LES CRÊTES lointaines et dentelées des monts Pïaï se jetaient dans le moutonnement de couleur safran. La saison dite du « ciel jaune » touchait à son terme mais les cheminées des sources continuaient de cracher d’importantes quantités de gaz soufrés et tourbillonnants qui occultaient en grande partie la lumière de Marij-Urij, l’étoile double du système de Sigma P.

En un geste machinal, Whu Phan-Li s’assura que le tube souple de son masque était correctement relié au réservoir d’oxygène, une bouteille métallique et plate qu’il portait en bandoulière comme un sac de voyage. Seuls les Annelés, les natifs des Anneaux, pouvaient se passer des appareils respiratoires d’appoint durant les quatre mois locaux de ciel jaune, car leurs poumons étaient protégés par une membrane spéciale qui filtrait les molécules des gaz toxiques. Ils se purgeaient en expectorant à intervalles réguliers des sécrétions de salive, de carbone et de soufre mélangés. Cette enveloppe poreuse était une plèvre supplémentaire, le fruit d’une mutation physiologique que les indigènes surnommaient, avec un sens certain de la dérision, le « soufre-douleur ».

Avant de s’engouffrer dans la cour intérieure du bâtiment, Whu Phan-Li essuya la visière de son masque à l’aide d’un chiffon et embrassa l’horizon du regard. Il aperçut, par les trous mouvants qui déchiraient de temps à autre la chape gazeuse, les fragments successifs des cinq anneaux intérieurs et, au second plan, posé sur son écrin de ciel gris, le croissant ocre de Sbarao. Même commandé par l’urgence, Whu prenait toujours quelques secondes pour admirer le spectacle unique offert par la planète et ses satellites, tellement nombreux et denses qu’ils s’étaient amalgamés et avaient formé onze ceintures concentriques et compactes. Les correcteurs de gravité et les générateurs d’oxygène avaient permis la colonisation de neuf d’entre elles. Whu Phan-Li avait visité de nombreux mondes mais nulle part ailleurs il n’avait contemplé un tel panorama, nulle part il n’avait éprouvé cette étrange sensation d’être suspendu entre ciel et terre, nulle part il n’avait marché sur une bande de terre et de roche – environ mille kilomètres de largeur – dont la courbe était perceptible à l’œil nu.

Whu Phan-Li se disait parfois que la seule raison pour laquelle il avait choisi de vivre sur le Sixième Anneau de Sbarao était que son climat chaud et sec ne risquait pas de lui rappeler la douceur océanique de Selp Dik. L’Ordre absourate avait été anéanti vingt années standard plus tôt et lui, un chevalier tonsuré, n’avait pas participé à la bataille de Houhatte. S’il ne s’était pas rendu à la convocation des sages du collège, c’était tout simplement parce qu’il filait le parfait amour avec une femme de Bradebent, une planète mineure sur laquelle il était en mission. Envoûté par le corps de la belle, il n’avait pas perçu le caractère urgent du messacode expédié par les réseaux intermédiaires et avait répondu qu’une maladie tropicale et contagieuse l’empêchait de regagner Selp Dik. Quelques jours plus tard, les bulles-écrans de l’holovision avaient annoncé le démantèlement de l’Ordre et l’avènement de l’Ang’empire. Un malheur ne venant jamais seul, la femme de son cœur avait jeté son dévolu sur un Bradebentien et l’avait plaqué sans autre forme de procès.

Whu Phan-Li avait brûlé sa bure grise, s’était rasé la tête pour masquer sa tonsure perpétuelle et avait assisté, impuissant et désespéré, à l’invasion de Bradebent par les armées impériales et les cohortes kreuziennes. Il avait désobéi aux quatre sages du collège, aux représentants directs du mahdi Seqoram, il avait trahi son serment de chevalier et l’affrontement décisif s’était déroulé sans lui. Sa présence à Houhatte n’aurait certes pas modifié le cours des choses, mais il aurait partagé le sort des siens, il serait mort avec dignité au lieu de vivre dans le déshonneur. Rongé par les remords, il s’était rendu au domicile de son ancienne maîtresse et les avait tués tous les deux, elle et son nouvel amant, comme s’il les tenait pour responsables de ses propres errements. Ses informateurs locaux lui avaient procuré l’adresse d’un passeur clandestin dont le vétuste déremat l’avait expédié à Rahabézan, la capitale de Sbarao. Il s’était rematérialisé en pleine rue, au beau milieu d’une émeute. L’annonce de l’exécution de Dons Asmussa, le seigneur régnant, et le spectacle révoltant du martyre public de son épouse et de ses enfants avaient soulevé les populations locales. La répression de l’interlice renforcée par des cohortes de mercenaires de Pritiv avait été terrible.

Sa longue formation de chevalier avait permis à Whu Phan-Li de se sortir sans dommage du guêpier rahabézan. Il avait ensuite contacté les anciens correspondants locaux de l’Ordre et le seul qui ne croupît pas encore dans un cachot de l’interlice lui avait conseillé de passer sur les Anneaux où il pourrait prêter main forte aux populations locales, farouchement opposées au nouveau pouvoir. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé sur le Premier Anneau, puis, au fur et à mesure que les phalanges impériales avaient enfoncé les lignes de défense annelées, sur le Deuxième, sur le Troisième et enfin sur le Sixième. Les armées rebelles avaient fini par capituler et les temps étaient venus de la répression, des inquisitions et des croix-de-feu.

« Qu’est-ce que tu fous, Cri-mort ? Le cap t’attend ! » fit une voix aigrelette.

Whu Phan-Li se retourna et aperçut la silhouette gesticulante et trapue de Taille-bide, un jeune Sbaraïque ainsi nommé parce qu’il avait l’habitude de planter son poignard dans le ventre de ses adversaires. L’épaisse couche de gaz soufrés commençait à s’effilocher sous les attaques d’un vent virulent. La lumière blanche de l’étoile double tombait en colonnes éparses sur les monts Pïaï et la température avait subitement grimpé de plusieurs degrés.

« Pas la peine de garder ce masque, dit encore Taille-bide. Le vent des ceintures extérieures balaie ce putain de soufre ! L’air est de nouveau respirable…»

Whu Phan-Li hocha la tête et retira son masque. Un souffle d’air tiède lécha son visage ruisselant. Les yeux noirs de Taille-bide, à demi occultés par ses mèches noires, se posèrent sur lui comme des papillons sournois.

« Ça fait plus de vingt ans que tu traînes ta carcasse sur Six et on dirait que tu n’es pas encore habitué à…

— On ne s’habitue jamais à la beauté, coupa Whu.

— La beauté ? s’esclaffa Taille-bide. Ces cailloux pelés et ces foutus gaz ? Ton monde natal doit être un sacré dépotoir pour que…»

Un regard au vitriol de son interlocuteur le dissuada de s’aventurer plus avant dans cette direction. Cri-mort voyait peut-être de la beauté là où il n’y avait que soufre et sécheresse, mais c’était le combattant le plus imprévisible, le plus dangereux du réseau de Jankl Nanupha et, si l’on tenait un tant soit peu à la vie, il convenait de respecter ses goûts.

« Ne le prends pas mal, Cri-mort ! ajouta précipitamment Taille-bide en écartant les bras, un mouvement qui entrouvrit sa veste et dévoila, outre son ventre brun et musclé, le manche nacré d’un poignard glissé dans la ceinture de son pantalon. Après tout, t’as le droit de trouver ça beau…»

Whu savait très bien qu’une question brûlait les lèvres du jeune Sbaraïque, cette même question que les membres du réseau s’obstinaient à lui poser depuis plus de vingt ans. Entré au service de Jankl Nanupha trois mois plus tôt, Taille-bide ne fit pas exception à la règle.

« De quelle planète est-ce que tu viens ?

— De quelque part par là, répondit Whu en désignant le ciel.

— Tu ressembles à ceux des mondes du Levantin…

— Tu as déjà vu des habitants du Levantin ?

— Pas en vrai… Une émission de l’holovision. Pourquoi est-ce que tu gardes le secret sur tes origines ?

— Si je te le dis, ce ne sera plus un secret…»

Whu n’avait pas lui-même une idée très précise des motifs qui le poussaient à s’entourer de mystère. Peut-être désirait-il inconsciemment jeter un voile d’oubli sur sa jeunesse, se dissoudre dans le néant qui avait emporté les siens… Peut-être était-ce une manière de se protéger, d’éviter que les envieux ou les curieux – la curiosité allant souvent de pair avec l’envie – ne s’avisent d’exhumer son passé de chevalier et de le dénoncer aux représentants de la sainte Inquisition. En tant que membre du réseau de Jankl Nanupha, l’un des premiers fournisseurs de marchandhommes de l’Ang’empire, il jouissait d’une forme d’immunité qui lui garantissait, à défaut de la paix de l’esprit, une certaine tranquillité. Cependant, cette existence ne lui procurait aucune satisfaction et il s’emplissait lentement d’un profond dégoût de lui-même, au point que l’effleurait parfois l’idée du suicide.

Les deux hommes franchirent le portail du haut mur d’enceinte et pénétrèrent dans la cour intérieure, bourdonnante d’une activité fébrile. Une commande importante était arrivée de Syracusa et, pour satisfaire sa clientèle, essentiellement composée de cardinaux et de grands courtisans, Jankl Nanupha avait ordonné une nouvelle razzia à peine la précédente achevée. Les mécaniciens n’avaient pas eu le temps de réviser les antiques camions alignés au pied du rempart. Les moteurs tournaient depuis plusieurs heures pour permettre aux piles nucléaires de grimper en température et d’optimiser leur autonomie. Des hommes, perchés sur les capots des roues métalliques, achevaient de réparer les grillages des cages.

Whu Phan-Li distingua, sur le chemin de ronde, les silhouettes immobiles des sentinelles armées d’ondemorts à canon long. L’interlice locale avait laissé Jankl Nanupha et ses hommes investir cet ancien bastion rebelle après l’écrasement de la sédition. Les mauvaises langues prétendaient que le fondateur du réseau avait conclu une alliance occulte avec les forces impériales, et les mauvaises langues avaient probablement raison mais, comme les sbires de Jankl Nanupha les tranchaient sans pitié (en compagnie le plus souvent de la tête qui les abritait), elles cessaient rapidement de s’agiter et de répandre leurs calomnies. De même, en constatant l’étrange passivité des armées d’occupation envers les déremats du réseau – déremats dont l’usage à titre privé était passible de la peine d’effacement grave –, les esprits malveillants auraient pu tirer des conclusions aussi tendancieuses que hâtives, mais les esprits malveillants étaient une espèce en voie de disparition sur le Sixième Anneau.

Taille-bide désigna les camions d’un mouvement de menton.

« Le cap veut notre mort ! grogna-t-il. Ça fait à peine deux jours que nous sommes descendus des monts Pïaï qu’il faut déjà y retourner ! J’ai même pas eu le temps d’essayer quelques marchandhommes…»

Tout en marchant, Whu observa le Sbaraïque du coin de l’œil : il n’y avait pas grand-chose de bon à tirer d’un individu qui portait son couteau comme un sexe dressé, comme une affirmation de sa virilité. S’il persistait ainsi à râler ou à se vanter à tout propos, il ne ferait pas long feu dans le réseau. Jankl Nanupha appréciait les recrues discrètes, efficaces, les ombres qui exécutaient ses ordres sans se plaindre ni rechigner, et n’avait aucune tendresse particulière pour les maniaques qui s’introduisaient dans les enclos pour « essayer » les marchandhommes. En l’espace de quelques semaines, Taille-bide avait réussi à contracter les habitudes les plus fâcheuses de certains vétérans au service du réseau depuis de longues années, de pauvres bougres dont le cap ne tarderait plus à se débarrasser.

Whu regretta d’avoir retiré son masque d’appoint. La poussière soulevée par le vent s’infiltrait dans ses narines, dans sa gorge, dans ses bronches. Sa chemise et son pantalon de coton, empoissés de sueur, se collaient à sa peau. Le ciel était presque entièrement dégagé et la lumière aveuglante de l’étoile double inondait la cour, miroitait sur les parties métalliques des camions ou sur le canon des armes, ourlaient d’une frange vermeille les cinq anneaux intérieurs et le croissant ocre de Sbarao.

« Dans moins d’une heure, il fera cinquante degrés ! insista Taille-bide. Le cap est vraiment dingue de nous expédier sur les Pïaï par une chaleur pareille ! »

Ils pénétrèrent dans le bâtiment central, une construction massive au toit en terrasse, aux murs enduits d’un crépi rouille et criblés de meurtrières. Les gardes de faction se gardèrent bien de les soumettre à la fouille corporelle réglementaire. La réputation de Cri-mort, l’homme que Jankl Nanupha avait implicitement désigné comme son successeur, les incitait à faire preuve en sa présence d’une neutralité qui confinait à la transparence.

Les deux hommes traversèrent le vestibule plongé dans un clair-obscur diffus. Taille-bide enveloppa Whu d’un regard à la fois admiratif et envieux. S’il s’était présenté seul devant les gardes, ils auraient pris un malin plaisir à l’examiner de la tête aux pieds, à lui enfoncer une sonde dans l’anus et à l’exhiber nu, les jambes écartées, dans la cour. Ils se saisissaient de tous les prétextes pour humilier les nouvelles recrues, et à plusieurs reprises Taille-bide avait dû se contenir pour ne pas bondir sur son poignard et le leur enfoncer jusqu’à la garde dans le bas-ventre.

Une vingtaine de responsables des équipes de razzia, les « cams », se tenaient debout autour d’un bureau de bois précieux. Des flots de lumière se déversaient dans la pièce par les larges baies aux cintres arrondis. Les sphères mobiles de climatisation émettaient un bourdonnement semblable à celui des grands lucanes de la saison de ciel blanc.

« Nous n’attendions plus que toi, Cri-mort ! » dit Jankl Nanupha.

Le maître du réseau s’agita sur sa chaise, se pencha vers l’avant et saisit une cigarette endorphinique dans une boîte d’optalium rose. C’était un petit homme toujours vêtu de blanc, au visage grêlé, à l’épaisse chevelure noire et huilée. L’acuité de son regard sombre et la vivacité de ses gestes démentaient le calme imperturbable de sa voix grave. Il souffrait d’un ulcère à l’estomac mais, comme il n’avait aucune confiance dans les médecins de la CSS, la Convention Santé Stellaire, il se contentait d’apaiser la douleur avec les endorphines prélevées sur des marchandhommes invendables et mélangées au tabac rouge des mondes Skoj. La légende voulait qu’il eût connu personnellement le seigneur Dons Asmussa et son épouse, dame Moniaj, mais bien qu’il n’eût jamais abordé le sujet avec lui, Whu aurait parié que le cap n’avait laissé à personne d’autre que lui-même le soin de forger son propre mythe.

« Je suis trop fatigué pour vous accompagner. Cri-mort, tu prendras l’entière responsabilité de l’opération. J’ai une forte demande pour les garçons de moins de dix ans. Attention, même si elles sont gouvernées par des Himâs, des voyantes, les peuplades des monts Pïaï sont régies par un système patriarcal. Ces gens-là se moquent de perdre leurs filles ou même leurs femmes, mais ils défendront jusqu’à la mort leurs héritiers mâles. »

Il pressa deux touches sur le clavier encastré dans le bois de son bureau et une carte holographique s’éleva d’un invisible socle de projection. Il pointa l’index sur les hauts-plateaux du centre du massif.

« Ça fait plus de seize ans que nous n’avons pas visité la région des Abrazz. La population a eu le temps de s’y renouveler.

— Dangereux ! intervint un cam. J’ai entendu dire que la bande de Perp Hubra avait livré des armes aux Abrazz…»

Jankl Nanupha lança un regard incendiaire à l’intervenant, un grand escogriffe aux cheveux et à la barbe en broussaille.

« Depuis quand es-tu terrorisé par des racontars et une poignée de montagnards illettrés, Perce-œil ? »

Le cam s’abstint de répliquer, conscient qu’une nouvelle objection risquait de signer son arrêt de mort. Jankl Nanupha détestait plus que tout être contredit en public. Pendant qu’un silence tendu retombait sur la pièce, il frotta un bâton flimbe sur un montant de son bureau et, tout en continuant de fixer Perce-œil d’un air sombre, alluma sa cigarette. Un nuage de fumée bleutée l’environna et la doucereuse odeur du tabac rouge se diffusa dans l’air réfrigéré.

« D’autres observations, messieurs ? »

Hormis Whu Phan-Li, personne ne s’avisa de soutenir son regard.

« Vous pouvez disposer. Sauf toi, Cri-mort : j’ai à te parler. »

Après que les cams eurent évacué la pièce, Jankl Nanupha invita Whu à s’asseoir sur l’un des deux fauteuils à suspension d’air qui faisaient face à son bureau et ralluma sa cigarette éteinte.

« Ces maudites endorphines ! maugréa-t-il. Elles étouffent la combustion du tabac. Je suppose que c’est le prix à payer pour jouir de leurs bienfaits. À chaque médaille son revers, n’est-ce pas ? »

Whu acquiesça d’un vague mouvement de tête. Rarement anodins, les préambules du cap ne prenaient leur véritable signification qu’à l’issue de la conversation.

« Depuis quelque temps, tu erres comme une âme en peine, Cri-mort. Tu n’es pas heureux parmi nous ?

— Qui peut prétendre au bonheur sur ces bas mondes ? rétorqua Whu.

— Épargne-moi tes énigmes et tes envolées philosophiques ! Elles suffisent peut-être à forcer le respect de ces brutes, mais moi je sais qu’elles ne sont que l’expression de ton malaise. Je ne te parle pas du bonheur absolu et inaccessible tel que décrit par les mystiques et autres menteurs, mais des plaisirs simples de la vie : l’amour, l’amitié, le travail, les biens…

— Si vraiment j’avais cherché à satisfaire ce genre d’envie, j’aurais intrigué pour prendre votre place, Jankl.

— Le désintéressement est le trait de caractère que j’ai tout de suite aimé en toi. Il induit la loyauté et le sang-froid, deux qualités indispensables dans un réseau. Mais de désintéressé tu es devenu indifférent, et ça je ne puis l’admettre de la part d’un futur cap ! »

Mal à l’aise, Whu changea de position. En dépit des sphères de climatisation, il continuait de transpirer sous ses vêtements humides. Le masque posé sur sa poitrine, la bouteille d’oxygène accrochée à son épaule et ses bottes de cuir épais lui irritaient la peau.

« Il m’est difficile d’accorder de l’intérêt et de l’estime à l’homme que je suis devenu, murmura-t-il d’une voix morne.

— Le trafic de marchandises humaines est effectivement très éloigné de l’idéal chevaleresque…» insinua Jankl dont les narines rejetèrent de longs panaches de fumée.

Les mots du cap se fichèrent comme des pics de glace dans la poitrine de Whu qui demeura paralysé sur le fauteuil, incapable de remettre de l’ordre dans ses pensées.

« Eh bien, je pourrai me vanter une fois dans ma vie de t’avoir pris de court, Cri-mort ! Ton passé est contenu dans ton nom : seuls les chevaliers absourates maîtrisent la technique du Xui qu’on appelle le cri de mort. Et tu as beau te raser le crâne tous les trois jours, tu ne parviens pas à dissimuler ta tonsure perpétuelle.

— Depuis combien de temps… commença Whu.

— Je le sais ? coupa Jankl. Depuis le début ! Je ne te l’ai jamais dit jusqu’à maintenant, mais je t’ai jadis sauvé la vie, Cri-mort. Les Scaythes inquisiteurs t’ont immédiatement repéré lorsque tu as débarqué sur le Sixième Anneau. Ils s’apprêtaient à t’arrêter mais, comme j’avais conclu un accord… disons, commercial avec le nouveau cardinal-gouverneur kreuzien, je leur ai demandé de t’épargner et de me permettre de t’intégrer à mon équipe. Non seulement je connais ton véritable nom, mon cher Whu Phan-Li, mais je sais également de quelle planète tu es originaire. De même aucune des missions que tu as effectuées pour le compte de l’Ordre absourate ne m’est étrangère. Dans le dossier confidentiel qu’a bien voulu me remettre le cardinal-gouverneur – contre deux filles prépubères, deux jumelles du Troisième Anneau –, il est fait mention d’une certaine Alenn Braal, une femme de Bradebent dans le cœur de laquelle on a retrouvé une arme qui t’appartenait…

— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ? » demanda Whu qui recouvrait peu à peu ses esprits.

Un sourire ironique affleura les lèvres brunes et craquelées du cap. D’un geste mécanique il tapota sa cigarette dont les cendres se répandirent sur le bas de sa veste et sur son pantalon.

« Tu n’as pas l’exclusivité des secrets, Cri-mort ! J’espérais que tu parviendrais à enterrer définitivement ton passé mais tu n’as jamais accepté d’avoir manqué la bataille de Houhatte. Pourtant, c’est le destin qui en a décidé ainsi et tu dois te faire à cette idée que l’Ordre absourate est définitivement mort, et avec lui tout le fatras de la chevalerie. Maintenant, soit tu es avec nous et notre collaboration restera fructueuse, soit tu persistes à vivre dans le souvenir et ta place n’est plus auprès de moi. Je ne peux me permettre de confier le réseau à un homme qui n’a pas les deux pieds sur le même bateau. La bataille de Houhatte finira par t’être vraiment fatale, Cri-mort. D’ailleurs, tu le sais mieux que moi, la nostalgie est l’ennemie du Xui…»

Whu s’efforça de garder un visage impassible pour ne pas trahir le désarroi dans lequel le plongeaient les paroles de Jankl Nanupha.

« Je ne te demande pas une réponse immédiate, poursuivit le cap. Je ne suis pas fatigué, contrairement à ce que j’ai prétendu à ces crétins : si je te confie la responsabilité de la razzia sur les Abrazz, c’est parce que je veux croire que le goût du commandement et de l’action te ramènera à la vie…»

 

*

 

Après avoir roulé toute la nuit à la lueur des phares, les camions atteignirent les plateaux des Abrazz à l’aube, au moment où les crêtes des monts Pïaï s’ourlaient d’une frange de lumière pâle.

Whu Phan-Li avait pris place dans la cabine du véhicule de tête. En dépit de la fatigue qui lui engourdissait les membres, il refusait de s’allonger sur une des trois couchettes pour prendre un peu de repos. Ses yeux endoloris restaient obstinément rivés sur la route de terre battue, balayée par le faisceau des phares et traversée de tourbillons de poussière. La banquette était défoncée – « Même pas eu le temps de la rembourrer », avait grogné l’un des chauffeurs – et les cahots incessants lui meurtrissaient les fesses, les reins, les épaules et la nuque. Les chauffeurs qui se relayaient toutes les trois heures lui jetaient des regards à la dérobée mais n’osaient pas engager la conversation. Le grondement du moteur et les sifflements du vent sur le pare-brise résonnaient comme des complaintes lancinantes, hypnotiques.

Le jour naissant débusquait les ténèbres mais ne parvenait pas à chasser la noirceur de l’âme de Whu. Les paroles de Jankl Nanupha l’avaient brutalement tiré de sa léthargie. Même s’il n’avait pas été un chevalier très orthodoxe, l’enseignement qu’il avait reçu au monastère de Selp Dik avait forgé en lui certaines valeurs, certaines références qui ne s’étaient pas complètement estompées avec le temps. Il était l’un des derniers fragments, sinon le dernier, du grand rêve de l’Ordre absourate. C’était un ami de son père, un dénommé Long-Shu Pae, un homme d’une grande prestance, qui lui avait donné envie d’entrer en chevalerie. Lorsqu’il était arrivé au monastère pour entamer son noviciat, Whu Phan-Li avait été déçu de ne pas y rencontrer Long-Shu Pae. Il s’était enquis du sort de son complanétaire auprès de vieux chevaliers qui lui avaient répondu d’un air ennuyé qu’il avait été condamné au bannissement perpétuel sur Point-Rouge pour comportement hétérodoxe et propos séditieux. Malgré de sérieuses incartades aux règles disciplinaires du monastère, Whu avait reçu la tonsure et la bure quelques années plus tard. La hiérarchie avait jugé préférable de l’expédier en mission longue sur les lointains mondes de Sigma P. Les quatre sages du collège et le responsable des vigiles de pureté ne tenaient visiblement pas en grande estime les natifs de la planète Ja-Hokyo des mondes du Levantin (cette petite gouape de Taille-bide avait vu juste quant à ses origines). Whu n’était jamais retourné sur Selp Dik et n’avait pas revu Long-Shu Pae. Parfois lui manquaient les vents iodés de l’océan des Fées d’Albar, les cris perçants des fous à crête d’argent et l’atmosphère à la fois sereine et studieuse des salles de cours. Il se rendait alors compte que ces huit années passées dans l’enceinte du monastère avaient été la meilleure part de son existence.

Les camions s’engagèrent sur la route étroite et sinueuse qui grimpait à l’assaut des Abrazz. Le miaulement aigu et rageur des moteurs souligna le pourcentage élevé de la pente. Marij-Urij se levait et teintait d’argent le croissant de Sbarao et les cinq Anneaux intérieurs (« le gris brillant et chagrin du matin », disaient les autochtones). Les étoiles s’évanouissaient l’une après l’autre dans un ciel de plus en plus clair.

Quatre heures leur furent nécessaires pour atteindre les hauteurs du plateau. À plusieurs reprises ils durent descendre des camions pour pulvériser les gros rochers qui obstruaient le chemin. Des moufliettes, des cervidés aux bois noirs et à la robe jaune tachetée introduits sur le Six par les premiers colons sbaraïques, s’égaillaient entre les arbustes épineux en poussant des bêlements d’effroi.

Whu aperçut sur l’étendue plate les taches grises des villages abrazz, séparés les uns des autres par les ceintures vertes des champs cultivés et des vergers. Les rayons étincelants de l’étoile double, maintenant haut dans le ciel, miroitaient sur les rubans des canaux d’irrigation. Les formes frémissaient dans les effluves de chaleur.

« Gare-toi sur le côté et arrête-toi ! » ordonna Whu au chauffeur.

Les vingt camions immobilisés, les cams procédèrent à la traditionnelle distribution des rations et se rassemblèrent près du véhicule de tête. Tandis que les encageurs effectuaient les ultimes vérifications des grillages, les pointeurs chargèrent de balles-filets les canons de capture.

« Rappelez-vous que le cap veut des garçons de moins de dix ans, déclara Whu. Prenez aussi des adolescents des deux sexes, mais épargnez les femmes en âge de féconder. On n’assèche pas les terres fertiles. »

Les cams le dévisageaient avec respect, avec un soupçon d’effronterie également. C’était la première fois que Cri-mort conduisait une razzia et ils ne rateraient pas l’occasion de mettre son autorité à l’épreuve. Même si le cap l’avait désigné comme son héritier, ils se considéraient encore comme ses égaux et il lui faudrait montrer son aptitude au commandement, tuer deux ou trois d’entre eux par exemple, pour qu’ils condescendent à le regarder comme leur chef.

Whu eut l’impression d’être le mâle dominant d’une horde.

Des animaux, voilà ce qu’étaient les hommes, des êtres régis par l’instinct, par l’implacable loi de la sélection des espèces…

« Nous nous répartirons en groupes de trois camions, poursuivit-il. Pour ne pas leur donner le temps d’organiser leur défense, nous nous lancerons sur plusieurs villages en même temps.

— Conneries ! intervint Perce-œil. Leurs guetteurs nous ont sûrement repérés et ils se sont déjà organisés. Nous devrions passer en force, les vingt camions en même temps ! »

Les autres marquèrent leur désapprobation en s’écartant ostensiblement de lui.

« Vingt véhicules, une cible compacte, idéale ! » ironisa Whu.

Perce-œil prit subitement conscience de son isolement et préféra ne pas insister. Il ne tenait que moyennement à jouer le rôle du bouc sacrifié pour l’exemple sur l’autel de l’autorité.

« Deux passages dans un village, reprit Whu. Pas davantage. N’oubliez pas les masques et les bouteilles d’oxygène. Nous risquons d’être pris dans des tourbillons de gaz sulfureux. Chaque équipe sera autonome et placée sous l’autorité d’un cam. Rendez-vous ici à la tombée de la nuit, quel que soit le résultat de la razzia. Nous n’attendrons pas les retardataires. Des questions ? »

Les cams se consultèrent brièvement du regard mais aucun ne desserra les lèvres. Whu répartit les camions en six groupes de trois, désigna les responsables et prit lui-même la tête des deux véhicules restants. Puis ils se restaurèrent en silence, debout contre les roues métalliques, le regard perdu dans le vague. Des rapaces attirés par l’odeur de la nourriture, des galettes composées de viande de serpent et de céréales, tournoyaient au-dessus d’eux en poussant des trompettements rauques.

 

Aucun tir, aucune onde n’accueillit les deux camions du groupe de Whu lorsqu’ils s’engagèrent dans la rue principale du village en soulevant un épais nuage de poussière. Les Abrazz avaient visiblement rayé de leur mémoire le déluge de fer et de feu qui avait dévasté leurs agglomérations seize années plus tôt et, contrairement à ce qu’avait affirmé Perce-œil, ils n’avaient pas préparé de riposte.

Installés dans des caissons pivotants montés sur les flancs du camion, les pointeurs braquèrent les canons de capture sur les silhouettes figées devant les maisons de torchis et sur les groupes d’enfants affublés de chiffons qui jouaient au bord du canal d’irrigation. Les encageurs, surnommés les « singes » parce qu’ils se tenaient suspendus aux ridelles à claire-voie, ouvrirent les trappes des cages. Allongés à intervalles réguliers sur le plafond de grillage, les couvreurs armèrent leur ondemort à canon long.

Des femmes, assises sous des auvents, comprirent que les voleurs d’enfants, le fléau des monts Pïaï, étaient revenus. Elles se relevèrent et poussèrent des hurlements stridents. Leurs robes amidonnées et droites, retroussées jusqu’aux cuisses, s’affaissèrent lentement sur leurs jambes. Alertés par le vacarme, des hommes surgirent des maisons, armés d’antiques fusils à percussion. Certains d’entre eux sortaient visiblement de la sieste, comme en témoignaient leurs yeux bouffis de sommeil et leurs cheveux ébouriffés.

Les enfants s’éparpillèrent en hurlant devant les camions. Ils ne songèrent pas à se réfugier dans les venelles transversales où séchaient du linge suspendu et des légumes rouges étalés sur des nattes. Whu, debout sur l’étroite plate-forme placée derrière la cabine, les voyait courir droit devant eux comme un troupeau affolé. Leurs petits corps bruns dansaient dans les volutes de poussière et dans la lumière aveuglante de Marij-Urij. Les glapissements prolongés des pointeurs et des encageurs se mêlaient au vrombissement des moteurs et au grincement des roues sur les arêtes des pierres. L’excitation de la chasse avait désormais supplanté la fatigue ou la grogne.

Des prédateurs, songea Whu, de véritables animaux…

Les premières balles à filet surgirent des canons et percutèrent trois fuyards, trois garçons qui perdirent l’équilibre et s’affalèrent lourdement sur le sol. Au moment de l’impact, les filets se déployèrent comme des ailes et les mailles flexibles se resserrèrent aussitôt sur leur proie, les empêchant de gigoter. Il restait aux pointeurs à actionner le mécanisme de traction et aux encageurs à glisser les captifs dans les trappes. Une entreprise délicate qui exigeait de la rapidité, de l’adresse, de l’agilité, et dans laquelle le rôle du cam était essentiel, car sa position surélevée lui permettait d’avoir une vision globale et de coordonner l’ensemble des opérations. De la paume de la main, Whu frappa à deux reprises le pavillon de la cabine, le signal sonore qu’attendait le chauffeur pour accélérer l’allure et tendre les cordons qui reliaient les filets aux canons.

Les filets furent traînés sur quelques mètres – pas plus de dix car au-delà la marchandhomme serait irrémédiablement endommagée et impropre à la vente – avant de prendre de la hauteur sous l’effet conjugué de la vitesse et de la traction. Ils restèrent suspendus à un mètre du sol, dans le sillage de poussière soulevé par les roues arrière, puis, halés par le mécanisme interne des canons, ils se rapprochèrent mètre après mètre des hayons arrière. Les singes les saisirent au vol, décrochèrent les cordons et, tout en maintenant d’une main la trappe ouverte, les enfournèrent dans les cages.

Whu jeta un bref regard par-dessus son épaule. Au travers des différentes couches des grillages, il entrevit des silhouettes mouvantes dans le poudroiement argenté, probablement les mères des trois garçons capturés qui se lançaient dans une poursuite éperdue. Whu entendit leurs cris déchirants, absorbés peu à peu par les vociférations de ses hommes et le grondement continu des moteurs. Quel que fût le village razzié, le même désespoir animait les mères lorsqu’on leur arrachait leurs enfants. Elles oubliaient toute notion de prudence, se jetaient parfois même dans les roues pour enrayer la progression des véhicules.

Des coups de feu retentirent et de minuscules billes de plomb crissèrent sur les hayons, les ridelles et les ailes.

Trois garçons, pensa machinalement Whu, un passage productif… Les couvreurs embusqués sur les toits n’avaient pas été placés devant la nécessité de tirer. Cependant, même si les Abrazz n’avaient pas encore eu le temps de s’organiser, ils étaient maintenant prévenus et la deuxième traversée ne s’effectuerait sans doute pas avec la même aisance.

Whu tambourina de nouveau sur le pavillon de la cabine. Avant même d’être sorti de l’agglomération, le camion s’immobilisa dans un terrible grincement, puis le chauffeur entama sans perdre une seconde les manœuvres de retournement. Il percuta au passage le mur d’une maison, brisa les montants de bois d’un auvent et happa un panier d’osier qui resta coincé sous l’essieu avant. Puis il attendit que le deuxième camion eût effectué son demi-tour et se fût porté à sa hauteur pour réaccélérer et amorcer le deuxième passage.

Une étrange sensation étreignit Whu Phan-Li. Ce n’était pas de la peur mais un sombre pressentiment, un murmure intérieur, une certitude que cette razzia s’achèverait dans un bain de souffrance et de sang. Les villageois n’avaient pourtant que des fusils préhistoriques à leur opposer (ce qui contredisait la rumeur d’une récente livraison d’armes aux Abrazz par la bande de Perp Hubra) et ils n’avaient prévu aucun de ces systèmes élaborés de défense auxquels se heurtaient les pillards dans d’autres régions des monts Pïaï. Les quelques hommes vêtus de pagnes qui se déployaient dans le plus grand désordre de chaque côté de la rue principale ne paraissaient pas en mesure de leur opposer une résistance digne de ce nom. Les femmes couraient dans tous les sens et tentaient désespérément de rassembler les enfants dispersés. La brise n’avait pas encore dissipé la poussière qui occultait partiellement l’étoile double, le croissant de Sbarao et les cinq Anneaux intérieurs.

Une grêle de coups de feu accueillit les deux camions, mais les plombs ne se révélèrent d’aucune efficacité contre les vitres blindées et l’alliage des carrosseries, conçus pour résister aux explosions et aux ondes lumineuses. Ils touchèrent toutefois un encageur qui lâcha la ridelle à claire-voie et bascula vers l’arrière. Whu le vit tomber sur la terre battue, rouler sur plusieurs mètres, se relever et dégainer son ondemort à canon court. Les couvreurs déclenchèrent aussitôt une grêle d’ondes lumineuses pour empêcher les Abrazz de cerner ou de coucher en joue leur compagnon en difficulté. Whu donna quatre coups rapprochés sur le pavillon de la cabine. Le camion ralentit brusquement puis, dans un gémissement, repartit en marche arrière avant même d’être complètement immobilisé. Plusieurs secondes furent nécessaires au cam de l’autre véhicule, surpris par la soudaineté de la manœuvre, pour appréhender la situation. Le temps de réagir, d’avertir le chauffeur, et les deux camions se retrouvèrent séparés par une distance de plus de trois cents mètres.

Alerté par la baisse subite de l’intensité de lumière, Whu leva la tête. Le ciel s’était recouvert d’un voile safran qui ne présageait rien de bon. Un vent violent s’était levé et poussait une tempête de gaz sulfureux dans leur direction. C’était probablement elle, l’adversaire qu’il avait pressenti quelques minutes plus tôt, et elle s’annonçait nettement plus redoutable que les villageois. Il se plaça sur le côté de la plate-forme, se pencha vers l’avant, ouvrit la portière passager et se glissa en souplesse dans la cabine.

Le chauffeur détourna brièvement les yeux du rétroviseur extérieur.

« Qu’est-ce qui se passe, cam ?

— Une tempête de soufre. Stoppe le camion, nous devons mettre les masques.

— On ne récupère pas Brise-cou ?

— D’abord les masques ou nous risquons d’y passer tous. »

Le chauffeur hocha la tête et enfonça la pédale de frein. À peine le camion se fut-il arrêté qu’une brume jaune, dense, suffocante, ensevelit la rue et que la visibilité devint quasiment nulle. Les particules de soufre s’infiltrèrent par les interstices de la cabine, s’insinuèrent dans les vêtements, dans les yeux, dans les gorges, dans les narines. Whu ajusta rapidement les lanières de son masque et la bandoulière de sa bouteille d’oxygène. Des myriades de brûlures grimpèrent à l’assaut de ses membres, de son torse, de son cou. Il ne commit pas l’erreur de se gratter car les gaz sulfureux généraient un prurit qui, de désagréable, devenait insupportable si on se raclait la peau avec les ongles. Puis il enfonça l’embout souple du masque dans sa bouche et déverrouilla le système d’étanchéité de la bouteille. Il perçut, à la fraîcheur soudaine qui se déposa sur sa langue, le brusque afflux d’oxygène. Il veilla à respirer lentement pour ne pas flotter dans une euphorie pernicieuse, d’autant plus dangereuse que les circonstances, maintenant défavorables, exigeaient un esprit lucide et résolu. Il relevait de sa responsabilité, de son rôle de cam, de s’assurer de la sécurité des hommes de son équipe. Les gaz ne provoqueraient aucune lésion sur les poumons des garçons capturés, protégés par leur « soufre-douleur », mais ils risquaient de se révéler mortels pour les membres du réseau, originaires pour la plupart de mondes extérieurs.

Whu ouvrit la portière et dévala le marchepied. Il ne voyait pas à trente centimètres devant lui. Le camion et les maisons n’étaient plus que des formes indistinctes, des ombres fantomatiques et figées. Il essuya d’un revers de manche la visière de son masque. Le moteur s’étouffa subitement – la forte densité de soufre avait probablement déclenché le coupe-circuit automatique – et le silence, déchiré par les sifflements du vent et le grondement lointain du deuxième véhicule, retomba sur le village.

Des coups de feu claquèrent devant Whu. Des silhouettes se découpèrent sur le fond de brume jaune, mais il ne parvint à discerner ni leurs traits ni leur accoutrement. Dans le doute il visualisa le courant familier qui le conduisait au lac de Xui. Il ne recourait que très rarement aux techniques absourates, car il était à chaque fois envahi du pénible sentiment d’utiliser un enseignement plurimillénaire et sacré à des fins inavouables – et sa réputation suffisait généralement à tenir les têtes brûlées à l’écart –, mais il n’avait pas pris la précaution de se munir d’un onde-mort et les Abrazz pouvaient à tout moment surgir devant lui. Il se campa sur ses jambes pour résister aux attaques d’un vent de plus en plus violent. Les particules de soufre voletaient autour de lui, s’amalgamaient à sa sueur, se glissaient dans ses manches, dans l’échancrure de sa veste, dans la ceinture de son pantalon, lui enflammaient la peau, déjà irritée par le cuir rigide de ses bottes, par les lanières du masque et par la bandoulière de la bouteille.

Il se souvint de quelques-unes de ses leçons sur les grèves de l’océan des Fées d’Albar. Les instructeurs y emmenaient les novices pendant les tempêtes d’équinoxe pour leur apprendre à établir le calme intérieur au milieu des éléments déchaînés. Il était maintes fois arrivé au jeune Whu Phan-Li de perdre toute notion du temps et de constater, au sortir de son immersion dans le lac de Xui, que son instructeur et ses condisciples étaient partis se mettre à l’abri en le laissant seul sur les rochers battus par le vent et les embruns. Trempé jusqu’aux os mais bercé d’un sentiment de plénitude infinie, il les rejoignait dans la salle de cours non sans arborer ce petit air supérieur que légitimaient les expériences réussies.

Au cœur de la tempête de soufre, les mêmes sensations l’envahissaient que lorsqu’il faisait face à l’océan des Fées d’Albar, le même plaisir et la même urgence à s’abstraire des éléments tourmentés pour se fondre dans le calme infini, dans l’énergie fondamentale. Il se demandait parfois si la hiérarchie du monastère ne lui avait pas tenu rigueur de sa facilité à localiser et conserver le Xui, si son exil sur Bradebent n’avait pas été motivé par un misérable sentiment de jalousie à son encontre.

Une forme brune émergea soudain de la brume à moins d’un mètre de lui, un Abrazz entièrement nu, aux yeux exorbités, aux traits déformés par la haine. Il braqua le canon double de son fusil sur la poitrine de Whu qui entrouvrit la bouche et injecta toute la puissance de son mental dans son cri. Fauché par l’impact, l’Abrazz fléchit sur ses jambes et s’effondra de tout son poids sur le dos. La détente de son fusil se déclencha dans le choc. La détonation perfora les tympans de Whu qui eut l’impression qu’une invisible mâchoire emportait sa jambe droite. Après avoir traversé la botte, les plombs se fichèrent dans son tibia et dans son péroné. Un linceul glacé le recouvrit de la tête aux pieds et il serra les dents pour ne pas libérer un gémissement. Il transféra instinctivement le poids de son corps sur sa jambe valide et s’efforça de garder le contact avec le Xui. Il jeta un rapide coup d’œil sur les environs, aperçut des ombres qui grimpaient sur les grillages et prenaient le camion d’assaut. La douleur lui paralysait tout le flanc droit et son pied baignait dans le sang. Des coups de feu retentirent quelque part sur sa gauche, des rayons étincelants zébrèrent le brouillard jaune. Il discerna les bruits confus de corps à corps, les ahanements des combattants, les cliquetis d’armes blanches.

Il lui fallait trouver un endroit abrité pour panser sa blessure, pour enrayer l’hémorragie. Ses hommes étaient de taille à se défendre et, de toute façon, il ne leur serait d’aucun secours. Il s’écarta en claudiquant du camion et se dirigea vers les maisons basses. Deux silhouettes filèrent devant lui mais ne lui prêtèrent aucune attention. Il faillit heurter le pilier d’un auvent dont le vent gonflait le toit de tissu et d’osier comme une voile. Sa jambe l’élançait à chacun de ses mouvements. Le soufre s’insinuait dans ses bottes, jetait de l’acidité sur ses plaies.

La porte de bois, entrouverte, battait doucement contre le chambranle. Il se faufila aussi silencieusement que possible à l’intérieur de la maison, écarta la tenture qui séparait le vestibule de la pièce principale. Il entendit un ricanement sardonique suivi d’un petit cri d’effroi. Il retira son masque, car la visière embuée l’empêchait de distinguer quoi que ce fût. Une lourde odeur de sang dominait les effluves soufrés mais l’atmosphère était respirable. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua d’abord un masque et une bouteille d’oxygène gisant sur le sol de terre battue, puis le cadavre d’une vieille femme dont la robe retroussée jusqu’à la taille laissait entrevoir une plaie béante au bas du ventre. Il perçut des éclats de voix provenant d’une autre pièce. Il descendit de nouveau dans le lac de Xui, au point de convergence des énergies, puis, toujours en boitillant, il se dirigea vers l’une des deux ouvertures qui se découpaient sur la cloison du fond.

De l’autre côté, dans une chambre meublée d’un matelas et d’une commode rustique, il découvrit un homme armé d’un couteau qui menaçait une jeune femme vêtue d’une robe lacérée et dont le visage disparaissait sous un épais rideau de cheveux noirs.

« Je vais te faire goûter à mes couteaux, ma jolie ! grogna l’homme en remuant les hanches de manière obscène. Je t’ouvrirai deux fois le ventre et tu verras comme sont doux les baisers de mes lames ! »

Son allure, sa voix, ses gestes étaient familiers à Whu qui demeura d’abord sans réaction devant ce spectacle, un spectacle auquel il avait assisté à maintes et maintes reprises et qui jusqu’alors n’avait suscité en lui qu’une vague réprobation teintée de dégoût. Bien qu’il ne prît jamais part aux viols et aux pillages, il n’empêchait pas ses hommes de se défouler lors des razzias : « De temps en temps, disait Jankl Nanupha, les fauves ont besoin de se nourrir de viande fraîche…»

L’homme ricana, avança d’un pas et, d’un geste rapide et précis, entailla la robe de la femme de la pointe de la lame, lui dénudant une bonne partie de la poitrine et du ventre. Whu reconnut Taille-bide en dépit de l’épaisse couche safran qui lui recouvrait les cheveux et les vêtements. Il fut surpris de la présence du jeune Sbaraïque dans cette maison, dans ce village, car il ne l’avait pas remarqué parmi les hommes de son groupe. Des éclairs de démence dansaient dans les yeux exorbités de Taille-bide, la pointe de sa langue se promenait sur ses lèvres et la bosse révélatrice de son pantalon ne laissait planer aucune équivoque sur ses intentions. Acculée contre le mur du fond, la femme fit un pas sur le côté. Dans le mouvement, ses cheveux s’écartèrent et dévoilèrent un visage d’une beauté, d’une finesse peu communes. Ses yeux se posèrent sur Whu Phan-Li, statufié dans l’embrasure du passage, paralysé par la douleur de sa jambe. Ils étaient entièrement blancs, dépourvus d’iris, mais il n’eut pas la sensation de croiser le regard éteint d’une aveugle. Emplis d’une horreur indicible, ils lui adressaient une supplique muette.

Tout à coup, un voile se déchira dans l’esprit de Whu et la monstruosité de son existence lui fut révélée. Ces vingt années passées au service d’un trafiquant de chair humaine lui répugnèrent, lui apparurent comme une trahison de sa jeunesse, comme un reniement de sa nature profonde. Si les paroles brutales de Jankl Nanupha l’avaient tiré de sa torpeur, ces yeux d’une blancheur immaculée le remettaient sur le chemin de son âme, de sa source.

L’expression de sa proie alerta Taille-bide qui dégaina son ondemort à canon court et se retourna avec vivacité. Ses traits crispés se détendirent lorsqu’il reconnut Cri-mort.

« Bon Dieu ! Tu m’as fichu une de ces trouilles ! »

Il désigna la femme d’un mouvement de menton.

« J’étais occupé ! Jolie prise, pas vrai ?

— Laisse-la, lâcha Whu entre ses lèvres serrées. Tu devrais être avec les autres.

— Je suis pointeur, pas couvreur ! répliqua Taille-bide. Tu la veux ? Désolé, Cri-mort, elle m’appartient. T’as beau être le protégé de Jankl, tu passeras après moi et tu baiseras son cadavre !

— Laisse-la », répéta calmement Whu.

Les yeux noirs du Sbaraïque s’injectèrent de haine. Il leva l’ondemort à hauteur du visage de son vis-à-vis.

« Je ne t’ai jamais aimé, Cri-mort…»

Il n’eut pas le temps de presser la détente. Le cri de Whu, d’une puissance inouïe, le frappa au niveau du plexus solaire. Il se sentit soudain vidé de ses forces et ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s’affaissa comme une feuille morte sur le matelas.

Abandonné par le Xui, envahi par les crampes, taraudé par sa blessure, Whu fut à deux doigts de s’écrouler à son tour mais un tumulte soudain attira son attention et le retint de glisser dans l’inconscience. Une dizaine d’Abrazz vêtus de pagnes courts s’engouffrèrent dans la chambre, l’entourèrent et commencèrent à lui cribler le dos de coups de crosse.

« Ne le touchez pas ! » intervint la jeune femme d’une voix forte.

Ils la regardèrent avec stupeur, cessèrent de le frapper et s’écartèrent de lui.

« Mais, Himâ, c’est un voleur d’enfants, un loup enragé de Jankl Nanupha ! déclara l’un d’eux.

— Ce n’est pas ainsi que le perçoivent mes yeux.

— T’a-t-il… t’a-t-il… ? »

Elle s’avança vers eux et désigna le cadavre de Taille-bide. Le pâle rai de lumière qui tombait d’une lucarne de verre effleura sa peau claire sous les longues déchirures de sa robe.

« Cet homme a empêché son compagnon de me dérober ma virginité, et de cela vous devez lui être reconnaissants…»

Ses yeux blancs se posèrent de nouveau sur Whu qui se sentit nu et misérable devant elle. Il se mit à grelotter de tous ses membres et il savait, même s’il refusait de se l’avouer, que sa blessure n’était pas l’unique responsable du froid qui s’emparait de lui.

« Mes yeux ont vu en cet homme l’un des douze piliers du temple…» reprit-elle en détachant bien ses mots.

Les Abrazz levèrent sur elle des regards incrédules.

« Il n’est pas des nôtres, Himâ ! protesta quelqu’un. Il ne peut pas être l’un des douze ! Il est venu dans notre village pour nous enlever nos enfants…

— J’ai été reconnue comme l’Himâ, comme la gardienne des visions. Oseriez-vous mettre en doute ma parole ? »

Ils baissèrent la tête comme des enfants pris en faute. Elle n’avait pas besoin d’élever la voix ou de gesticuler pour affirmer son autorité. D’elle émanait une force presque surnaturelle, une énergie subtile comparable au Xui.

Whu Phan-Li ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire par les « douze piliers du temple ». Peut-être cela avait-il un rapport avec les douze ourates majeures de la chevalerie ? Peut-être pas… Il ne comprenait plus rien, il était seulement la proie d’un sentiment de solitude et de tristesse infinies.

« Où en sont les combats ? demanda l’Himâ.

— Les hommes des deux camions ont été neutralisés et nous avons libéré les enfants prisonniers. Louée soit la tempête de soufre !

— Hier encore, vous maudissiez les tempêtes. Loués soient donc les dieux qui n’écoutent pas les prières de leurs enfants !

— Que faisons-nous de lui ?

— Il restera près de moi. Il entre pour un douzième dans l’avenir de l’humanité… dans notre avenir. Allez chercher deux anciennes pour soigner ses blessures et…»

Un bruit sourd l’interrompit. Whu Phan-Li était tombé à genoux et, prostré sur le sol, secoué de sanglots, il libérait enfin les larmes qu’il n’avait pas su verser pendant plus de vingt ans.