LEGUAZER tournait en orbite autour de la Terre depuis quelques jours EDVL. Par le minuscule hublot de la cellule, Ghë apercevait l’immense croissant bleu parsemé de taches ocre et blanches. La première fois qu’elle avait découvert la planète des origines, cette perle bleutée posée sur son écrin de velours noir, une immense émotion l’avait envahie et elle avait oublié tous ses tourments. Elle captait de nouveau les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d’exil et décelait des vagues d’espoir, de tristesse et de colère dans cette houle d’énergie. La chaleur de la cabine l’avait entraînée à retirer sa robe mais les caresses des ventilateurs, s’ils l’enveloppaient d’une agréable fraîcheur, ne lui procuraient plus aucun frisson de plaisir.

Lorsqu’elle s’était réveillée de la courte cryogénisation provoquée par le paralysin, les vigiles l’avaient frappée sous tous les angles puis, lorsqu’elle n’avait été qu’un pantin brisé, tremblant, sanguinolent, ils l’avaient violée à plusieurs reprises jusqu’à ce que son ventre ne fût plus qu’une plaie qui l’élançait à chacun de ses mouvements, à chacune de ses respirations. Ils avaient rompu son hymen, blessé sa chair intime, saccagé la fleur de sa féminité. Ils l’avaient prise brutalement, l’un après l’autre, la tournant et la pliant au gré de leur humeur, lui giflant ou lui pinçant les seins. Ils ne s’étaient pas contentés de se soulager en elle, ils avaient arrosé ses plaies de leur urine, comme s’ils avaient définitivement voulu la marquer du sceau de l’infamie.

« L’élue mérite un traitement de faveur ! »

Elle avait franchi le seuil où la douleur devenait une sensation impalpable, irréelle. Elle avait perçu leurs ricanements et leurs injures comme dans un cauchemar, espérant se réveiller dans la quiétude de sa cabine. Elle avait pris conscience qu’ils avaient tué le désir en elle, que le plaisir qui l’avait de temps à autre effleurée ne reviendrait plus jamais la visiter. Elle aurait voulu mourir, mais ils ne s’étaient pas montrés assez compatissants pour l’éjecter dans l’espace. Quelqu’un d’autre était entré et elle avait discerné des éclats de voix, une dispute peut-être. Ils l’avaient ensuite traînée de coursive en coursive. Elle avait eu l’impression de traverser plusieurs vaisseaux et elle s’était rendu compte, lorsque la lumière d’un projecteur l’avait éblouie, qu’on l’avait transportée dans le quartier des gouvernants et des techniciens. Ils l’avaient bouclée dans un cachot où ils l’avaient abandonnée, nue, ensanglantée, humiliée, pendant un temps qu’elle aurait été incapable d’évaluer. Elle n’avait pas trouvé la force de ramper jusqu’à la couchette, elle était restée prostrée sur le plancher métallique, enveloppée d’une odeur de sang et d’urine, torturée par les brûlures qui montaient de sa chair dévastée et se propageaient dans tout son corps. Des filets de bile s’étaient écoulés des commissures de ses lèvres, s’étaient répandus sur sa gorge, sur sa poitrine. En revanche ses yeux étaient restés secs, comme si l’acharnement de ses bourreaux avait définitivement asséché son réservoir de larmes. Elle avait également compris qu’elle ne pleurerait plus jamais. Bercée par le ronronnement des moteurs et la vibration du plancher, elle était tombée peu à peu dans une prostration profonde où les éclairs de lucidité avaient alterné avec les délires fiévreux et les pertes de conscience.

Une pression soutenue sur son épaule l’avait réveillée.

Elle avait ouvert les yeux, avait aperçu une paire de bottes ferrées à quelques centimètres de son visage. Elle s’était instinctivement recroquevillée et protégée de ses bras. Ce simple geste avait réveillé les douleurs de ses plaies et la blessure de son âme. Un filet de sang s’était insinué entre ses cuisses comme un serpent chaud.

« N’aie pas peur : je ne suis pas un vigile ! »

Cette voix grave ne lui était pas inconnue mais elle n’était pas parvenue à remettre de l’ordre dans ses souvenirs.

« Ces brutes n’avaient pourtant pas reçu l’ordre de te maltraiter de la sorte, mais la caste des vigiles outrepasse parfois les limites de sa fonction. J’en suis désolé. Je suis le gouvernant Kwin. »

Il s’était penché sur elle, et malgré le dégoût visible que suscitait en lui cette tâche, il l’avait aidée à se relever et à s’installer sur la couchette. Il avait pris une couverture dans l’armoire encastrée et l’avait étalée sur le corps de Ghë (davantage parce qu’il était incommodé par l’odeur d’urine rance et les meurtrissures de la jeune femme que par un sentiment de compassion).

« Je t’enverrai un soignant, sœur Ghë…»

Elle s’était demandé ce que lui voulait cet homme, coiffé du même chapeau à bords rabattus et vêtu du même manteau croisé que lors de l’assemblée générale du retour à la Terre. Elle n’avait envie que d’une chose, se purifier, laisser couler une eau brûlante sur sa peau, même si, elle en était consciente, seul le temps réussirait à la laver des images cruelles qui hantaient son esprit.

« Tu peux m’aider à éclaircir quelques zones d’ombre, sœur Ghë, avait repris le gouvernant Kwin. Tu tiens le sort de Mâa, de ses consœurs et de tes parents dans le creux de ta main…

— Où sont mes parents ? avait bredouillé Ghë.

— Dans une cellule proche. Nous ne les avons pas éjectés dans l’espace… Pas encore… Je veux d’abord que tu me dises ce que tu as perçu au cours de ta transe crypto. »

La démarche de Kwin l’avait surprise. En quoi est-ce que la cérémonie conduite par Mâa et ses fidèles pouvait intéresser la caste des gouvernants ?

« Les cryptos m’ont procuré les mêmes sensations que d’habitude, avait-elle prudemment répondu. La béatitude, l’euphorie…»

Le petit homme avait rapproché son visage du sien et elle avait nettement distingué les braises colériques qui luisaient dans ses yeux.

« Ne te moque pas de moi, sœur Ghë : tu pourrais le regretter ! Les prêtres virnâ ont analysé les cryptos que ces satanées sorcières t’ont obligée à avaler : ce sont des levures d’une espèce redoutable, des alliés des mondes occultes à manier avec une extrême prudence, de véritables poisons. On les appelle les cryptos de révélation. Mâa t’a soumise à une épreuve dont tu aurais pu ne jamais revenir…

— J’aurais préféré mille fois la mort, avait gémi Ghë.

— En t’épargnant, les cryptos nous disent que tu as un rôle important à jouer dans le futur de l’humanité… Et cette reconnaissance inattendue nous pose un problème.

— C’est pour ça que vous avez laissé les vigiles me… me…

— Ils seront sévèrement punis pour t’avoir violentée, sœur Ghë. Et maintenant, j’ai besoin de savoir ce que t’ont révélé les cryptos. La caste des gouvernants s’est vu confier la lourde tâche de préparer le retour à la Terre et elle ne peut se satisfaire d’approximations…»

Ghë avait deviné que la réussite de sa transe crypto, même si cette transe s’était effectuée en dehors des voies officielles, avait semé le doute dans l’esprit des gouvernants et elle avait immédiatement entrevu tout le parti qu’elle pouvait tirer de ce trouble. En elle avait grandi la résolution farouche de tout mettre en œuvre pour se venger de ses tortionnaires avant de songer à rejoindre les onze compagnons de sa vision.

« J’ai besoin d’être lavée, soignée…»

Le gouvernant Kwin avait hoché la tête d’un air compréhensif et s’était retiré sans ajouter un mot. Quelques minutes plus tard, trois femmes de la caste des soignantes s’étaient engouffrées dans la cellule, avaient lavé le corps de Ghë avec des serviettes humides et parfumées, avaient étalé des onguents sur ses plaies. Puis un nutritionniste lui avait apporté un plateau-repas composé de mets nettement plus succulents que les insipides brouets servis dans les quartiers des célibataires hors caste.

Depuis lors, à chaque visite du gouvernant Kwin, elle s’était arrangée pour lui fournir quelques éléments d’une vision crypto imaginaire, suffisamment évasive pour donner cours à plusieurs interprétations, et formuler de nouvelles exigences au beau milieu de ses récits. Elle avait ainsi demandé à voir ses parents, faveur qu’il avait refusé de lui accorder pour d’obscures raisons de sécurité. Elle avait compris qu’il lui avait menti depuis le début, que ses parents avaient été éjectés dans l’espace en compagnie de Mâa et des autres voyantes. Elle n’en avait éprouvé aucune souffrance, comme si elle n’avait plus la capacité de ressentir des émotions, comme si sa sensibilité était définitivement morte. Toutefois sa détermination s’en était trouvée renforcée et la haine avait transformé son cœur en une pierre aux arêtes tranchantes. Elle avait ordonné qu’on lui apporte sur un plateau la tête et les organes sexuels des vigiles qui l’avaient violée. Cette requête avait visiblement contrarié le gouvernant Kwin et elle avait interprété son hésitation comme un aveu de complicité. Même si les vigiles avaient outrepassé les ordres en prenant l’initiative de la brutaliser, il répugnait visiblement à désavouer leur conduite.

« Il n’est peut-être pas nécessaire d’en arriver à de telles extrémités, sœur Ghë…

— N’oubliez pas, gouvernant Kwin, que les cryptos m’ont donné quelques éléments essentiels du retour à la Terre. Quelques éléments qui vous manquent. Et ne vous avisez pas de me rapporter les têtes et les organes d’innocents, de hors-caste par exemple : les visages des monstres qui m’ont souillée sont à jamais gravés dans ma mémoire. »

Une heure plus tard, on était venu déposer des plateaux argentés à ses pieds. Chacun d’eux contenait une tête exsangue, dont les yeux exorbités semblaient contempler l’horreur pour l’éternité. Ghë avait identifié sans hésitation les visages de ses bourreaux mais elle avait eu du mal à reconnaître, dans les petits tas de chair flasque qui baignaient dans une flaque de sang, les membres virils qui l’avaient meurtrie avec tant d’ardeur. Des spasmes douloureux avaient contracté son bas-ventre.

Ses plaies organiques s’étaient cicatrisées, et elle n’avait bientôt plus ressenti aucune gêne, ni interne ni externe. Elle n’avait pas revu le gouvernant Kwin pendant plusieurs jours EDVL, jusqu’à ce qu’elle reçoive une communication télépathique d’un prévenant annonçant l’entrée de l’El Guazer dans le système solaire. Elle s’était levée et avait collé son visage au hublot. Le train de vaisseaux était passé à proximité d’une planète verdâtre, entourée d’un anneau vertical, et avait entamé son processus de ralentissement. Les hurlements des moteurs avaient transpercé les cloisons et les planchers, parcourus d’un tremblement inquiétant. Puis le silence profond de l’espace était retombé sur l’El Guazer qui progressait dorénavant à l’aide de ses seuls moteurs auxiliaires de dérive assistée. Le Soleil, dont la luminosité éclipsait les étoiles environnantes, grossissait régulièrement dans le champ de vision offert par le hublot.

D’autres gouvernants, des cryptoculteurs et des prêtres virnâ étaient venus rendre visite à Ghë, visiblement intrigués qu’une hors-caste eût survécu aux cryptos de révélation (et à un viol collectif, mais de cela ils ne parlaient pas). Ils lui avaient posé une foule de questions auxquelles elle avait apporté des réponses déroutantes qui ne faisaient qu’ajouter à leur confusion. Les prêtres virnâ lui avaient jeté des regards sournois, à la fois perplexes et hostiles. Eux-mêmes n’auraient jamais osé absorber des levures alliées d’une puissance telle qu’elles se transformaient le plus souvent en adversaires mortels. Leurs rares confrères qui s’y étaient essayés étaient passés de vie à trépas dans d’atroces souffrances, rongés par une lèpre intérieure qui avait transformé leurs organes et leur peau en une sorte de bouillie noire et purulente. Peu à peu, la cellule de Ghë était devenue l’un des endroits les plus fréquentés de l’El Guazer. S’y étaient succédé, outre les gouvernants et les prêtres, des gardiens-mémoire, des astronomes, des externes et des prévenants reconnaissables à leur crâne hypertrophié.

Le train de vaisseaux avait franchi la grande ceinture des astéroïdes, « située entre les planètes Jupiter et Mars », avait précisé un astronome.

Ghë avait entrevu le disque de Jupiter, découpé en bandes horizontales ocre, brunes ou blanches et dont l’hémisphère sud s’ornait d’une grande tache rouge qui avait la forme d’une bouche. Des astéroïdes s’étaient pulvérisés sur le bouclier extérieur de l’El Guazer. De minuscules éclats rocheux s’étaient glissés dans les interstices des protections métalliques et avaient giflé les hublots, traçant des paraboles noires sur la couche extérieure de verre. La traversée de la ceinture avait pris deux jours EDVL et Ghë avait cru à plusieurs reprises que le train de vaisseaux, parcouru de tremblements alarmants, était sur le point de se disloquer. Les sirènes d’alarme s’étaient déclenchées et leurs interminables mugissements, combinés aux éclats fulgurants des explosions, avaient concouru à accentuer l’atmosphère de catastrophe qui régnait sur les coursives.

C’est ce moment-là qu’avait choisi le gouvernant Gil pour contacter Ghë. Il s’était faufilé comme une ombre dans sa cellule et, après s’être assuré qu’elle était seule, s’était incliné devant elle.

« Veuillez me pardonner cette intrusion, sœur Ghë, mais je ne pouvais pas prendre le risque de vous faire prévenir télépathiquement. Vous êtes surveillée en permanence…»

C’était un homme jeune, aux traits réguliers, vêtu d’une courte veste noire et coiffé d’un bonnet conique.

« Je suis le gouvernant Gil, mais je…» Il avait baissé le son de sa voix qui s’était transformée en un filet sonore à peine audible. « Je suis… j’étais un adepte de Mâa : elle a été éjectée dans l’espace en compagnie de ses sœurs… Elle a laissé des instructions car elle avait prévu sa possible disparition. Mon rôle est de servir de lien entre vos troupes et vous, sœur Ghë.

— Mes troupes ?

— Vous avez été reconnue comme l’élue et les adeptes de Mâa ont reçu pour consigne de vous servir. Notre but est de vous aider à gagner la Terre saine et sauve. Nous avons appris à quel traitement vous ont soumis les vigiles et croyez bien…

— Ne me parlez plus jamais de cela ! »

Il avait reculé d’un pas, comme frappé par la violence soudaine de sa voix.

« Dites-moi plutôt quels sont vos projets, avait-elle repris d’un ton radouci.

— Nous attendrons d’être en orbite autour de la Terre pour passer à l’action. Nous ne voulons pas prendre le risque de déclencher la bataille avant d’être arrivés à destination. Imaginez que tous les techniciens, alliés ou ennemis, soient tués au cours des combats : nous serions dans l’incapacité d’effectuer les manœuvres orbitales et nous risquerions de nous écraser sur le bouclier atmosphérique.

— Des agents de la caste des vigiles se sont peut-être glissés dans votre organisation. Malgré le luxe de précautions dont ils s’environnaient, Mâa et les siens ont été piégés…»

Le gouvernant Gil s’était drapé dans ses certitudes mais elle avait cru déceler des lueurs d’inquiétude dans ses yeux. Les vibrations des fuselages bombardés par les astéroïdes se transmettaient au plancher de la cellule, aux montants métalliques de la couchette scellés dans les cloisons.

« Nos partisans se tiennent tranquilles, sœur Ghë, et nous avons interdit les communications télépathiques.

— De quelles armes disposez-vous ?

— Cela fait plus de vingt années ADVL que des externes ralliés à notre cause nous fournissent des morceaux de fuselage ou d’autres pièces métalliques. Ces matériaux nous ont permis de fabriquer des sabres à double tranchant, des lances et des boucliers. Nous finissons actuellement de les distribuer.

— Quel rôle m’avez-vous réservé dans votre plan de bataille ?

— Le rôle que vous tenez actuellement, sœur Ghë. Tant que vous représenterez une énigme pour les gouvernants et les prêtres virnâ, ils n’attenteront pas à votre vie. Il vous suffit de les promener sur des pistes imaginaires… comme vous avez si bien su le faire jusqu’à présent.

— Pourquoi ne m’ont-ils pas éjectée dans l’espace avec les autres ? »

Le gouvernant Gil s’était approché du hublot et, tout en s’agrippant à une poignée de sécurité, avait laissé errer son regard sur le champ d’astéroïdes.

« Pardonnez-moi de revenir sur ce sujet, sœur Ghë, mais les vigiles vous ont sauvé la vie…»

Il avait marqué une pause, comme pour laisser à son interlocutrice le temps de s’imprégner de ses paroles, des paroles qui auraient pu soulever en elle un terrible sentiment de révolte et de rejet.

« Les gouvernants avaient effectivement prévu de vous éjecter, mais les vigiles chargés de l’exécution ont profité de la situation pour vous violer. Ils vous ont transportée dans leurs quartiers puis, lorsque vous êtes sortie de votre paralysie cryo, ils vous ont fait subir cette terrible humiliation. Cependant, les cryptoculteurs ont analysé le contenu de la coupe du nectar harmonique et se sont rendu compte que vous aviez triomphé de l’épreuve de la révélation, un événement qui ne s’était jamais produit dans l’histoire de l’El Guazer. Ils ont couru en informer les prêtres virnâ et les gouvernants. Tous vous croyaient morte mais, par acquit de conscience, le gouvernant Kwin a eu l’idée d’aller interroger les vigiles chargés d’appliquer la sentence. C’est ainsi qu’il les a surpris dans leur sinistre besogne… Le destin a parfois d’étranges détours.

— Il m’a fait payer très cher cette grâce miraculeuse, avait murmuré Ghë d’un air sombre.

— J’ai entendu dire que vos bourreaux avaient reçu leur juste châtiment.

— La vue de leur tête et de leurs misérables organes sur un plateau ne m’a pas apporté l’apaisement…»

Le gouvernant Gil s’était retourné et avait posé sur Ghë, allongée sur sa couchette, un regard où se mêlaient la réprobation et la compassion.

« Accomplissez la prophétie d’El Guazer et vous retrouverez la sérénité…

— Est-ce également une prophétie, gouvernant Gil ?

— Une simple intuition, sœur Ghë. Veuillez me pardonner si j’ai fait preuve de suffisance.

— Pourquoi êtes-vous devenu un adepte de Mâa ? Pourquoi vous êtes-vous dressé contre ceux de votre caste ? »

Les yeux du gouvernant Gil s’étaient tout à coup embués et elle l’avait envié d’avoir encore la ressource d’exprimer ses émotions par les larmes.

« J’ai naturellement suivi les traces de ma mère, une disciple de la première heure…»

Il n’avait pas daigné lui fournir d’explications complémentaires, mais elle avait deviné qu’un drame se dissimulait derrière ces mots en apparence anodins.

« Je dois maintenant vous quitter, avait-il ajouté. Vous serez prévenue à temps de nos intentions. Nous avions perdu tout espoir de vous revoir vivante et nous pensions que la prophétie d’El Guazer ne s’accomplirait jamais. La nouvelle de votre résurrection nous a galvanisés et, bien que nous soyons moins nombreux que nos ennemis, elle nous donnera la force de vaincre.

— Une dernière question avant votre départ : comment se fait-il que nous respirions à notre aise dans ce quartier et que nous étouffions dans les autres quartiers ?

— Les gouvernants et les techniciens ont institué le rationnement de l’oxygène parce qu’ils craignaient eux-mêmes d’en manquer. Cette… répartition leur offrait en outre l’avantage de prévenir toute révolte : les cerveaux mal oxygénés ne songent pas à se rebeller. Nous veillerons à réparer cette injustice avant la bataille : nous avons besoin de soldats bien oxygénés ! »

Il s’était incliné avant de sortir. Songeuse, Ghë n’avait plus prêté attention aux crissements prolongés des éclats rocheux sur le fuselage et aux secousses de forte amplitude qui agitaient le train de vaisseaux.

L’El Guazer avait franchi sans encombre la ceinture des astéroïdes et pénétré dans le cœur du système solaire, là où, selon un astronome, se regroupaient les planètes telluriques Mars, Terre, Vénus et Mercure. Un gardien-mémoire avait expliqué que ces noms désignaient des dieux d’une civilisation antique appelée Rome.

Le gouvernant Kwin était revenu voir Ghë et l’avait harcelée de questions sèches, brutales, qui marquaient un net durcissement de sa position – et de la position des castes dominantes – vis-à-vis de la jeune femme. Elle y avait répondu de son mieux, feignant de redécouvrir des aspects de sa révélation qui lui avaient jusqu’alors échappé. Elle s’était demandé si les gouvernants n’avaient pas éventé le projet des adeptes de Mâa ou, pire encore, s’ils n’avaient pas eux-mêmes dépêché le gouvernant Gil auprès d’elle afin de lui soutirer des renseignements sur ses éventuels partisans.

« J’ai l’impression que vous nous entraînez dans des voies sans issue, sœur Ghë, avait grommelé Kwin. Il m’arrive de regretter de vous avoir épargnée.

— Il m’arrive aussi de regretter d’avoir été épargnée, avait-elle rétorqué.

— Après tout, rien ne prouve que les cryptos vous aient révélé quelque chose d’important. Vous êtes peut-être tout simplement douée d’une constitution robuste, résistante. Il le fallait, d’ailleurs, pour survivre aux assauts de six hommes dans la force de l’âge ! »

Elle s’était mordue les lèvres pour se retenir de lui cracher à la face. Au cas où le gouvernant Gil ne s’était pas livré à un double jeu, elle se devait de suivre ses conseils, donner le change jusqu’à ce que le train de vaisseaux fût en orbite autour de la Terre.

« Votre faculté d’adaptation est remarquable, sœur Ghë. L’évocation de votre supplice ne souffle plus sur le feu de votre colère.

— La colère est mauvaise conseillère…»

Le petit homme avait glissé la main sous son chapeau et s’était vigoureusement frotté le crâne.

« Réfléchissez bien, sœur Ghë : vous n’auriez aucun intérêt à garder par-devers vous les informations de votre transe crypto.

— Vous évoquiez la robustesse de ma constitution…

— Qu’est-ce qui est préférable ? Collaborer et continuer à vivre ou être éjecté dans l’espace avec ses secrets ?

— Je vous ai dit tout ce que je savais. La mémoire me revient par bribes.

— Nous serons bientôt en vue de la Terre. Peut-être la vue de la planète des origines vous aidera-t-elle à rassembler toutes les bribes…»

Elle était seule la première fois qu’elle avait aperçu la Terre, un minuscule point bleuté situé sur la gauche du cercle doré du soleil. Bien qu’aucun astronome n’eût été à côté d’elle pour lui confirmer son impression, elle avait su qu’elle ne s’était pas trompée, que son sang de Terrienne ne lui avait pas menti. Elle avait cru que les vigiles avaient éradiqué d’elle toute forme de sensibilité, et il lui avait suffi de contempler le monde des origines, cette toute petite planète appartenant à un système situé sur un bras extérieur de la Voie lactée, pour qu’elle se réconcilie avec elle-même, pour qu’elle renoue avec la joie et la nostalgie, pour qu’elle cesse d’être une pierre froide et morte. La proximité de la Terre l’avait plongée dans un état proche de l’extase. Elle avait eu la sensation exaltante de retrouver sa mère éternelle, de baigner dans un fleuve de tendresse qui emportait toutes ses peurs, toutes ses peines. Elle n’avait pas pleuré mais, spontanément, elle avait fredonné les premières notes de l’hymne du retour.

Lorsque la Terre avait occupé pratiquement le tiers de la voûte céleste, les techniciens avaient entamé les manœuvres de mise en orbite. Ils avaient coupé les moteurs de dérive assistée et commandé le déploiement des énormes boucliers de freinage. Une gigantesque convulsion avait secoué le train de vaisseaux dont tous les éléments de la structure avaient grincé de concert. Puis les pilotes l’avaient orienté de manière à ce qu’il continue de progresser lentement et soit capturé par l’attraction de la planète autour de laquelle tournaient de multiples objets métalliques, d’étranges paraboles qui avaient suscité une foule d’interrogations dans l’esprit de Ghë. Elle avait subitement pris conscience que la Terre était probablement habitée et que le retour des exilés, cent siècles après leur départ, risquait de soulever de nouveaux et insolubles problèmes.

Elle avait distingué dans le lointain un croissant jaune pâle qui était peut-être un quartier de la Lune, ce satellite et symbole de la femme dont avait parlé Mâa. Elle avait recommencé à capter les vibrions mentaux de ses frères et sœurs, et elle s’était de nouveau plongée dans cette mer énergétique bienfaisante, reconstituante. Certains avaient voulu entrer en communication avec elle mais elle n’avait pas donné suite, sachant qu’elle était surveillée en permanence par les vigiles et craignant de se piéger elle-même au cours d’une conversation banale.

 

*

 

Le soleil brillait avec une telle intensité lorsque l’El Guazer débouchait sur la face éclairée de la Terre que les paupières de Ghë se refermaient instinctivement. À cette lumière également les exilés devraient s’habituer, eux qui avaient vécu pendant des siècles dans les profondeurs ténébreuses de l’espace. Les pales des ventilateurs ne parvenaient pas à sécher les rigoles de sueur qui couraient sur son corps.

La porte de sa cabine s’ouvrit dans un fracas et livra passage au gouvernant Kwin. Une escouade de vigiles en uniforme noir l’escortait et, au rictus qui leur tordait les lèvres, aux lueurs sardoniques qui brillaient dans leurs yeux, Ghë se rendit compte qu’ils n’étaient pas animés d’intentions amicales. Sa respiration se suspendit.

« Vous devriez passer une robe, sœur Ghë ! dit le gouvernant Kwin d’une voix sèche. Vous savez pourtant ce qu’il en coûte de provoquer le désir des vigiles…»

Le cœur battant, elle se hâta de ramasser et d’enfiler sa robe.

« Il semble que l’heure de vérité soit arrivée, sœur Ghë. Qu’avez-vous décidé ?

— À quel sujet ?

— Cesse de me prendre pour un imbécile, petite putain ! Tu es devenue dangereuse : Mâa et les voyantes t’ont désignée comme l’élue et bon nombre des résidents de l’El Guazer sont prêts à soutenir ta cause.

— Laissez-les me suivre puisque tel est leur choix. »

Un rayon de soleil fusa par le hublot et sculpta les traits tourmentés du gouvernant Kwin.

« Ce n’est pas si simple. El Guazer a chargé la caste des gouvernants de préparer le retour à la Terre et…

— Mensonge ! El Guazer n’a pas expédié nos aïeux dans l’espace pour les enfermer dans un quelconque système de castes ! »

Le gouvernant et Ghë se défièrent du regard pendant quelques secondes. Les vigiles, rendus nerveux par la tension presque palpable qui emplissait la cabine, caressèrent fébrilement le manche de leur dague. Dans les coursives, le gouvernant Kwin leur avait raconté que cette fille hors caste avait exigé la castration et la décapitation de six de leurs compagnons, et ils s’étaient promis de lui faire payer ce forfait. Quand ils en auraient fini avec elle, ils dénuderaient le réseau de ses nerfs, jetteraient des levures acides sur ses plaies et la cloueraient sur une cloison.

« Comment peux-tu le savoir, toi qui n’as pas encore atteint tes vingt ans ?

— Mâa m’a raconté la véritable histoire de l’El Guazer.

— Quel crédit peut-on apporter aux racontars de cette sorcière ? cracha le gouvernant, les yeux hors de la tête.

— Les cryptos de révélation m’ont confirmé ses paroles. Votre interprétation de la prophétie d’El Guazer est fausse, ou plus exactement elle sert les intérêts de quelques-uns. Un seul élu se trouve à l’intérieur du train de vaisseaux et non pas douze comme vous le prétendez.

— Où sont les onze autres ?

— Sur des mondes lointains. L’humanité a essaimé dans la Voie lactée au cours de nos cent siècles d’errance. »

Kwin libéra un rire étranglé.

« Et l’unique élue de l’El Guazer, sœur Ghë, c’est toi…

— Je n’ai rien demandé. Ce sont les cryptos qui m’ont désignée. Que cela vous plaise ou non, gouvernant Kwin, j’entre pour un douzième dans l’avenir de l’humanité. Si vous m’assassinez, vous condamnez à mort tous vos frères humains, non seulement ceux de l’El Guazer mais également les peuples qui se sont éparpillés dans les étoiles. »

D’un geste brusque, le petit homme rabattit le bord de son chapeau.

« Je te remercie de ta sincérité, sœur Ghë. Cependant, ta vérité n’est pas la vérité. Les cryptos de révélation ne t’ont pas tuée mais tu souffres d’une forme aiguë de paranoïale, la même que Mâa et ses voyantes. Ce que tu prends pour la réalité n’est qu’une expression perverse de ton subconscient. Tes gènes t’y prédisposaient : tu es la fille d’adeptes de Mâa et la petite-fille de l’une de ces sorcières.

— Considérez-vous les violences de vos cerbères comme une simple expression de mon subconscient ? »

À peine eut-elle posé la question qu’une évidence s’imposa à elle, qu’une réponse désagréable se formula dans le silence de son esprit. L’idée qu’elle pût avoir une responsabilité dans ce qui lui était arrivé la choquait, la révulsait, et pourtant, elle le pressentait, c’était l’indispensable clef de son évolution et par extension de sa réussite. Ces violences à son encontre avaient participé d’un ordre secret : elles avaient eu l’inestimable mérite, ainsi que l’avait affirmé le gouvernant Gil, de la maintenir en vie.

« Malheureusement pour toi, sœur Ghë, nous refusons de ramener sur Terre des brebis malsaines qui pourraient contaminer le troupeau. Les techniciens préparent les navettes et les hors-caste recevront bientôt leur affectation. Ils débarqueront dans six ou sept jours et nous devons éliminer sans pitié les facteurs potentiels de trouble. Tu n’en as peut-être pas tout à fait fini avec les violences auxquelles tu faisais allusion : ces gens-là (il désigna les vigiles d’un geste du bras) n’ont pas apprécié que tu réclames la tête et le membre viril de leurs six compagnons… Avant de t’éjecter dans l’espace, ils te soumettront à un long supplice qui te fera regretter la mansuétude de tes premiers tortionnaires. Vous ne nous empêcherez pas, ni toi ni les tiens, d’accomplir la volonté d’El Guazer. »

Curieusement, les imprécations du petit homme laissèrent Ghë de marbre. Elle se débarrassa de sa haine et de sa peur comme de vêtements trop longtemps portés. Elle ne captait plus seulement les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d’exil, mais également l’énergie qui montait de la Terre proche et l’emplissait d’une force indescriptible. Le gouvernant Kwin et les vigiles devenaient soudain ses propres créatures, des fragments d’elle-même, les reflets de ses désirs cachés. Elle cessait de se réduire à leur dimension, d’entrer en conflit avec eux, elle ne s’offrait plus à leurs coups, elle les englobait, elle les renvoyait en face de leur propre miroir.

« Je vous offre une dernière chance de vous rallier à ma cause, gouvernant Kwin, déclara-t-elle d’une voix calme. À la cause de l’humanité. Le retour à la Terre ne peut pas être un retour aux valeurs anciennes, ces mêmes valeurs qui nous ont valu l’exil. Si vous ne comprenez pas cela, vous serez balayés, vos complices et vous, comme de vulgaires poussières célestes. »

Les ricanements des vigiles ponctuèrent ses propos. Ils la couvaient du regard comme une horde de prédateurs traquant une proie. Ils guettaient le signal du gouvernant pour se ruer sur elle et lui faire ravaler sa morgue.

« Tu n’es pas dans la position de me menacer, petite putain ! siffla Kwin. Tu te serais jetée à mes pieds pour avouer ton imposture et implorer mon pardon, j’aurais peut-être consenti à t’épargner des souffrances inutiles, mais ton insolence n’appelle aucune miséricorde ! » Il se tourna vers les vigiles. « Emmenez-la et faites d’elle ce que bon vous semblera. »

Ils s’avancèrent vers elle, la saisirent par les bras et la traînèrent hors de la cellule. Elle ne chercha pas à se débattre, elle s’évertua seulement à respirer profondément, à ne pas céder aux impulsions de panique, à demeurer dans le courant de tendresse qui s’élevait de la Terre.

Ils parcoururent une succession de coursives tantôt baignées de lumière solaire, tantôt plongées dans une obscurité profonde. Elle entendit la voix lointaine du gouvernant Kwin.

« Passe le bonjour à Mâa quand tu auras franchi le seuil de l’enfer ! »

Son rire, amplifié par les cloisons et les plafonds métalliques, fut absorbé par le silence.

Ghë perçut un changement radical dans les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d’exil : les pensées de révolte, de haine, formaient à présent des vagues houleuses, tumultueuses. Elle lança un coup d’œil aux vigiles qui l’entouraient. Tendus vers leur but, le visage fermé, ils ne prêtaient aucune attention aux signes précurseurs de la tempête qui s’annonçait au-dessus de l’El Guazer. Ils semblaient indifférents à leur environnement psychique, comme si les fluctuations mentales de leurs compagnons d’exil ne les concernaient pas.

Ghë comprit alors que les perceptions extra-sensorielles des vigiles – et probablement des membres des autres castes dominantes – s’étaient altérées avec le temps, qu’ils s’étaient entièrement reposés sur les prévenants pour contrôler la population du train de vaisseaux. Elle en vint à conclure que seuls les hors-caste captaient les vibrions mentaux, ces ondes produites par l’activité cérébrale, ces ruisseaux subtils qui se jetaient les uns dans les autres pour former un océan volatil et turbulent. Les prévenants avaient développé de manière intensive leurs facultés télépathiques mais, comme ils se consacraient exclusivement à une tâche de communication et de surveillance, ils ne participaient pas à cette fusion des sentiments, des émotions, des pensées. Ils étaient formés pour intercepter les transmissions de pensées et non pour ressentir la couleur, la tonalité des vibrions. C’était probablement la disposition naturelle des hors-caste à la symbiose (confortée peut-être par les transes crypto) qui avait effrayé les castes dirigeantes et les avait poussées à décréter les restrictions d’oxygène. « Les cerveaux mal oxygénés ne se révoltent pas », avait dit le gouvernant Gil.

Les vigiles entraînèrent leur prisonnière dans une coursive sécante, plus étroite que les coursives principales, et la dirigèrent vers une porte circulaire entourée d’un joint d’étanchéité et barrée d’une énorme traverse. Un silence funèbre régnait sur cette partie du train de vaisseaux. Les têtes rouillées des rivets blessèrent les pieds nus de Ghë. Elle comprit qu’ils l’avaient conduite vers un sas de condamnation mais elle refusa de se laisser dominer par la peur : la peur induisait un morcellement, une séparation, et elle avait précisément besoin de s’affirmer dans la plénitude de son être.

La porte pivota sur ses gonds dans un grincement horripilant. Ils saisirent Ghë par les épaules et la poussèrent sans ménagement à l’intérieur de la pièce exiguë. Le linéament d’un second sas se découpait sur la cloison du fond. Lorsqu’ils en auraient assez de jouer avec elle, ils n’auraient qu’à sortir, refermer soigneusement la porte ronde et commander, depuis la coursive, l’ouverture automatique du sas extérieur. Elle serait aspirée par l’espace et son corps, soumis à l’effroyable pression du vide, se volatiliserait dans l’infini.

Ils s’engouffrèrent à leur tour dans la pièce, l’entourèrent et dégainèrent leur dague. Ils commencèrent par en promener délicatement la pointe sur son visage, puis incisèrent le tissu de sa robe. Une résolution froide sous-tendait leurs gestes méthodiques, calmes et sûrs. De temps à autre, un gloussement s’échappait de leurs lèvres entrouvertes. Déchirée de part en part, la robe de Ghë glissa le long de son corps et se figea sur le plancher métallique. La froidure piquante couvrit sa peau de frissons. Pendant un temps très bref, elle fut tentée de céder à la panique, de recouvrer ses réflexes corporels, d’obéir à son instinct de survie. Elle avait déjà expérimenté ce genre de comportement, la facilité lui commandait de manifester sa souffrance et sa peur, de se rebiffer, de hurler, de se débattre.

Le fil aiguisé d’une lame se promena dangereusement sur ses seins, s’arrêta sur un mamelon, une autre lui caressa le dos, une troisième se posa sur son cou, une quatrième lui effleura l’aine. Ils ne se décidaient pas encore à lui taillader la peau, non pas parce qu’ils n’en éprouvaient pas le désir mais parce qu’en restant calme, comme absente, elle ne leur offrait aucune prise. Son détachement avait quelque chose d’intimidant, d’inquiétant. Elle était comme enveloppée d’un principe neutre qui désamorçait leur cruauté.

Au bout de quelques minutes, ils se trouvèrent stupides avec leur dague qui pendait inutilement au bout de leur bras. Une arme n’avait d’intérêt que si elle était l’instrument d’un pouvoir. Dépités, ils ne virent ni n’entendirent des ombres furtives s’introduire dans le sas. Ils se retournèrent lorsqu’un sabre crissa sur le plafond mais ils n’eurent pas le temps de réagir : trois d’entre eux furent décapités avec une telle force que leurs têtes volèrent à travers la pièce et s’écrasèrent sur la cloison opposée, deux furent transpercés de part en part et s’effondrèrent en gémissant sur le plancher, le dernier enfin lâcha sa dague et attendit le coup de grâce. Il comprenait que c’était sa propre mort qu’il était venu chercher dans cette antichambre du néant et il ne tenta pas d’esquiver la pointe effilée qui siffla vers son cœur.

Le sang qui jaillissait des corps décapités éclaboussa Ghë.

« Ils ne t’ont pas blessée, sœur Ghë ? »

Elle secoua lentement la tête. Elle reconnut, parmi les membres de la petite troupe qui s’était engouffrée dans la pièce, des hommes et des femmes qu’elle avait croisés dans les coursives ou dans les salles communes mais avec lesquels elle n’avait jamais engagé de conversation, ni orale ni télépathique. Ils la contemplaient avec une vénération presque craintive. Les femmes n’avaient pas passé de robe ou tout autre vêtement qui aurait entravé leurs mouvements, mais un pantalon et une veste amples. Ils étaient armés pour la plupart d’un sabre à la lame large, affûté des deux côtés, taillé selon toute évidence dans des éléments de fuselage.

« Qui vous a prévenus ? demanda-t-elle.

— Un messager envoyé par un gouvernant ami, répondit un homme dont le crâne et le front humides accrochaient d’improbables reflets de lumière. Un des nôtres a suivi les vigiles et nous a guidés jusqu’ici. L’heure de la bataille a sonné, sœur Ghë.

— Puis-je avoir une arme ? »

Pris au dépourvu, l’homme consulta les autres du regard. Le sang des vigiles continuait de se répandre dans un gargouillement funèbre. Ghë pataugeait dans une mare visqueuse et tiède.

« C’est que… tu es l’élue, sœur Ghë…

— Si vous me reconnaissez vraiment comme l’élue, vous me devez obéissance. Donnez-moi une arme. »

Son ton n’admettait pas de réplique. L’homme soupira, haussa les épaules et lui tendit son sabre.

« J’espère que je n’aurai pas à regretter mon geste…»

Ghë referma la main autour du manche dont la hampe grossièrement façonnée et brûlante lui écorcha la paume et la pulpe des doigts. Le contact avec ce morceau de fer l’emplit d’une détermination farouche et d’une vigueur inouïe. C’était au nom d’El Guazer, au nom de Mâa, au nom de l’humanité qu’ils allaient se battre dans le train de vaisseaux et elle ne devait laisser à personne d’autre le soin de mener ses troupes. En elle coulait la force de la Terre et brûlait le feu de la guerre, et le fer était le prolongement de sa volonté, de son bras. Elle ne prit même pas la peine de ramasser sa robe, elle sortit, nue, couverte de sang dans la coursive, et ses soldats, galvanisés, lui emboîtèrent le pas.

 

*

 

Les pensées affolées des rares prévenants restés à leur poste affluaient en désordre dans les cerveaux des passagers réfugiés dans le vaisseau de tête.

La bataille faisait rage dans les coursives, les salles communes et les soutes de l’El Guazer. Les partisans de l’Unique Élue, des hors-caste pour la plupart, avaient déclenché les hostilités en queue de train et dans plusieurs endroits simultanément : armés de sabres ou de lances, ils avaient emprunté le réseau des coursives réservées aux retraiteurs et avaient surgi par groupes de cinquante dans les ponts d’aboutement, ces passages qui reliaient les appareils les uns aux autres et qui formaient de véritables goulets d’étranglement. De là, ils étaient remontés vers le cœur des vaisseaux en massacrant les vigiles, les prévenants, les techniciens, les retraiteurs ou les prêtres virnâ qui se dressaient sur leur chemin et avaient opéré leur jonction avec les groupes qui venaient de la direction opposée. Ils avaient ainsi conquis onze vaisseaux sur les vingt-deux du train et atteint leur premier objectif : ils n’avaient désormais plus à redouter une contre-offensive surgissant de l’arrière, d’autant moins que la grande majorité des passagers, emportés par le courant, avaient rompu leur neutralité et rallié leur cause.

Les vigiles, alertés par les prévenants, s’étaient regroupés massivement dans la salle des assemblées. Ils avaient compris que leur salut passait par un affrontement général dans un espace découvert, là où leurs armes, les paralysins chargés de cryptos tueurs et les arquefouets à haute tension, leur procureraient un avantage décisif. Ils s’étaient déployés sur les gradins qui surplombaient deux des quatre entrées latérales de la salle, vagues figées et noires dont les rangées de faces blêmes formaient l’écume. L’armée insurgée, conduite par l’Élue, n’avait pas d’autre choix que de s’engouffrer par ces deux portes et de traverser la salle des assemblées si elle voulait continuer sa progression et prendre le contrôle des vaisseaux de tête. Elle n’aurait que des boucliers et des armes métalliques dérisoires à opposer au bombardement électrique et aux sondes meurtrières, et au cas improbable où elle parviendrait à franchir ce déluge de feu et de poison, elle devrait encore affronter des milliers d’hommes rompus aux techniques de combat.

« Vous nous aviez pourtant affirmé que cette fille était morte, Kwin ! » dit la gouvernante Nata d’une voix dure.

Les trois gouvernants majeurs, Kwin, Nata et Paol, s’étaient réunis en compagnie des techniciens War’n et Riq dans la cabine de commandement de l’El Guazer. La face éclairée de la Terre, recouverte d’un manteau nuageux blanc, occupait les deux tiers de la baie vitrée, d’une hauteur de six mètres. Ils apercevaient, par l’entrebâillement de la porte, les élus, les gouvernants, les prêtres virnâ et les techniciens réfugiés dans la salle de réunion. Les autres castes, prévenants, gardiens-mémoire, astronomes et cryptoculteurs, s’étaient entassées dans les trois vaisseaux suivants. En revanche, bon nombre de soignants, de nutritionnistes, de retraiteurs et d’externes n’avaient pu être prévenus à temps et avaient été surpris par les partisans de l’Unique Élue sur leur lieu de travail, dans leur cabine ou dans les coursives.

« Je l’ai laissée entre les mains de six vigiles devant la porte d’un sas d’éjection, rétorqua Kwin. Je ne pouvais pas prévoir que…

— Un bon gouvernant est précisément celui qui prévoit ! lâcha Nata entre ses lèvres serrées. Nous avions pourtant été informés que les partisans de Mâa s’apprêtaient à passer à l’attaque. Vous auriez dû tuer cette catin de vos propres mains ! Elle est devenue l’âme de la rébellion : sans elle, les hors-caste n’auraient jamais surmonté le handicap de la sous-oxygénation.

— Je ne suis pas un bourreau ! protesta Kwin. Et je vous rappelle, Nata, que nous étions d’accord pour garder cette fille en vie et l’interroger sur sa transe crypto. En outre, certains des nôtres ont trahi, ont ouvert des vannes d’oxygène…»

Le visage de Nata, la plus âgée de tous les gouvernants en exercice, se creusa de quelques rides supplémentaires.

« Les exigences des vigiles nous coûtent cher ! gronda-t-elle d’une voix rauque. En encourageant leur perversité, vous nous avez placés dans une situation délicate…

— Je ne pouvais pas leur refuser ce droit, argumenta Kwin. C’était la seule manière de réparer la grossière erreur que nous (il insista lourdement sur ce « nous ») avons commise en émasculant et décapitant les six mercenaires qui avaient maltraité Ghë.

— Cette maudite hors-caste s’est bien moquée de nous : elle ne nous a rien appris que nous ne savions déjà…

— Les querelles sont inutiles, intervint le gouvernant Paol, un homme d’une cinquantaine d’années ADVL et dont le début d’embonpoint trahissait la gourmandise. Contents ou non, les vigiles se battront avec acharnement. Ils ne défendent pas seulement nos intérêts, mais également et surtout leur peau ! Il ne nous reste plus qu’à faire preuve de sang-froid et de patience : ils écraseront ces misérables comme de la vermine ! »

D’une démarche claudiquante, Nata se dirigea vers la baie vitrée et contempla la voûte céleste. La lumière de la Terre ourlait sa frêle silhouette d’une subtile frange bleutée. De profondes crevasses sillonnaient son crâne parsemé de taches brunes ou noires. Le bas de sa robe blanche et droite léchait les épais tapis de corde qui recouvraient le plancher.

« Que vous ne captiez pas les vibrions mentaux des hors-caste, gouvernant Paol, il n’y a là rien de très étonnant, murmura-t-elle d’un ton las. Les castes dirigeantes se sont justement constituées pour pallier cette carence et garder le contrôle sur l’El Guazer. Mais en tant que gouvernant, vous devriez faire preuve d’un minimum de discernement.

— Voulez-vous dire que les vigiles seront vaincus par les troupes de l’Élue ? »

Nata se retourna avec vivacité et fixa intensément le gros homme. Tout en surveillant les écrans scintillants des tableaux de bord, les deux techniciens ne perdaient aucune miette de la conversation. Quelques heures plus tôt, la gouvernante Nata leur avait ordonné d’abouter les navettes aux sas d’embarquement et ils se doutaient que l’atterrissage s’effectuerait plus tôt que prévu.

« C’est exactement ce que j’ai voulu dire, articula-t-elle lentement. Les partisans de Ghë se comptent à présent par dizaines de milliers. Les vigiles pourront en exterminer cinq mille, dix mille, mais tôt ou tard ils finiront par être débordés.

— Mais les paralysins, les arquefouets…

— Les armes, aussi perfectionnées soient-elles, ne peuvent s’opposer à des milliers d’hommes en colère. Le torrent de leur haine ira sans cesse grossissant, emportera tout sur son passage. »

Le visage rond de Paol se couvrit de cendres. Il dut s’agripper à une manette du tableau de bord pour ne pas défaillir. Il ouvrit la bouche comme s’il cherchait désespérément de l’air.

« Ils nous massacreront…

— Pas si nous partons avant qu’ils ne viennent à bout de la résistance des vigiles… Nous disposons de plus de trente navettes opérationnelles : cela devrait être suffisant pour évacuer les trente mille passagers des quatre premiers vaisseaux. »

Paol s’épongea le front d’un revers de manche et se mit à marcher de long en large comme un animal pris au piège.

« Folie ! Nous n’aurons envoyé aucune armée de reconnaissance et nous ne connaîtrons pas la nature du mal mystérieux qui ronge la Terre…»

Sa voix geignarde vrillait désagréablement les tympans de ses interlocuteurs.

« Vous aurez toujours le choix de rester ici, d’expédier les hors-caste en reconnaissance et d’attendre leur rapport ! ironisa Nata.

— Nous ne ferons que déplacer le problème, fit observer Kwin. Ils comptent des techniciens parmi leurs alliés : s’ils triomphent des vigiles, ce qui reste à prouver, ils s’entasseront dans les navettes restantes et, comme elles sont programmées pour atterrir aux mêmes coordonnées, ils nous retrouveront et nous pourchasseront au sol…»

Les lèvres rainurées de Nata esquissèrent un sourire.

« La caste des techniciens détient la solution », dit-elle en désignant War’n et Riq d’un mouvement de menton.

Interloqués, les deux techniciens se consultèrent du regard.

« Je parle de la destruction de l’El Guazer, précisa Nata. Ces appareils ont été conçus dans une optique guerrière : les pilotes devaient programmer l’explosion de leur vaisseau plutôt que de le laisser tomber aux mains de l’ennemi.

— La fonction K…» souffla War’n.

Son visage s’était tendu d’un voile de pâleur qui contrastait violemment avec le bleu soutenu de sa combinaison, la couleur traditionnelle de sa caste.

« Exactement : la fonction K ! approuva Nata. Il nous faut une heure pour embarquer et une autre pour être suffisamment éloignés du souffle de l’explosion.

— Mais, sœur gouvernante, nous condamnerions à mort les vigiles qui se battent en ce moment même pour assurer notre protection… protesta War’n.

— Ils sont déjà condamnés à mort ! Que leur sacrifice serve au moins à quelque chose ! En outre, ils deviennent chaque jour plus exigeants, plus arrogants, et ce n’est pas le gouvernant Kwin qui me contredira. Autant ils nous étaient indispensables dans l’espace, autant ils pourraient se révéler nuisibles sur Terre, où ils n’auront plus besoin de nos compétences.

— Si nous programmons la destruction de l’El Guazer et si la Terre se révèle inhabitable, nous n’aurons plus la possibilité de repartir dans l’espace ! argumenta le technicien Riq. Personne n’acceptera de déclencher la fonction K ! »

Nata le dévisagea avec une telle ardeur qu’il baissa piteusement les yeux.

« Je suis consciente de ce que représente le train de vaisseaux pour votre caste, mais si vous refusez de prendre cette décision, la seule qui s’impose, vous nous mettez tous en danger ! Qu’est-ce qui a le plus d’importance à vos yeux ? La vie de l’El Guazer ou votre propre vie ? La vie de ces morceaux de ferraille ou celle de vos femmes et de vos enfants ? »

Elle se tut et observa l’effet de ses paroles sur son interlocuteur. À sa façon de garder la tête baissée, comme un enfant pris en faute, elle sut qu’elle avait gagné la partie. Elle se dit alors qu’elle avait définitivement vaincu Mâa et ses voyantes qu’elle avait combattues pendant plus de soixante années ADVL.

Mâa, sa propre sœur de sang.

 

Trente minutes plus tard, les techniciens, commandés par War’n (Riq n’avait pas eu le cœur de participer à la mise à mort de l’El Guazer) déclenchèrent la fonction K et rejoignirent les familles qui avaient pris place à bord des navettes terrestres.