CHAPITRE XIV

La légende du corindon julien

 

La veuve Iewuta habitait un village des montagnes Creïch du satellite Julius. Il advint que son fils, Hilmesh, tomba très gravement malade et, parce qu’elle ne possédait ni terre ni argent, le guérisseur du village refusa de le soigner. Désespérée, elle prit son fils dans ses bras, marcha pendant sept jours et sept nuits en direction du premier soleil levant et gravit le mont des Miracles, là où vivaient les dieux et les déesses des légendes primitives. Elle ne trouva ni dieux ni déesses, mais seulement une vieille femme qui cueillait des fleurs sur le bord du sentier. Iewuta lui demanda où étaient les dieux qui pourraient guérir son fils Hilmesh. La vieille femme lui répondit que les seuls dieux de sa connaissance résidaient en un lointain pays oublié :

« Il faut compter des siècles et des siècles pour l’atteindre. Et la route qui mène au pays des dieux est si difficile à trouver que beaucoup se perdent en chemin et errent dans les monstrueux abîmes…»

Iewuta s’assit alors sur un rocher, posa le corps fiévreux de son fils devant elle et pria les dieux de lui montrer la route. Elle les supplia avec une telle ferveur qu’un rayon bleu jaillit de son cœur. Elle reprit son fils dans ses bras et marcha encore trois jours et trois nuits en suivant la direction de ce rayon. Elle arriva ainsi devant une grotte sombre, entra et se rendit compte que le rayon bleu ne provenait plus de son cœur mais d’une pierre sertie dans la roche. Pendant deux jours et deux nuits elle maintint le corps de son fils Hilmesh dans le céleste éclat de la pierre et il advint qu’il fut guéri. Folle de joie, Iewuta tomba à genoux et remercia les dieux. C’est alors que la vieille femme entra à son tour dans la grotte et dit :

« La meilleure manière de remercier ceux qui t’ont fait cet inestimable présent, c’est d’emmener cette pierre et de guérir tous les malades qui viendront te voir et se montreront sincères dans leur désir de guérison. »

La vieille femme disparut aussi mystérieusement qu’elle était apparue. Iewuta comprit alors qu’elle avait eu affaire à une déesse déguisée en mortelle. Il lui fallut encore trois jours pour dégager la pierre de son écrin. Elle s’aida pour cela de fragments de roche tombés au sol et s’écorcha les doigts jusqu’au sang. Lorsqu’elle revint au village, munie de son précieux trophée, les gens virent qu’Hilmesh était de nouveau bien portant et ils se pressèrent autour d’elle pour qu’elle les guérisse à leur tour. Elle leur toucha le front de la pierre et leurs maux, grands ou petits, s’évanouirent. Sa réputation s’étendit bientôt aux villages environnants, puis au pays tout entier et on vint la voir de tous les mondes.

Cependant, il advint que sa grande réussite irrita les guérisseurs et qu’ils complotèrent en vue de l’éliminer. Depuis qu’elle accomplissait des miracles, plus aucun malade ne venait les voir ni n’écoutait leurs conseils, et un terrible sentiment d’inutilité les rongeait. Ils ne pouvaient pas tuer Iewuta car la pierre toute-puissante, le corindon bleu des monts Creïch, la protégeait du maléfice de la mort, mais ils préparèrent une poudre qui l’endormirait pour toujours. L’un d’eux se déguisa, se glissa parmi des malades, se rendit à la maison de Iewuta et versa de la poudre dans sa boisson. Elle but le poison et tomba dans un profond sommeil dont nul ne réussit à la sortir. Son fils Hilmesh pleura pendant des jours et des jours jusqu’à ce que son chagrin finisse par l’emporter dans les mondes de l’après. On l’enterra sous le lit de sa mère. Personne n’osa toucher à la pierre qui resta dans la maison de Iewuta jusqu’à ce qu’un prophète, un homme venu de la planète Osgor et qui avait entendu parler de cette histoire, vienne la prendre et lui restituer son pouvoir de guérison. Il s’appelait Antus Sij Païlar, mais il fut plus connu sous le nom de Kreuz.

Quant à Iewuta, elle attend pour se réveiller que les hommes aient retrouvé le chemin secret qui mène au pays des déesses et des dieux.

 

Légende de la tradition orale julienne.

Traduction : Messaodyne Jhu-Piet

 

 

Note du traducteur : le Kreuz aurait remis le corindon julien à son premier successeur, le Syracusain Alguinzir, en gage de légitimité. Les Syracusains en ont déduit (hâtivement, je le crains) que la légitimité kreuzienne se confondait avec la légitimité syracusaine. Ils ont donc fait transférer le siège de l’Église naissante à Vénicia et instauré une sorte de monopole de fait sur la lignée muffiale, monopole qui, je le rappelle, ne prit fin qu’en l’an 17 de l’Ang’empire au moment où le cardinal Fracist Bogh, un Marquinatin, succéda au muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Les circonstances mystérieuses de l’élection de Fracist Bogh font d’ailleurs l’objet de multiples controverses. Quant au pouvoir de guérison de l’anneau muffial, il n’a jamais été démontré (pas davantage qu’il n’a été formellement contesté…)