WHU PHAN-LI s’essuya le front d’un revers de main. Cela faisait près de trois jours qu’il marchait et il n’avait pris aucun temps de repos. La lanière de la bouteille métallique lui meurtrissait l’épaule. L’étoile double Marij-Hurij décochait ses flèches incendiaires sur le Sixième Anneau. Le disque ocre de Sbarao occupait un bon tiers de la voûte céleste. Les courbes concentriques des anneaux intérieurs et extérieurs, recouverts d’un gris argentin, se confondaient dans le lointain. Par chance, les vents sulfureux, qui avaient soufflé sans discontinuer pendant six jours, étaient tombés et Whu n’avait pas été obligé d’utiliser son masque d’appoint et de puiser dans ses réserves d’oxygène.
Il avait parcouru à pied les deux cents kilomètres qui séparaient les monts Pïaï de l’ancien bastion rebelle qui servait de siège au réseau de Jankl Nanupha. Le sac de toile et la gourde de peau que lui avait remis Katiaj, l’Himâ du village abrazz, étaient pratiquement vides. Il avait épuisé ses provisions d’eau, de pain et de galettes de légumes séchés et salés. Il entendit les grondements caractéristiques des camions à propulsion nucléaire dans le lointain. Le réseau n’avait pas interrompu ses activités pendant son absence. Pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Jankl Nanupha, le cap, ne poussait pas le sens de l’amitié jusqu’à suspendre les razzias parce que son successeur désigné, son fils spirituel, avait disparu. Whu en fut déçu et se reprocha aussitôt son ressentiment : pouvait-on s’attendre à autre chose de la part d’un homme qui avait consacré l’essentiel de son existence au trafic d’enfants ?
Il aperçut les crêtes découpées des hautes cheminées des sources. Après avoir craché leurs ultimes panaches de gaz soufrés, elles s’étaient provisoirement éteintes, mettant un terme à la saison de ciel jaune. Il entrevit également le mur d’enceinte du bastion, accroché à flanc de colline, et les silhouettes des sentinelles disposées à intervalles réguliers sur le chemin de ronde. Des camions soulevaient d’épaisses nues sur la route poussiéreuse qui jaillissait du portail grand ouvert comme une langue monstrueuse et figée. Les formes tremblaient dans les effluves de chaleur et les rayons étincelants de Marij-Hurij se réfléchissaient sur les vitres, les phares et les grillages des cages.
La razzia prendrait probablement pour cible un village proche, car les tireurs étaient déjà embusqués sur les toits, les singes accrochés aux hayons et les cams installés sur les plates-formes arrière des cabines. Les grondements allaient s’amplifiant dans l’air assaini de la saison de ciel blanc.
Whu Phan-Li s’arrêta et contempla la colonne de véhicules qui s’élançait en direction des plaines de Gzida. Cela ne faisait pas une semaine locale que le cap lui avait demandé de diriger la razzia sur les Abrazz mais, bien que les circonstances le contraignissent à revenir sur les lieux de ses forfaits et à exhumer des souvenirs douloureux, les vingt années passées au service de Jankl Nanupha lui semblaient relever d’un lointain passé, d’une existence oubliée.
Les seuls déremats du Sixième Anneau qui ne fussent pas contrôlés par les forces impériales étaient ceux du réseau.
Les blessures de sa jambe s’étaient rapidement cicatrisées. Katiaj avait elle-même retiré, à l’aide d’une pince métallique extrêmement fine et rougie au feu, les billes de plomb fichées dans sa chair et dans ses os. Comme les Abrazz ne disposaient pas de produit anesthésiant, elle avait inséré un chiffon imbibé d’alcool entre les dents du blessé. La douleur avait été tellement vive qu’il avait perdu connaissance à plusieurs reprises. L’Himâ avait ensuite étalé un onguent cicatrisant sur ses plaies, lui avait passé une éponge végétale sur tout le corps et l’avait massé avec une huile parfumée.
Le lendemain, après une nuit de sommeil agitée, il avait pu se lever et esquisser quelques pas sans ressentir de gêne. En revanche, son âme avait continué de saigner et il avait fallu toute la persuasion de Katiaj pour l’empêcher de commettre un geste irréparable. Pendant trois jours et trois nuits, elle était restée en permanence à ses côtés, autant pour le surveiller que pour le convaincre de l’importance de son rôle. Il s’était d’abord refusé à l’écouter, parce qu’il s’était installé avec complaisance dans la médiocrité de son existence et qu’il ne voulait pas renouer avec un enseignement dont il s’était lui-même exclu. Puis, de guerre lasse, il s’était assis sur le lit en position de veille quiète, avait descendu sa respiration dans le bas-ventre, s’était laissé porter par le fleuve de ses pensées et s’était totalement immergé dans le lac de Xui. Là, face à sa réalité ultime, il avait pris conscience que les paroles de l’Himâ des Abrazz n’étaient que l’expression de la vérité : il n’avait pas participé à la bataille de Houhatte parce qu’il était destiné à reprendre le flambeau de l’Ordre absourate et à préparer l’avènement d’un monde nouveau. Cependant, son mental avait refusé l’évidence et il avait fallu l’offrande suprême de Katiaj pour qu’il se réconcilie enfin avec lui-même. Elle lui avait fait le don de la compassion, de la force et de la clairvoyance. Pendant que les tempêtes de soufre faisaient rage, ils s’étaient aimés durant trois jours et trois nuits, n’interrompant leur étreinte que pour s’alimenter ou se désaltérer, jusqu’au moment où une vision claire s’était imposée à Whu et lui avait commandé de se mettre en route. Il n’avait pas eu besoin d’en faire part à l’Himâ. Elle avait souri tristement, s’était levée et, sans dire un mot ni prendre le temps de se rhabiller, avait rempli d’eau une gourde de peau et glissé des galettes séchées dans un sac de toile. Whu avait contemplé une dernière fois ce corps cuivré qui lui avait procuré bien davantage que du plaisir. Il avait remarqué que des iris sombres se dessinaient dans les yeux de la jeune femme, comme si elle avait perdu son regard de voyante en même temps que sa virginité. Elle lui avait apporté des vêtements traditionnels abrazz, un pantalon bouffant resserré aux chevilles, une tunique sans manches et un bonnet de coton. Il s’était habillé, avait pris le sac et la gourde qu’elle lui avait tendus, avait récupéré son masque et sa bouteille d’oxygène puis, après un ultime baiser, était sorti dans la rue principale du village, inondée de lumière et saupoudrée d’une épaisse couche de soufre. Il ne s’était pas retourné, mais il lui avait semblé entendre les sanglots de Katiaj sur le pas de sa porte. Les Abrazz qui vaquaient à leurs occupations dans les venelles et sous les auvents déchirés lui avaient jeté des regards intrigués. Comme ils avaient détruit les camions, ces symboles haïssables de la férocité des loups de Nanupha, il n’avait pas eu d’autre choix que de faire le trajet à pied.
Il n’avait cessé de penser à Katiaj tout au long de son long et monotone voyage. L’odeur épicée de son corps l’avait enveloppé comme une ombre. Il avait pris conscience qu’il l’aimait et repoussé avec l’énergie du désespoir la tentation de rebrousser chemin, se raccrochant à l’idée qu’ils étaient liés pour l’éternité, qu’il reviendrait vivre avec elle lorsqu’il aurait accompli sa destinée. Il avait croisé des moufliettes sauvages qui, curieusement, comme si elles savaient qu’elles n’avaient rien à craindre de lui, ne s’étaient pas enfuies à son approche.
Sa vision était revenue le visiter à plusieurs reprises. Elle lui avait montré un immense bâtiment flanqué de sept tours, un enfant, deux hommes entièrement vêtus de blanc et des corps allongés dans des sarcophages transparents. Il ignorait où se trouvait cet édifice mais il pensait trouver l’information à l’intérieur d’un fichier de la mémothèque de Jankl Nanupha. Le cap se vantait en effet de connaître tous les styles d’architecture et possédait de nombreux fichiers amovibles sur le sujet, en particulier sur les monuments classés de l’Ang’empire. En revanche Whu n’avait pas établi les relations entre cette bâtisse, ces personnages et lui-même, et il ne devrait pas compter sur le programmateur du mémodisque central pour l’informer de ce qu’il était censé faire une fois qu’il se serait rematérialisé sur les lieux de sa vision. Pour l’instant, il n’avait pas d’autre choix que de se laisser guider par son intuition, de marcher sur ce sentier intime, secret, qui finirait sûrement par déboucher quelque part.
La brise dispersa la poussière soulevée par les camions. La chaleur, torride, transperçait les vêtements légers de Whu. À l’aide de son bonnet de coton, il s’essuya le crâne recouvert d’un gazon naissant de cheveux drus. Il revendiquait de nouveau son statut de chevalier absourate et ne ressentait plus le besoin de se raser la tête pour dissimuler sa tonsure perpétuelle. La sueur lui plaquait le tissu de sa tunique et de son pantalon sur le corps. La fatigue de ces trois jours de marche forcée, harassante, s’instillait en lui comme un lent poison.
Il parcourut les cinq cents mètres qui le séparaient du mur d’enceinte. Les silhouettes des sentinelles se découpaient sur le fond de terre brûlée de la colline. Il les vit se regrouper et braquer sur lui leur ondemort à canon long. Il écarta les bras pour montrer qu’il n’était pas armé et continua d’avancer d’un pas tranquille. Il avait compté sur le respect et la crainte qu’il inspirait aux membres du réseau pour franchir sans encombre les différents barrages dressés par les gardes de faction. Il lui faudrait mettre à profit l’effet de surprise et l’indécision que provoquerait sa réapparition pour gagner immédiatement le sous-sol où étaient installés la mémothèque et les déremats.
« C’est Cri-mort ! hurla une sentinelle.
— Cri-mort ! » répétèrent plus de vingt voix en écho.
Les canons des ondemorts se relevèrent et Whu pénétra sans difficulté dans la cour intérieure du bastion. Des hommes vêtus d’uniformes kaki ou de bleus de travail jaillirent de porches, de portes, de différentes zones d’ombre, l’entourèrent et le pressèrent de questions. Il ne décela aucune animosité de leur part, seulement une curiosité exacerbée par la disparition des deux camions de son équipe. Il leur expliqua qu’ils avaient été surpris par une subite tempête de soufre, que les deux véhicules étaient tombés dans une faille, qu’il avait été éjecté de la plate-forme et qu’il avait réussi à éviter la chute fatale en se raccrochant aux branches d’un arbuste.
« Et ces vêtements ? Qui te les a donnés ?
— Les Abrazz qui m’ont recueilli et soigné.
— Les Abrazz ? Ils sont plutôt du genre à nous égorger !
— Comment auraient-ils pu savoir que j’appartenais au réseau ? Je leur ai fait croire que j’étais un commerçant ambulant surpris par la tempête…»
De leur côté ils lui apprirent que les dix-huit autres camions de la razzia sur les Abrazz étaient rentrés à bon port, chargés chacun de six ou sept prises d’excellente qualité.
« Mais ça n’a pas rendu sa bonne humeur au cap !
— C’est de revoir son cher Cri-mort qui le ramènera à de meilleurs sentiments ! »
Whu jeta un regard assassin au mécanicien qui venait de prononcer ces mots, non pas que l’allusion l’eût blessé, mais il sautait sur ce prétexte pour rétablir son autorité sur eux. De fait ils conservèrent un mutisme prudent, baissèrent la tête et s’écartèrent pour le laisser passer. Il contourna des camions stationnés au-dessus de fosses de réparation et s’engouffra dans le vestibule du bâtiment central, plongé dans la pénombre. Trois veilleurs bondirent de leur siège en osier et fondirent sur lui comme des vautours des monts Pïaï sur une charogne. Le canon froid d’un ondemort lui caressa la nuque. Il se figea sur place, les bras et les jambes écartés. Des mains moites lui arrachèrent son masque, sa bouteille, son sac de toile et lui palpèrent le torse et le bassin.
« Baisse ton pantalon ! ricana l’un d’eux. Nous avons reçu la consigne de sonder les gnouls dans les grandes profondeurs !
— Je ne sais pas pourquoi les sentinelles t’ont laissé passer mais je te promets que tu vas le regretter ! » ajouta un autre.
Trompés par ses vêtements, ils le prenaient pour un autochtone. Ils faisaient preuve en la circonstance d’une stupidité sans bornes car un natif des Anneaux, protégé par son soufre-douleur, ne se serait jamais encombré d’une bouteille d’oxygène et d’un masque respiratoire d’appoint. Whu comprit qu’il avait affaire à de nouvelles recrues, des novices qui ne pouvaient pas le reconnaître tout simplement parce qu’ils ne l’avaient jamais vu. La règle voulait que les débutants soient affectés à la surveillance du bastion pendant les razzias. Leurs sarcasmes, leurs gloussements présageaient d’une fouille corporelle particulièrement perverse. Ce visiteur leur offrait une excellente opportunité de se venger de la frustration dans laquelle les plongeait leur immobilité forcée.
« Baisse ton pantalon, sale gnoul ! »
Whu descendit sa respiration dans le bas-ventre. Il estimait que le recours au cri de mort lui coûterait moins d’énergie qu’une fastidieuse tentative de justification de son identité. Il sentit des flots de chaleur intense converger vers le point de confluence du Xui, situé entre le nombril et le pubis.
Les gardes continuaient de se rengorger, forts de la supériorité que leur conféraient le nombre et les armes, mais l’attitude déroutante du visiteur éveillait en eux un inexplicable sentiment de peur. Le subtil grésillement des sphères volantes de climatisation prenait une résonance insolite, inquiétante, dans le silence tendu qui retombait sur le vestibule.
« Obéis, gnoul, ou je te brûle la cervelle ! »
Whu continua d’emmagasiner le Xui. Bien qu’il leur tournât le dos, il ne perdait rien des déplacements des veilleurs, comme si sa vision, une représentation intérieure plutôt qu’une simple perception sensorielle, englobait l’ensemble de la pièce. Il ne distinguait pas seulement leurs mouvements physiques mais également leurs intentions. Il gardait toujours un temps d’avance sur eux en se glissant dans cette nanoseconde qui séparait la décision de l’action. Hésitants, les trois hommes se consultèrent du regard.
Whu exploita instantanément ce moment de flottement. Il fit un pas sur le côté pour se sortir de la ligne de tir de l’ondemort, se retourna et injecta toute la puissance du Xui dans son cri. Deux de ses adversaires, foudroyés par l’impact, s’effondrèrent, l’un sur les carreaux de terre cuite et l’autre sur une table de bois. Les yeux agrandis d’effroi, le troisième lâcha son ondemort et se protégea instinctivement le plexus solaire de ses mains. L’effroyable vibration qui était sortie de la bouche du visiteur s’était enfoncée comme une lame chauffée à blanc dans sa poitrine, le dépouillant de toute volonté. Choqué, pétrifié, il n’eut pas d’autre ressource que de se laisser choir sur un fauteuil et d’attendre la mort avec résignation.
Whu ne jugea pas nécessaire de l’achever. Il se dirigea vers la porte à double battant du bureau de Jankl Nanupha. Des bruits de pas et de voix retentirent dans la cage de l’escalier tournant qui menait aux étages supérieurs. Alertés par le vacarme, croyant que le bâtiment faisait l’objet d’une attaque organisée, les permanents de l’administration du réseau accouraient pour prêter main-forte aux trois veilleurs.
Le code de la serrure n’ayant pas été enclenché, Whu entra sans opposition dans le bureau. Il se demanda fugitivement si Jankl Nanupha était parti en expédition avec ses hommes, perspective qui lui avait paru évidente jusqu’à présent. Il referma la porte derrière lui et pressa le bouton de commande du code. Les loquets de sécurité coulissèrent sur leurs traverses dans une succession de crissements aigus. Les sphères de climatisation, rassemblées dans un coin de la pièce, se répandirent sous le plafond comme poussées par un brusque courant d’air. Une odeur de tabac froid flânait dans la pièce. Il fit le tour du meuble de bois précieux qui servait de bureau à Jankl puis, espérant que le cap n’avait pas modifié la combinaison pendant son absence, poussa la boîte de cigarettes endorphiniques et saisit une série de chiffres sur le clavier intégré. Au bout de quelques secondes, le plancher s’escamota sous une baie vitrée et découvrit la bouche circulaire d’un tube gravitationnel. Des coups sourds ébranlèrent la porte d’entrée. Whu calcula qu’il faudrait environ cinq minutes à ses poursuivants pour venir à bout du système de verrouillage ou des vitres blindées des baies. Ce répit risquait d’être insuffisant pour lui permettre de rechercher le bâtiment de sa vision dans les fichiers thématiques du cap, de s’installer dans un déremat et de procéder au transfert.
Il programma l’occlusion automatique du volet et sauta sur la plate-forme montante avant même qu’elle ne se fût stabilisée à hauteur du plancher. Elle entama sa descente après une série d’oscillations de forte amplitude et se posa sur le béton du sous-sol au bout d’une vingtaine de secondes qui parurent interminables à Whu. À l’extrémité supérieure du tube, le volet se referma et occulta la lumière du jour. Des bulles flottantes sensitives s’allumèrent et découvrirent une immense salle voûtée et hérissée de piliers. Les déremats, d’antiques machines noires et rondes de plus de quatre mètres de hauteur dont le sas d’accès était bizarrement placé au sommet, étaient alignés contre un mur. La peinture des barreaux des échelles d’accès, usées par les innombrables passages, s’était écaillée et laissait entrevoir le minium d’origine. Les clients indiquaient les coordonnées exactes de l’endroit où ils souhaitaient recevoir leur livraison et, après qu’ils s’étaient acquittés du montant requis par un versement bancaire interstellaire, le réseau procédait au transfert du garçon ou de la fillette commandés et préalablement drogués. On pouvait programmer ces déremats de deux manières, soit en utilisant une console extérieure reliée au mémodisque central, soit en se servant directement du clavier de la cabine de transfert.
Whu se dirigea vers une tour métallique de deux mètres de hauteur et criblée de fentes de lecture. L’épaisseur des murs et du plafond générait une isolation acoustique parfaite et plongeait le sous-sol dans un silence profond, seulement troublé par le ronronnement du ventilateur interne du mémodisque. Des émulsions neutres, grises, emplissaient une bulle-écran holo fixée au-dessus d’une fosse de projection et environnée de touches scintillantes serties dans le montant de la tour.
Whu se pencha et ouvrit le tiroir où étaient rangés les fichiers thématiques de Jankl. Il lui fallut deux minutes pour trouver le disque consacré aux monuments classés de l’Ang’empire. Il l’inséra dans une fente de lecture, espérant que le bâtiment de sa vision faisait partie de la sélection. Des hologrammes s’élevèrent du socle de projection, des lettres en relief s’inscrivirent sur la paroi de la bulle et lui soumirent plusieurs choix : préhistoire spatiale, ère première, âge médian, époque moderne, Ang’empire. Bien qu’il n’eût aucune connaissance particulière dans le domaine de l’architecture, il opta pour l’ère première, car le bâtiment de sa vision, en dépit de son ancienneté apparente, semblait plus récent que le monastère absourate qui datait, si ses souvenirs ne le trompaient pas, de la préhistoire spatiale. Il pressa une touche pour valider son choix. Le mémodisque lui proposa une sélection entre Syracusa, Marquinat et l’amas stellaire de Néorop, les seuls mondes où l’on recensait des édifices datant de cette période, comprise entre l’an 2500 et l’an 4500 du calendrier de la Confédération de Naflin.
Des bruits de crissement et de chuintement lacérèrent le silence. Les poursuivants étaient parvenus à forcer l’entrée du bureau, à déclencher l’ouverture du volet du tube gravitationnel. Un rai de lumière diurne dessina une flaque claire sur le béton fendillé. Whu se décida pour Syracusa. Un premier édifice apparut en réduction holographique à l’intérieur de la bulle-écran. Le chevalier ne le reconnut pas bien qu’il présentât des similitudes avec le bâtiment de sa vision. Une voix synthétique s’éleva du haut-parleur intégré.
« Le palais seigneurial de Vénicia, la capitale de Syracusa. Bâti en l’an 2780 de l’ère primaire par le roi Odek VII, il fut réquisitionné par le Comité planétaire à l’issue de la révolution du Soleil de Sang et enfin récupéré et restauré par Mikeli, premier seigneur de la dynastie Ang, à la fin des guerres artibaniques…»
Whu appuya d’un geste rageur sur la barre de défilement. Il perçut le frôlement caractéristique de la plate-forme qui commençait à s’élever et dont la tranche circulaire, gainée de caoutchouc, effleurait la paroi lisse du tube. Il refoula la panique qui le gagnait et s’efforça de maîtriser sa respiration ventrale, de garder le contact avec le Xui. En dépit de la fraîcheur du sous-sol, il transpirait à grosses gouttes. Les émulsions lumineuses de la bulle-écran restèrent une seconde en suspension avant de reconstituer un monument flanqué de sept tours que, cette fois, Whu identifia sans l’ombre d’une hésitation.
« Le palais épiscopal de Vénicia, la capitale de Syracusa, reprit la voix synthétique. Siège de l’Église du Kreuz, construit en l’an 4169 par le muffi Xapharel le Premier, son architecture, révélatrice de la fin de l’ère primaire, préfigure le classicisme austère de l’âge médian. Toutefois, les tours…»
Whu mémorisa les coordonnées de transfert, incrustées sur la paroi de la bulle-écran, et se rendit en quelques bonds près du premier déremat. La plate-forme n’avait pas encore atteint la bouche supérieure du tube et il avait largement le temps de programmer son voyage. Il espéra que l’appareil aurait un rayon d’action suffisamment puissant pour l’expédier sur la planète impériale sans le secours de relais intermédiaires. Au moment où il posait le pied sur le premier barreau de l’échelle d’embarquement, il huma une vague odeur de tabac rouge.
« Eh bien, Cri-mort, tu me quittes sans me dire au revoir ? »
Whu n’eut pas besoin de se retourner pour identifier cette voix grave. Jankl Nanupha avait surgi d’un recoin du sous-sol et s’avançait vers lui. Les rayons de la bulle flottante sensitive qui le survolait se réfléchissaient sur sa chevelure huilée et soulignaient l’aspect grêlé de sa peau. Un rictus déformait ses lèvres brunes et craquelées, dévoilait ses dents rosies par l’abus de tabac. Ses yeux profondément renfoncés sous ses arcades saillantes lançaient des éclats colériques. Il avait gardé les mains dans les poches de sa veste blanche, mais, aux déformations révélatrices de l’étoffe, Whu devina qu’il maintenait un ou deux ondemorts braqués dans sa direction.
« Je te croyais mort et, comme tu vois, je n’avais pas fini mon deuil, poursuivit le cap. Je n’avais plus le cœur à participer aux razzias, je me réfugiais dans le sous-sol pour cacher mon chagrin…
— En ce cas vous devez vous réjouir de me savoir en vie ! » avança Whu avec un sourire.
Jankl jeta un coup d’œil sur la bulle-écran où se succédaient des vues tridimensionnelles des détails architecturaux du palais épiscopal de Vénicia.
« Je me serais réjoui de savoir en vie le Cri-mort que je connaissais, l’homme à qui j’avais donné ma confiance, reprit Jankl, obligé de parler fort, de crier presque pour dominer la voix de synthèse qui continuait de débiter son commentaire. Je me serais réjoui de savoir en vie celui que je considérais comme mon fils, mais l’homme qui se tient devant moi n’est pas mon fils, ni même mon ami… Il s’appelle Whu Phan-Li et vient des lointains mondes du Levantin. Ancien chevalier absourate, il n’a jamais accepté la défaite de l’Ordre. Il croit encore que les techniques du Xui, huit fois millénaires, peuvent infléchir le cours inexorable du destin et, d’après ce que je vois et j’entends, il compte se rendre sur Syracusa. À moins qu’il ne se soit pris d’une soudaine passion pour l’architecture, ce dont je doute fort… Ce Whu Phan-Li oublie un petit détail : il a des comptes à me rendre au sujet de deux camions et de vingt hommes disparus…»
La plate-forme atterrit silencieusement et les quatre hommes qu’elle avait transportés, armés d’ondemorts à canon long, se déployèrent entre les piliers du sous-sol. Comme cela s’était passé quelques minutes plus tôt dans le vestibule, Whu perçut l’infime décalage séparant les pensées et les actions du cap, la crispation de ses index sur la détente des ondemorts enfouis dans ses poches.
« Nous avons été pris dans une tempête de soufre au beau milieu d’un village. Nous avons été obligés de nous arrêter. Les Abrazz nous sont tombés dessus et ne nous ont laissé aucune chance. »
La bouche de Jankl s’étira en une moue dubitative.
« Comment se fait-il que tu sois encore en vie ?
— J’ai été blessé à la jambe par une décharge de plomb et recueilli par une Himâ. Elle a ordonné aux villageois de m’épargner. »
Tout en parlant, Whu ne perdait aucun mouvement des ombres silencieuses qui se répartissaient sur toute la largeur du sous-sol. Il avait l’impression qu’elles se déplaçaient à l’intérieur de lui.
« Pour quelle raison t’aurait-elle gracié ? Ces satanées voyantes nous vouent une haine farouche.
— Elle a vu en moi l’un des douze piliers du temple des prophéties abrazz. »
Un rire caverneux s’échappa de la gorge du cap.
« Et tu t’es empressé de la croire, n’est-ce pas ? Sa vision a remis Whu Phan-Li, le chevalier déchu, sur le chemin de sa rédemption ! Que tu sois tombé amoureux de cette femelle à demi sauvage, passe encore, mais qu’elle t’ait poussé à me trahir…
— Je n’ai jamais eu l’intention de vous trahir, Jankl. J’ai consacré vingt ans au service du réseau et le temps est venu pour moi de vous quitter.
— Si tu pars, Whu, je raserai le village de cette Himâ et j’ordonnerai à chacun de mes hommes de lui passer sur le corps ! Après le traitement qu’ils lui feront subir, tu n’en voudras même pas comme esclave. »
Whu comprit que le cap cherchait à le provoquer, à lui fournir un prétexte pour l’abattre. À froid, il ne parvenait pas à prendre la décision de presser la détente de ses armes.
« Vous n’en ferez rien, cap : vous êtes un homme d’affaires, un ancien compagnon du seigneur Dons Asmussa, pas un assassin ni un violeur…»
Après avoir prononcé ces quelques mots, Whu pivota sur lui-même et entama l’escalade de l’échelle d’accès à la cabine du déremat. Pendant une poignée de secondes, seule la voix synthétique du mémodisque central rompit le silence.
« La tour muffiale a été rajoutée au corps principal en l’année 5114, au début de l’âge médian. Sa construction fut décidée par le muffi Barrofill le Sixième lors du conclave de cembrius 5109…
— Je ne te tuerai pas, Cri-mort, mais je peux demander à mes hommes de le faire à ma place ! » cria Jankl Nanupha.
Whu discerna les cliquetis caractéristiques des crans de sûreté des ondemorts. Les hommes, regroupés derrière leur cap, guettaient le moindre signe de sa part pour cribler l’ancien second de rayons à haute densité. La manière dont il avait tué les deux veilleurs de l’entrée et paralysé le troisième les avait révulsés, et c’était avec joie qu’ils l’exécuteraient, qu’ils se vengeraient de la terreur que ses facultés suprahumaines, son cri de mort en particulier, leur avaient toujours inspirée. Il constituait une cible d’autant plus facile que ses gestes étaient exagérément lents, comme effectués au ralenti.
« Cependant, ce qui fait la plus grande originalité du palais épiscopal de Vénicia, c’est sa structure générale alvéolaire, dite apiculaire. Les pierres de taille ne sont pas ici simplement posées l’une sur l’autre mais agencées de manière à former des cavités centrales…»
Les muscles du dos de Whu s’étaient instinctivement contractés mais il s’évertua à grimper l’échelle barreau après barreau, à éviter tout mouvement brusque qui eût trahi de la peur ou de la fébrilité. De même il prit tout son temps pour déverrouiller le hublot, un renflement de verre et d’acier qu’il libéra de ses loqueteaux et maintint à la verticale. Malgré l’envie qui l’en pressait, il ne commit pas l’erreur de lancer un coup d’œil par-dessus son épaule, car il savait que c’était ce dernier regard qu’attendait Jankl pour ordonner à ses hommes de faire feu.
Il engagea les jambes et les hanches dans le conduit intérieur de la machine.
« Que le Xui te protège, Cri-mort ! » cria le cap d’une voix brisée de tristesse.
Whu rabattit le hublot sur sa tête et s’engouffra tout entier dans la cabine de transfert. Les lumières du tableau de bord s’allumèrent automatiquement. Il s’allongea sur la banquette et enroula les sangles de vérification cellulaire autour de son avant-bras gauche. Au bout d’une minute, les instructions lumineuses s’affichèrent sur la demi-bulle enchâssée dans le plafond capitonné. Il saisit les coordonnées de rematérialisation sur l’antique clavier à touches rondes et cuivrées placé sous l’écran. Le déremat lui demanda de patienter quelques instants, le temps de procéder à la saisie et à la vérification cellulaire. Il craignit que le cap ne mette ce délai à profit pour changer d’avis et ne décide de couper les circuits extérieurs d’énergie magnétique. L’attente se prolongea, interminable. La température avait grimpé de plusieurs degrés. Il commençait à mijoter dans sa sueur. Il discernait des bruits confus dans le lointain, sans réussir à déterminer s’ils étaient le fait des membres du réseau ou de la machine qui se préparait au transfert.
Vérification terminée. Vérification terminée. Les coordonnées de rematérialisation que vous avez saisies concernent une zone protégée et font l’objet d’une interdiction formelle. Coordonnées de remplacement imposées : 12 SYR 89 VÉN 02 MP. Dématérialisation dans trente secondes. Transfert direct sur Syracusa. Date et heure locales d’arrivée : 11 de cestius 20, calendrier de l’Ang’empire, 16 heures du deuxième jour. Température : 29 degrés centigrades, humidité 23 pour cent. Monnaie locale : unité standard. Étoile d’arrivée : Soleil Saphyr. Langue usuelle : nafle (ou impériang). Religion officielle : kreuzianisme. Port du colancor vivement conseillé. Transfert dans quinze secondes. Veuillez rester allongé sur la banquette. Transfert dans cinq secondes. Veuillez rester allongé sur la banquette.
La lumière verdâtre qui baigna la cabine rappela à Whu sa dernière dématérialisation. Elle avait eu lieu une vingtaine d’années plus tôt, entre le Quatrième et le Sixième Anneau. Il avait aidé les Annelés rebelles dans leur guerre désespérée contre les armées de l’Ang’empire puis, recruté par le réseau de Jankl Nanupha, il avait renoncé à ses aspirations chevaleresques. Il avait dormi pendant vingt ans et c’était Katiaj, la belle Himâ des Abrazz, qui lui avait donné le baiser de l’éveil.
Katiaj, son âme sœur…
Transfert.
Il y eut un grésillement, un éclair aveuglant, puis il eut l’impression d’être désintégré et aspiré par des milliards de bouches.
*
Recroquevillé sur le carrelage lisse et froid, Whu distingua des ombres menaçantes autour de lui mais, aux prises avec une terrible migraine, il demeura incapable de se relever. Il souffrait de l’effet corrigé Gloson, le mal traditionnel des transferts par déremat. Il avait oublié les inconvénients des voyages au cours de ses vingt années de séjour sur le Six, ce décalage sournois entre l’esprit et le corps, cette impression désagréable de ne pas avoir complètement réintégré son enveloppe organique, cette sensation persistante de nausée… Il lui faudrait presque une heure pour recouvrer l’ensemble de ses facultés mentales et physiques.
Il avait repris conscience dans une pièce plongée dans la pénombre. Sa soudaine apparition avait provoqué une certaine confusion s’il en jugeait par les cris et les mouvements désordonnés des silhouettes grises et blanches qui grouillaient autour de lui. Il se souvenait que le déremat n’avait pas pu l’expédier à l’intérieur du palais épiscopal, dont les coordonnées de transfert faisaient l’objet d’une interdiction formelle. Bien qu’il ne sût pas dans quel endroit il s’était rematérialisé, une petite voix intérieure, alarmiste, lui soufflait qu’il s’était fourvoyé dans un drôle de guêpier.
Une conversation anodine entre deux techniciens du réseau lui revint en mémoire. Occupé à installer des marchandhommes dans les cabines des déremats, il n’y avait prêté qu’une attention distraite sur le moment. Au milieu de considérations techniques dont il n’avait pas saisi un traître mot, ils avaient évoqué le renforcement du contrôle central de l’interlice et le remplacement systématique des coordonnées frappées d’interdiction formelle par les coordonnées des postes d’interlice ou des quartiers des mercenaires de Pritiv les plus proches.
« De cette manière, tout individu qui se rematérialise chez les flics se dénonce lui-même. On sait qu’il a voulu se rendre dans un endroit interdit et il est mûr pour une inquisition mentale.
— Leur système est vraiment au point : les opposants politiques à l’Ang’empire n’ont plus la possibilité de s’introduire dans les sites stratégiques pour y perpétrer des attentats. À moins qu’on puisse déprogrammer les mémodisques locaux…
— Impossible ! J’ai déjà essayé et je n’ai pas pu franchir le barrage dressé par les mémodisques centraux des compagnies, contrôlés par l’interlice…»
Whu comprit alors qu’il avait été pris dans les mailles de l’invisible filet tendu par les forces impériales. Il s’était rematérialisé dans un repaire de mercenaires de Pritiv. Ces taches grises et blanches étaient celles des uniformes et des masques des ennemis ancestraux de l’Ordre absourate. Il tenta encore une fois de se relever mais ne parvint qu’à redresser péniblement le torse. Il s’aperçut qu’une dizaine de mercenaires l’entouraient et que la manche retroussée de leur combinaison dévoilait les rails de lance-disques greffés dans la peau de leur avant-bras. Des crissements métalliques ponctuèrent ses tentatives maladroites de se camper sur ses jambes.
Ses yeux s’accoutumèrent progressivement à la pénombre. Éclairée par des rayons de lumière bleue tombant de minuscules lucarnes, la vaste pièce lui rappela les salles de cours du monastère de Selp Dik, dont elle possédait l’aspect fonctionnel et austère. Elle n’était meublée que d’une table et d’une étroite banquette de bois qui longeait trois murs sur quatre, peints de blanc et ornés d’armes anciennes, lances, épées, sabres, boucliers, disposées en étoile. L’espace de quelques secondes, Whu crut entendre le grondement de l’océan des Fées d’Albar, les piaillements des mouettes et des fous.
Des semelles ferrées claquèrent sur les carreaux de vieux marbre. Un homme entièrement vêtu de noir, un ovate, un officier du Pritiv, fendit les rangs des mercenaires, s’avança vers lui et lui décocha un violent coup de pied dans les côtes. Une douleur aiguë lui transperça la cage thoracique et abandonna un goût de sang dans sa gorge. Il ne parvenait pas encore à s’imprégner de la réalité de cette scène. Il ne chercha pas à résister, il se recroquevilla en chien de fusil, les genoux contre le menton, les bras le long du corps et, malgré la souffrance, il s’évertua à descendre sa respiration dans le bas-ventre.
« Il va falloir que tu te remettes rapidement de l’effet Gloson ! fit une voix déformée par la cavité buccale du masque. Nous avons besoin de savoir pourquoi tu voulais t’introduire dans le palais épiscopal…»
Whu sentait sur son crâne la légère pression de son bonnet de coton abrazz. Il devait à tout prix gagner du temps pour se reconnecter avec le Xui, avec l’énergie fondamentale. Il laissa échapper de sa bouche entrouverte un gémissement assourdi et s’appliqua simultanément à rétablir le calme intérieur.
La pointe de la botte le frappa de nouveau entre les deux omoplates. Il décida d’ignorer la douleur, comme lors des exercices au monastère de Selp Dik où les instructeurs obligeaient les novices à conserver pendant des heures la posture dite du cavalier d’airain. L’orgueil avait poussé Whu Phan-Li à tenir plus longtemps que ses condisciples, jusqu’à ce que ses jambes tremblantes ne puissent plus le soutenir, jusqu’à ce que ses genoux s’entrechoquent, que ses cuisses tétanisées, brûlées, se dérobent sous lui et qu’il s’effondre, en larmes, sur le sable humide de la grève. Il avait remarqué qu’il résistait mieux lorsqu’il cessait de nourrir la douleur de ses pensées.
« Relève-toi, sale terroriste ! »
L’ovate lança sa jambe avec tant de force qu’après avoir percuté les vertèbres lombaires du chevalier, son pied lui heurta la base du crâne et emporta son bonnet de coton.
« Debout ! Tu dois être traduit d’urgence devant le tribunal permanent de la sainte Inquisition ! »
Enroulé autour du point de confluence du Xui, Whu renouait progressivement avec son énergie vitale et sa lucidité. Il était de nouveau relié à lui-même, relié à l’amour de Katiaj, relié à ses adversaires. Son esprit s’élargissait sans cesse, englobait les mercenaires de Pritiv, la table, la banquette, les murs. Comme devant les trois veilleurs du vestibule du bastion, comme devant Jankl Nanupha, il avait accès à d’autres données de l’espace et du temps, il se glissait dans les intentions de l’ovate et de ses hommes, il devinait leurs résolutions avant même qu’ils n’aient eu le temps de les accomplir ou de les exprimer.
« Regardez le sommet de son crâne, ovate ! dit un homme. On dirait une tonsure perpétuelle…»
L’ovate s’accroupit à côté de Whu, lui empoigna les oreilles et lui tourna la tête pour observer la tonsure, pratiquée au cours de la cérémonie d’intronisation et pérennisée par l’onguent des lunes.
« C’est probablement une calvitie naturelle, marmonna l’officier de Pritiv. Il ne reste plus un chevalier absourate : le dernier que l’on ait recensé est un dénommé Jacq Asquin. Des paysans de Nouhenneland l’ont capturé pendant son sommeil, l’ont exposé sur la place du village et l’ont dépecé morceau par morceau. »
Le mercenaire se détacha du groupe et désigna le cercle lisse de cinq ou six centimètres de diamètre qui se découpait dans le gazon ras et dru de Whu.
« Faites excuse, ovate, mais j’ai combattu de nombreux chevaliers et je sais faire la différence entre une calvitie et une tonsure perpétuelle. Le pourtour d’une calvitie naturelle n’est pas marqué de façon aussi nette. Observez également la couleur de ce petit rond de peau : il tire sur le jaune, un peu comme s’il avait été passé à la cire… Une pigmentation permanente provoquée par l’onguent des lunes. »
L’ovate laissa retomber la tête de Whu et se redressa aussi vivement qu’un serpent dont le nid est menacé par un intrus.
« Il reste encore de ces maudits chevaliers ! siffla-t-il d’une voix gonflée de fureur.
— Il n’est probablement pas le dernier, ovate. Des milliers d’entre eux étaient disséminés sur les mondes colonisés avant la bataille de Houhatte. Certains n’ont pas reçu l’ordre de convocation – ou l’ont reçu trop tard – et ils n’ont pas pu regagner Selp Dik. Comme ils sont dispersés, ils ne représentent plus aucun danger mais de temps en temps on en découvre un, réfugié sur un monde reculé. Celui-là a sans doute des idées derrière la tête puisqu’il a tenté de pénétrer dans le palais épiscopal… Peut-être que ça a un rapport avec l’assaut de ce soir…»
Les yeux de l’ovate lancèrent des éclairs de colère au travers des minces fentes oculaires de son masque noir.
« Nous allons nous en assurer immédiatement. Inutile d’attendre qu’il soit remis de l’effet Gloson. Emmenez-le devant le Scaythe inquisiteur. »
Il voulut frapper une quatrième fois l’homme à terre, mais cette fois-ci son pied ne rencontra que le vide. Whu avait devancé l’intention de l’officier et avait roulé sur lui-même. Il se rétablit sur ses jambes quelques mètres plus loin et lança son cri de mort, libérant tout le Xui qu’il avait accumulé pendant leur discussion. Trois mercenaires, fauchés par la vibration mortelle, basculèrent à la renverse et tombèrent lourdement sur le dos. Whu pivota sur lui-même sans cesser de pousser son cri. D’une rotation du buste, il esquiva un premier disque qui avait jailli du bras tendu de l’un de ses adversaires et qui lui frôla l’épaule avant d’aller percuter un bouclier accroché au mur.
« Maudit hurleur ! » gronda l’ovate qui plongea sur le côté pour ne pas être touché par le cri de mort.
D’autres disques crissèrent sur les rails des lance-disques et convergèrent vers Whu, mais, sautillant sans cesse pour favoriser la rapidité de ses mouvements, il parvint à les éviter avec aisance. Il avait l’avantage sur les mercenaires d’anticiper leurs décisions, de lire la trajectoire des palets métalliques et tranchants qui le prenaient pour cible. Il évoluait dans un univers intemporel qui lui permettait de dissocier les actions simultanées, d’affronter plusieurs situations en même temps. Six de ses adversaires gisaient déjà sur le carrelage au milieu de leurs disques éparpillés. Pendant quelques secondes, il fut obligé de suspendre son cri pour reprendre son souffle et il se concentra exclusivement sur les projectiles qui sifflaient autour de lui. C’était la première fois de son existence qu’il combattait autant d’ennemis à la fois et une fatigue intense, accentuée par son transfert, commençait à lui engourdir les membres. Il se rendait compte que ses réflexes s’émoussaient et, bien que les mercenaires ne fussent plus que quatre, il rencontrait des difficultés grandissantes à prévoir leurs intentions. Une sueur abondante imbibait et alourdissait ses vêtements. Il reprit empire sur lui-même, repoussa de toutes ses forces le découragement qui le gagnait, s’efforça de contrôler sa respiration et de se concentrer sur le Xui. La tranche tourbillonnante d’un disque fusa à quelques millimètres de sa joue, un autre lui effleura le sommet du crâne. Lorsqu’il estima avoir suffisamment engrangé d’énergie, il entrouvrit la bouche et libéra la vibration basse et meurtrière qui provenait du plus profond de son ventre. Le cri de mort n’était pas, comme son nom l’indiquait, un hurlement quelconque mais une fréquence fondamentale, une onde concentrée comparable à un rayon à haute densité. Il provoquait d’irréparables lésions dans le cerveau mais il pouvait également, s’il frappait l’adversaire au niveau du plexus, lui couper la respiration ou provoquer un arrêt définitif des fonctions cardio-vasculaires.
Bien qu’il eût perdu en partie son efficacité, le cri de Whu tua deux mercenaires et pétrifia les deux autres. Hébétés, les yeux hagards, ils tombèrent à genoux et tentèrent vainement de reprendre leur souffle. Il ne perdit pas de temps à leur donner le coup de grâce. Il referma les lèvres, se précipita vers la large porte d’entrée mais, alors qu’il avait franchi les deux tiers de l’immense salle, la silhouette entièrement noire de l’ovate surgit d’une zone d’ombre et se dressa devant lui. L’officier de Pritiv s’était tenu à l’écart en attendant que ses hommes règlent son compte au chevalier absourate, mais le déroulement des opérations le contraignait à sortir de son abri pour en découdre lui-même avec le redoutable visiteur. L’issue de la bataille n’avait fait aucun doute dans son esprit et il n’avait pas jugé nécessaire de demander du renfort par son communicateur personnel. Il n’avait plus le temps de composer son code confidentiel à présent et il se rendait compte, un peu tard, que ce manque de discernement – ou son orgueil d’officier, ce qui revenait au même – l’avait placé dans une situation périlleuse.
Il n’était pas armé d’un lance-disque comme ses hommes, mais d’un ondemort à canon court et de minuscules aiguilles érectiles chargées de poison foudroyant disséminées dans la doublure de sa combinaison noire. Il opta pour cette deuxième solution, d’une part parce que le chevalier n’aurait aucun mal à esquiver les rayons d’une arme conventionnelle, d’autre part parce que les officiers du Pritiv étaient les seuls informés de la présence de ces dards empoisonnés dans leur vêtement. Pour vaincre, il lui suffirait de mettre à profit le moment précis où le chevalier interromprait son cri de mort et de l’amener à combattre en corps à corps. Il pressa un bouton situé sous le col de sa combinaison, perçut les infimes cliquetis des aiguillons jaillissant de leur gaine.
Whu marqua un instant d’hésitation. Il avait épuisé sa réserve provisoire de Xui et, plutôt que de tenter de la reconstituer, il se demanda s’il ne valait pas mieux affronter en combat traditionnel, à pieds et poings nus, le dernier adversaire qui lui barrait le passage et qui lui non plus ne paraissait pas armé. Il se mit donc en position de garde, les jambes ployées, les épaules de profil, la main droite en protection devant le visage et la gauche à hauteur de son plexus.
L’ovate progressait lentement, les bras écartés, avec une souplesse féline qui présageait d’une redoutable aptitude au combat de près. Whu écrasa d’un revers de main les gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front. Une voix claire, tellement claire qu’il eut l’impression que quelqu’un avait pris possession de lui, s’éleva subitement dans son silence intérieur.
« Il ne faut surtout pas qu’il te touche. »
Le visage de Katiaj lui apparut furtivement et il sut que, même si elle avait sacrifié en partie ses extraordinaires dons de clairvoyance pour le relier à lui-même, elle continuait de veiller sur lui depuis son village du plateau des Abrazz. Elle lui avait assuré qu’elle serait là chaque fois qu’il aurait besoin d’elle, et ni l’espace ni le temps ne l’empêchaient de tenir sa promesse.
Parvenu à trois mètres de Whu, l’ovate lança une attaque foudroyante.
« Il ne faut surtout pas qu’il te touche. »
Whu remarqua que l’officier du Pritiv ne cherchait pas à lui porter un coup décisif mais seulement à entrer en contact avec lui. Il fit semblant de partir sur sa gauche puis, lorsque son adversaire eut mordu à la feinte, il plongea sur sa droite. Bien que l’ovate, emporté par son élan, n’eût pas la possibilité d’infléchir sa trajectoire, il imprima un large mouvement circulaire à son bras.
Whu bondit en arrière, entrevit de fugaces éclats de lumière le long de la manche noire et matelassée qui siffla à quelques centimètres de sa joue. L’ovate tourna sur lui-même comme un chatrat et se précipita de nouveau dans sa direction. Des lueurs vives embrasaient les fentes oculaires de son masque. Whu courut en direction d’un mur, agrippa la hampe d’une lance, la décrocha de son support et la pointa sur son adversaire. Le fer rouillé ripa sur la mentonnière du masque rigide et entailla le cou de l’officier. Whu tira sur la lance pour frapper de nouveau, mais la pointe hastée accrocha le masque au passage et le fit sauter comme le couvercle d’une boîte. Une fontaine de sang jaillit du visage découvert de l’ovate qui poussa un hurlement déchirant et esquissa quelques pas titubants. Glacé d’horreur, Whu s’aperçut alors que le masque n’était pas un simple paravent amovible mais une seconde peau, épaisse, rigide, maintenue au visage par des greffons implantés sur les tempes, les pommettes, les joues, le menton. Le sang s’écoulait de ces petites excroissances de chair sectionnées. Les muscles faciaux et le réseau des veines apparaissaient sous la peau d’origine, tellement fine qu’elle en était devenue translucide. Cette greffe monstrueuse illustrait mieux qu’un long discours le fonctionnement interne du Pritiv. Elle symbolisait l’engagement perpétuel, l’obéissance aveugle, le fanatisme, elle témoignait d’une existence consacrée à l’art de tuer sous toutes ses formes, elle expliquait les raisons pour lesquelles le Pritiv, fondé par des chevaliers absourates dissidents, avait connu une telle expansion, une telle réussite sur le plan interplanétaire.
Privé de son masque, dépossédé donc de son anonymat guerrier, l’ovate n’était plus qu’un homme en proie à la souffrance. Whu distinguait ses yeux clairs sous le rideau ajouré de sang, ses lèvres anémiées, réduites à deux traits rosâtres, la trace profonde et arrondie abandonnée sur son front par le lobe supérieur de la greffe. Il tentait visiblement de reprendre empire sur lui-même et de poursuivre le combat contre le chevalier, l’ennemi ancestral, mais la perte de son masque l’avait visiblement traumatisé, lui avait retiré l’essentiel de ses forces un peu comme ces héros des temps préhistoriques dont la vigueur résidait dans la chevelure ou dans la langue.
L’attaque qu’il lança contre Whu s’apparenta davantage à l’acte désespéré d’un agonisant qu’à une tentative réelle d’inverser le cours du combat. Le chevalier n’eut qu’à se reculer d’un pas, se camper solidement sur ses jambes et tendre la lance. Le cou de l’ovate vint s’y empaler. Le fer lui transperça le pharynx, crissa sur ses vertèbres cervicales, ressortit sous son occiput. Il s’écroula de tout son poids sur le carrelage.
Exténué, couvert de sueur, Whu mit un genou au sol et laissa errer son regard sur les cadavres. Les deux mercenaires blessés par le cri de mort agonisaient sans proférer la moindre plainte. Un silence mortuaire, propre aux champs de bataille à l’issue des combats, planait sur la salle. L’odeur entêtante du sang dominait les effluves de transpiration et de moisissures.
Il craignit que d’autres mercenaires, alertés par le bruit, ne surgissent par la large porte de bois. Incapable pour l’instant de retrouver le sentier qui menait au lac de Xui, il ne serait pas en mesure de leur opposer une résistance digne d’un chevalier.
Il se releva au bout de quelques minutes, tira la table sous une haute lucarne, s’y jucha et observa les environs. Il vit d’abord le bâtiment de sa vision, un gigantesque édifice – nettement plus grand qu’il ne l’avait supposé – flanqué de sept tours. Il n’en était pas loin, quelques centaines de mètres tout au plus. Il se rendit également compte que la salle dans laquelle il se trouvait était située au quatrième étage d’un immeuble et que des centaines de mercenaires grouillaient dans la cour intérieure, une quinzaine de mètres plus bas.
Il lança un regard inquiet sur la porte de bois.
Sortir de cet immeuble ne serait pas une entreprise aisée.