impressions, ils avaient trop peur que leur voix trahît la pauvreté de leur contrôle APD et, par extension, la médiocrité de leurs origines. La meilleure solution aurait probablement consisté à prévenir l’interlice dont quelques représentants patrouillaient à l’entrée du palais, mais ils n’osaient même plus tourner les talons et s’enfoncer dans l’anonymat de la nuit.
Une voix frêle vint fort opportunément les tirer de leur indécision.
« Écartez-vous ! »
Ils s’écartèrent donc, puisque ce mouvement n’entraînait aucune conséquence fâcheuse. Un enfant d’une douzaine d’années – entre dix et quinze, allez savoir avec les paritoles ! – se faufila parmi eux, écarta le salier du pied et se pencha sur le corps en voie de pétrification. Il était vêtu des mêmes veste et colancor gris que le congelé – la coupe des vêtements et la qualité des tissus trahissaient un retard de deux siècles – et poussait la ressemblance jusqu’à brandir un ondemort au canon fumant. Il secoua un long moment l’épaule de son compagnon cryogénisé mais il n’obtint aucune réaction.
« Inutile, déclara un bourgeois dont le somptueux manteau moiré ne parvenait pas à dissimuler l’embonpoint. La seule façon que vous avez de le ramener à la vie, c’est de lui injecter des produits de réanimation combinés à son code génétique. Vous devez le transporter d’urgence dans l’une des maisons de santé de Vénicia. Voulez-vous que je vous appelle un taxiboule ? »
Le garçon se retourna et lui jeta un regard hagard, empli de larmes. Les paritoles n’avaient aucun sens du contrôle APD et on pouvait lire dans les yeux de celui-là comme dans un livre holographique décodé. Le bourgeois, content de lui, réprima un sourire de triomphe : aucun éclat émotif n’avait altéré sa voix calme, neutre, lisse.
« Étant donné que son arme fume encore, je doute fort qu’il soit cryogénisé depuis plus de trois heures, intervint un homme dont la face blanche, encadrée de trois mèches, tranchait violemment sur le fond d’obscurité. Il n’a donc pas besoin de code génétique pour être réveillé, les produits de réanimation suffisent. »
L’enfant se releva, se rapprocha de lui et le fixa avec une telle intensité qu’il recula d’un pas. La force qui se dégageait de ce regard avait quelque chose de terrifiant.
« Vous en êtes sûr ?
— Absolument, inutile de me brûler ainsi du regard, mon jeune ami, protesta l’homme. N’avez-vous donc reçu aucun rudiment de contrôle des émotions ? Et que faites-vous en pleine nuit avec un ondemort à la main ? Êtes-vous donc un voleur ? Ou l’un de ces révolutionnaires qui viennent de planètes lointaines pour fomenter des troubles sur Syracusa ? »
L’enfant continua de le dévisager d’un air farouche mais ne répondit pas.
« Peut-être serez-vous plus loquace devant un interlicier ou un Scaythe inquisiteur », reprit l’homme.
Les badauds s’empressèrent d’approuver leur complanétaire, qui d’un imperceptible mouvement de menton, qui d’un subtil clignement des paupières. Les paritoles ne leur inspiraient pas seulement le mépris ou la moquerie mais également une méfiance entretenue par des siècles de croyance en leur propre supériorité. Ces deux-là, cet homme et cet enfant surgis de la nuit et armés comme de vulgaires soudards, n’avaient probablement pas la conscience tranquille et le bon sens voulait qu’on les livrât sans attendre aux bons soins des forces de l’ordre. Les programmes d’effacement que les Scaythes leur avaient implantés lors des offices mensuels au temple les identifiaient spontanément aux valeurs d’ordre social et de rectitude morale.
« Suivez-nous, mon garçon. Et ne vous souciez pas de votre ami : l’interlice en prendra soin. »
Les badauds, forts de leur nombre et de la suprématie que leur conférait la naissance, s’attendaient à ce que l’enfant leur emboîte le pas sans rechigner, mais il ne réagit pas de la manière escomptée. Il leva sur eux son ondemort et, du pouce, débloqua le cran de sûreté.
Ils n’eurent même pas le temps d’ouvrir la bouche pour protester. Une onde lumineuse jeta un éclat livide dans la nuit et pulvérisa les gemmes de l’allée.
« Fichez le camp ! » hurla le garçon.
Les badauds oublièrent subitement toute notion d’auto-psykè-défense, abandonnèrent toute dignité et s’égaillèrent comme une volée de saliers dans la nuit. Quelques-uns eurent cependant la présence d’esprit de se diriger vers le palais impérial dans l’intention de relater leur mésaventure aux interliciers de service.
Lorsque Jek eut réussi à calmer son tremblement nerveux, il glissa la main sous le colancor de Shari, déjà aussi froid et rigide qu’un bloc de glace. Ce contact lui rappela la peau gelée de San Francisco et de Robin de Phart allongés dans la neige du cirque des Pleurs de Jer Salem. Il peinait pour remuer le corps du mahdi et il lui fallut un bon quart d’heure pour localiser et extirper la boîte de seringues. Alarmé par un lointain bruit de cavalcade, il releva la tête et aperçut alors des silhouettes claires qui se rapprochaient au pas de course.