SAISIS DE FOLIE, insensibles à la douleur, comme possédés, les interliciers se mordaient, se griffaient, s’arrachaient des lambeaux entiers de peau. Plusieurs d’entre eux s’étaient eux-mêmes émasculés à l’aide d’une pierre et le sang sourdait en abondance entre leurs jambes. Mais cette auto-mutilation ne semblait pas suffisante et ils continuaient de s’acharner sur leur propre corps, sur leurs bras, sur leur torse, sur leur visage avec une férocité inouïe. Les Tropicaux, hommes, femmes, enfants, disposés en cercle autour d’eux, les encourageaient à s’écharper en poussant des glapissements stridents. Les ruisseaux empourprés se déversaient dans Gran-Nigère et les poissons, attirés par l’odeur et la couleur du sang, par les éclats de chair qui tombaient en pluie dans l’eau troublée, se rassemblaient près de la rive pour participer à la curée.
« Vous ne pouvez rien faire pour interrompre cette horreur ? » demanda Aphykit, livide.
Les glapissements incessants des Bawalohos l’avaient contrainte à hurler. Le poids de Yelle lui tétanisait les muscles des bras.
« Ils les ont enduits d’une substance végétale spéciale, répondit Hectus Bar. Un poison qui s’infiltre par les pores de la peau et qui atteint les centres nerveux. Ils ne s’arrêteront pas tant qu’ils ne seront pas morts ! Les Tropicaux appellent cela moë tohi ajumbë, l’abominable mort qu’on se donne à soi-même. C’est ici la pire des fins, le sort réservé aux lâches, aux traîtres ou aux étrangers qui violent les coutumes. Le cardinal s’est lui-même condamné à mort en repoussant cette femme de manière aussi brutale.
— Pourquoi ne s’en prennent-ils pas à nous ?
— Ils ne savaient même pas que vous étiez là. Ils n’ont pas d’idée préconçue sur vous.
— Vous en parlez comme s’ils étaient encore capables d’établir des distinctions…
— Les Tropicaux utilisent des sortilèges de contrôle cérébral. Ils se sont servis des interliciers comme de machines, comme de robots, ils les ont d’abord programmés pour tuer Rouge-Violet et ses amis, puis pour s’auto-détruire. Le pouvoir des plantes platoniennes est illimité. »
Les Scaythes avaient disparu au pire moment pour le cardinal Kill et ses deux exarques, mais les hommes d’Église n’avaient pas eu le temps de s’en désoler. Les interliciers avaient fondu sur eux comme des fauves et les avaient taillés en pièces en quelques minutes. Ils ne s’étaient pas servis de leurs ondemorts, ils les avaient dépecés à mains nues, ils leur avaient déchiré leurs vêtements, leur avaient crevé le ventre de leurs ongles et les avaient vidés de leurs intestins qu’ils avaient dévorés comme des animaux affamés. Le cardinal et les exarques avaient gigoté sur le sol en poussant des gémissements déchirants. Le missionnaire lui-même, leur coreligionnaire pourtant, avait semblé prendre un plaisir certain à se repaître de leur agonie.
Les lèvres barbouillées d’excréments et de sang, les interliciers avaient ensuite fracassé à coups de pierres le crâne de leurs supérieurs hiérarchiques, puis, de plus en plus enragés, ils avaient commencé à s’auto-mutiler. San Francisco et Phœnix regardaient cet horrible spectacle d’un air détaché : leur enfance et leur jeunesse avaient été marquées du sceau de la cruauté. Ils avaient contemplé pendant des années les corps amputés, figés par le froid, environnés d’un nuage pourpre, des hommes et des femmes coulés dans les piliers de glace du Thorial.
La nuit tombait peu à peu sur l’aven de Bawalo, estompant les couleurs et les formes. Les tornades célestes se teintaient d’une subtile clarté qui variait du vert pâle au bleu sombre. Les fleurs des boug-boug s’ouvraient et libéraient des nuages pulvérulents dont les senteurs amères, âcres, dominaient l’odeur plus lourde du sang. Les fougères photogènes s’illuminaient, restituaient la lumière accumulée tout au long du jour et leurs branches ornaient les parois de l’aven de festons entrelacés et dorés.
Aphykit examina le visage inexpressif de Yelle, dont la pâleur de plus en plus prononcée tranchait violemment sur le fond d’obscurité. Le corindon de l’anneau muffial restait désespérément vitreux, opaque, comme s’il s’éteignait en même temps que la fillette. Des larmes glissèrent furtivement des yeux d’Aphykit, tracèrent leur sillon brûlant sur ses joues. Elle n’avait pas pleuré pendant plus de vingt ans, parce que son père, Sri Alexu, l’avait éduquée dans le strict respect de l’étiquette syracusaine et qu’elle avait longtemps considéré les démonstrations affectives comme des aveux de faiblesse, mais elle avait l’impression que le destin prenait un malin plaisir à lui procurer des occasions de rattraper le temps perdu.
« Vous pensez que les Tropicaux pourraient guérir ma fille ? demanda-t-elle au missionnaire.
— Ils ont une telle maîtrise des plantes que c’est une possibilité, mais leurs réactions sont imprévisibles, souvent incompréhensibles pour un étranger, répondit Hectus Bar. J’ai beau les fréquenter depuis plus de quinze ans, je me trompe régulièrement sur leurs intentions. Mon surnom officiel est Blanc-Jaune mais ils m’appellent également Doma Buribë, l’homme qui ne devine presque rien… Cette boucherie devient insupportable. Voulez-vous vous reposer à l’intérieur de la mission ? »
Des interliciers s’étaient effondrés au centre de l’arène formée par les Tropicaux mais, même allongés sur le tapis d’herbe et de feuilles, même à demi immergés dans l’eau de Gran-Nigère, ils poursuivaient leur entreprise méthodique de mutilation, plantaient leurs dents dans leurs bras, déchiraient des quartiers entiers de chair, dénudaient peu à peu l’humérus. Le sang giclait par saccades des artères ou des veines sectionnées. Leur visage impassible, leurs yeux dépourvus d’expression, leurs gestes mécaniques donnaient raison à Hectus Bar lorsqu’il parlait à leur propos de robots. Il y avait quelque chose d’inéluctable, d’implacable dans leur manière de se dépouiller de la vie. Les lueurs pâles des tornades gazeuses et des fougères photogènes se reflétaient fugitivement sur les peaux sombres des Tropicaux dont les cris assourdissants s’envolaient vers l’immense bouche de l’aven.
« Ils ne vont pas se vexer si nous nous retirons ? demanda Aphykit.
— Je ne le crois pas, mais vous avez raison : il vaut mieux s’en assurer », répondit le missionnaire.
Il se dirigea vers les anciens, hommes et femmes, qui se tenaient légèrement à l’écart de la multitude, comme si leur sagesse supposée les dispensait d’assister au supplice de « l’abominable mort qu’on se donne à soi-même ». À l’issue d’un court conciliabule, il se tourna vers Aphykit et, d’un hochement de tête, lui signala que les anciens avaient donné leur assentiment.
« Ils ont prononcé à votre propos les mots de hohïm alebohï, précisa-t-il après qu’ils furent entrés dans le dispensaire de la mission et qu’Aphykit eut délicatement posé Yelle sur une couchette.
— Ce qui signifie ? »
Le missionnaire ouvrit la porte de l’armoire métallique, saisit une antique lampe magnétique et pressa le commutateur d’énergie. Une lumière ambrée inonda la pièce, révéla les claies de branchages, le sol de terre battue (le missionnaire n’avait pas eu le courage de paver le sol de toutes les pièces de la mission), quelques grandes noix creuses amoncelées au pied des couchettes.
« Quelque chose comme une déesse tombée du ciel, répondit Hectus Bar. Pas vraiment une déesse, d’ailleurs, mais plutôt un être de lumière… Ou un être tombé de la lumière… Leur langue n’est pas plus facile à interpréter que leur comportement ! Ils ont également parlé des lormë u-ïdabo pour désigner les Scaythes d’Hyponéros. On pourrait traduire ça par les “envoyés du grand noir” ou les “messagers du rien”. Leur soudaine disparition n’a pas impressionné les villageois. Moi si ! Les habitants d’Hyponéros ont une façon très originale de prendre congé… Vous connaissiez Maltus Haktar ? »
Agenouillée à côté de la banquette, Aphykit caressait doucement le front glacé de Yelle. Une intuition lui murmurait avec insistance que la volatilisation des Scaythes avait un lien avec Tixu. Lorsqu’elle pensait à lui, elle ressentait un grand froid, elle avait la certitude qu’elle ne le reverrait jamais. Qu’avait voulu dire Yelle lorsqu’elle avait prédit son retour avec un cœur de vide dans une apparence d’homme ? Jouissait-elle de toutes ses facultés mentales au moment où elle avait proféré ces terribles mots ?
« Pas vraiment… Mes deux amis jersalémines, ma fille et moi étions cryogénisés et…
— Les quatre cryos du palais épiscopal ! s’exclama le missionnaire. Un de mes condisciples m’a parlé de cette histoire à l’occasion d’un séjour à Daukar. Vous êtes… Naïa Phykit ?
— Aphykit Alexu, mais je crois que certains m’appellent effectivement Naïa Phykit. Lorsque nous avons été ranimés, Maltus Haktar nous a guidés jusqu’aux déremats de l’atelier de réparation du palais épiscopal. Le muffi de l’Église et lui auraient dû se rematérialiser quelques minutes après nous.
— Qu’est-ce qui aurait pu les empêcher de se transférer ?
— Le palais était à feu et à sang… Ils ont peut-être été surpris par des mercenaires de Pritiv.
— Ainsi donc, ce n’était pas une simple rumeur : les forces impériales ont pris le palais épiscopal d’assaut. Les cardinaux et les vicaires voulaient la peau du Marquinatole mais nous ne savons pas s’ils l’ont obtenue !
— Marquinatole ?
— Le Marquinatin, le paritole, Barrofill le Vingt-cinquième. Je le prenais pour une crapule, comme son prédécesseur, mais vos paroles éclairent son caractère sous un jour nouveau et m’obligent à modifier mon point de vue. Et je comprends un peu mieux le dévouement fanatique de mon complanétaire Maltus Haktar pour le successeur du Vingt-quatre…»
Les cris des Tropicaux transperçaient les minces cloisons végétales et le toit de chaume. La pâleur de Yelle était telle qu’Aphykit crut pendant quelques secondes qu’elle était morte. Elle posa le pouce et l’index sur son cou, pressa la veine jugulaire, perçut la très faible palpitation de son cœur.
« Elle ne résistera pas longtemps », souffla la jeune femme, le désespoir dans l’âme.
San Francisco et Phœnix s’introduisirent à leur tour dans le dispensaire. L’épouvante déformait leurs traits habituellement indéchiffrables.
« Ma tête me dit que ces gens ont totalement perdu la leur ! gronda San Francisco d’un ton indigné. Ils se sont précipités sur les cadavres des interliciers, les ont coupés en petits morceaux et les ont distribués à l’assistance.
— Ils nous en ont offert pour que nous les mangions ! ajouta Phœnix. Notre tête nous a conseillé d’accepter, pour ne pas aller à l’encontre de leurs coutumes, mais notre cœur se révulse à l’idée de manger de la chair humaine. »
Elle ouvrit la main, laissa échapper un petit morceau de viande sanguinolent qui tomba sur la terre battue dans un bruit mat. Des gouttelettes pourpres souillaient son ample manteau blanc ainsi d’ailleurs que la cape de San Francisco.
« Cette coutume m’a également paru répugnante lorsque je suis arrivé à la mission, dit Hectus Bar, rompant un silence qui commençait à devenir pesant. J’ai fini par m’y accoutumer. C’est d’ailleurs davantage qu’une simple accoutumance : j’ai moi-même consommé de la chair humaine avec plaisir lorsque j’ai compris la signification, la beauté de ce rituel.
— Ma tête et mon cœur aimeraient également comprendre la beauté de l’anthropophagie », déclara San Francisco.
Comme Phœnix quelques secondes plus tôt, il ouvrit la main et lâcha un carré blanc et rouge, un cube de viande et de peau qui roula au pied d’une couchette.
« Les Tropicaux pensent qu’en mangeant la chair de ceux qu’ils ont condamnés à “la mort qu’on se donne à soi-même”, ils prennent sur eux une part de leur destinée, une part de leur souffrance, reprit le missionnaire. Ils leur évitent d’errer sans fin dans les mondes des âmes damnées. Ils estiment également que cette ingestion les dispensera de tomber dans les mêmes travers, de commettre les mêmes erreurs. Une forme de mithridatisation : chacun des habitants de Bawalo, hommes, femmes et enfants, absorbe une quantité infime de ce poison spirituel qui a valu à ces hommes, aux interliciers, au cardinal, aux exarques, leur condamnation à moë tohi ajumbë.
— La beauté de cette tradition échappe à ma tête ! » lâcha Phœnix entre ses lèvres serrées.
Hectus Bar se rendit près de l’armoire dont il ouvrit les portes en un geste empreint de solennité, révélant les rangées bien ordonnées (le seul endroit où il y eût un peu d’ordre à l’intérieur de la mission) de livres-films, de fichiers mobiles et de messacodes.
« J’ai accumulé les notes, les reportages holo et les enregistrements pendant quinze années. J’ai répertorié plus de deux cents rites différents, qui couvrent tous les événements de l’existence tropicale, funérailles, mariages, naissances, batailles, et aucun d’eux ne m’a laissé indifférent. Que ce soit sous une forme ou sous une autre, étonnement, émerveillement, répugnance, ces rituels ont démantelé mes défenses rationnelles de kreuzien et d’Osgorite, bâties par des siècles et des siècles de dogmes, religieux ou scientifiques. Ils m’ont appris à voir autrement. Dans le cas du cannibalisme, ils m’ont enseigné le pardon : manger la chair de l’homme moë tohi ajumbë, ce n’est pas seulement l’absoudre de ses fautes en acceptant de le recevoir dans son propre corps, c’est également reconnaître que personne n’est à l’abri d’un égarement.
— Le poison végétal dont sont enduits ces malheureux ne fait pas courir un risque à ceux qui les mangent ? demanda Aphykit.
— Chacun en ingère une trop faible quantité pour en subir les funestes effets. Il y a, toutefois, certaines conséquences secondaires comme des prurits désagréables, des accès de sudation visqueuse, nauséabonde, et, pour l’homme, des érections douloureuses qui se prolongent pendant plus d’une semaine. »
Le regard fiévreux d’Hectus Bar se posa sur les deux morceaux sanguinolents qui jonchaient le sol.
« Je ne supporte pas le gaspillage…» murmura-t-il d’une voix subitement rauque.
Il se dirigea vers le pied de la couchette, s’accroupit, chassa les insectes agglutinés, ramassa les deux morceaux de viande, les épousseta du bout des doigts et, sans la moindre hésitation, les enfourna dans la bouche. Puis il se releva et, les yeux dans le vague, les mâcha avec un plaisir évident. Dehors, les vociférations des Tropicaux s’étaient tues. Dans le silence restauré, troublé seulement par les bourdonnements des insectes, les bruits de mastication et de déglutition du missionnaire prenaient une résonance singulière, horrifiante.
« Ma tête et mon cœur se demandent comment vous réussissez à concilier la religion du Kreuz et ce genre de pratiques, fit observer San Francisco.
— De cet accommodement dépend mon équilibre physique, mental et spirituel, répondit Hectus Bar tout en continuant de broyer son insolite nourriture. Je serais mort depuis longtemps si, par exemple, je m’étais obstiné à respecter mes vœux de chasteté… À mon tour de vous poser une question. La légende prétend que les guerriers du silence voyagent sur leurs pensées : pourquoi en ce cas recourir aux déremats de la mission ? »
Ce fut Aphykit qui, levant les yeux sur le missionnaire, répondit. Elle fut saisie d’une brève mais violente envie de lui faire cracher le détestable contenu de sa bouche.
« San Francisco et Phœnix n’ont pas encore été initiés à l’antra.
— Et vous ? On dit que vous êtes l’un des derniers maîtres de la science inddique…
— J’estimais ne pas avoir récupéré suffisamment mes forces au sortir de la réanimation cryo. De plus, je ne souhaitais pas être séparée de ma fille.
— Vous affirmez être capable de voyager sur vos pensées en temps ordinaire ?
— Le transfert mental instantané n’est pas un but, seulement un moyen…
— Les Scaythes n’ont-ils pas employé le même procédé lorsqu’ils se sont volatilisés ?
— Nous ne savons rien, ou si peu, sur les Scaythes…»
Elle pensa simultanément que Tixu était peut-être mort d’avoir tenté d’en apprendre davantage sur les envoyés de l’Hyponéros et elle fut recouverte par une nouvelle et puissante vague de désespoir.
« Le transfert par la pensée est un phénomène inimaginable pour un esprit rationnel, ajouta le missionnaire. L’Église et la science officielle ont combattu cette idée avec un rare acharnement car, de la même manière que les rituels des Tropicaux, elle remet en cause la notion même de contrôle mental, elle bouleverse totalement les règles du jeu. Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas, mais aux yeux de nombreux sujets de l’Ang’empire, vous êtes également des fous, des individus régis par d’inconcevables lois…
— Gocks ! » s’exclama San Francisco. Il ajouta, devant l’air ahuri d’Hectus Bar : « C’est ainsi que ceux de mon peuple appelaient les autres races de l’univers. Ma tête se rend à présent compte qu’on pourrait traduire ce mot par fou…»
Il sentit une présence dans son dos, s’interrompit et se retourna. Quatre Tropicaux anciens, deux hommes et deux femmes, s’étaient subrepticement glissés dans le dispensaire. La lumière de la lampe accentuait leurs rides, les flétrissures de leur peau, les reliefs saillants de leurs os, teintait d’ambre leur longue chevelure blanche et leur toison pubienne clairsemée. Contrairement à la plupart des femmes des autres peuples de l’univers, les seins des Tropicales ne s’affaissaient pas avec l’âge : dès leur puberté, elles les recouvraient régulièrement d’un onguent végétal qui leur conservait toute leur fermeté et leur donnait à la longue une subtile couleur verte. Elles ne cessaient ce traitement que lors des périodes de menstruation ou d’allaitement. Les hommes entretenaient leur verdeur à l’aide de préparations analogues (le missionnaire les utilisait d’ailleurs en abondance) et ils pouvaient participer de manière active aux fêtes de la fécondité jusqu’au moment de leur mort. Il arrivait souvent que des anciens passent de vie à trépas dans les bras d’une femme. Cette façon de quitter le monde des vivants était l’une des plus recherchées dans les avens platoniens car, selon les croyances locales, elle assurait au défunt une éternité de délices.
Le missionnaire s’inclina et se rapprocha des anciens avec lesquels il entama un conciliabule. Ils lançaient des regards fréquents en direction d’Aphykit et de Yelle. Il n’y avait aucune trace d’hostilité dans leurs yeux, seulement des lueurs de crainte, d’admiration et de respect.
« Ils acceptent de soigner votre fille, fit le missionnaire avec un large sourire. Ils sont déjà en train d’organiser une cérémonie de célébration de la vie. Mais ils disent qu’ils apporteront seulement la force des plantes, que sa guérison dépendra d’elle et de vous. Vous êtes, vous, votre fille et vos deux amis, des hohïm alebohï, des êtres tombés de la lumière, et vous seuls pouvez décider de votre avenir. Ils seront les instruments, vous resterez les musiciens. À titre personnel, je préfère cependant vous prévenir que cette cérémonie n’est pas anodine : si votre envie de vivre n’est pas assez forte, les plantes vous emporteront. »
Aphykit se redressa, fixa intensément les quatre anciens puis désigna Yelle d’un geste du bras.
« C’est pour elle que je dois vivre, articula-t-elle lentement.
— Les Tropicaux vous rétorqueraient que le devoir n’est pas l’envie, et que l’envie ne concerne que soi-même.
— L’envie m’a quittée : l’homme que j’aime est parti pour toujours.
— Il est peut-être parti parce que l’envie vous avait quittée…»
Les iris pers et pailletés d’or d’Aphykit perdirent soudain de leur éclat, s’éclaircirent, se diluèrent presque dans le blanc de ses yeux. Elle s’évertua à ne pas le montrer, à rester droite et fière, mais les paroles du missionnaire avaient rouvert une blessure profonde et douloureuse. L’envie l’avait quittée depuis qu’elle était née. Elle avait toujours été le témoin neutre et indifférent de sa propre existence, même lors des seize années passées sur Terra Mater en compagnie de Tixu. Elle ne l’aurait pas laissé partir sinon, elle l’aurait aimé si fort qu’ils auraient ensemble défié et vaincu le blouf. Tixu l’avait tirée des griffes des marchands d’esclaves de Point-Rouge, l’avait délivrée du virus renddoux, mais elle s’était débrouillée pour retomber entre les mains des forces impériales et sombrer dans l’inconscience pendant plus de trois ans. Elle était une étoile morte, incapable de rayonner, de transmettre sa lumière, son énergie aux mondes qui gravitaient autour d’elle. Sa fille s’en allait à son tour parce qu’elle n’avait pas su lui donner l’envie. Depuis le départ de Tixu, seul Jek At-Skin avait été capable de réchauffer le cœur glacé de Yelle.
Les jambes de la jeune femme flageolèrent mais elle refusa de se laisser tomber, de leur donner sa faiblesse en pâture.
« Je suis prête », dit-elle d’une voix ferme.
*
Des fougères photogènes, beaucoup plus grandes que celles de l’aven, dispensaient un éclairage qui, bien que soutenu, ne parvenait pas à cerner les limites de l’immense grotte. Les colonnes blêmes, ventrues, obèses des stalagmites, les pointes effilées des stalactites, les formes torturées des parois donnaient à l’ensemble un aspect étrange, baroque.
Le grondement du torrent souterrain se faisait assourdissant. Les Bawalohos s’étaient rassemblés silencieusement autour de la pierre de vie, une pierre surélevée en forme de vulve sur laquelle reposait Yelle, entièrement nue. Avant de la hisser sur la roche, deux femmes l’avaient d’abord enduite d’une pommade nauséabonde qui avait assombri la blancheur de sa peau. De loin, elle donnait l’impression d’être l’héroïne d’une cérémonie funéraire. Le corindon julien avait pris une teinte franchement noire.
Des mains agrippèrent le surplis d’Aphykit, qui se recula d’un pas.
« Laissez-les faire, intervint le missionnaire. Les Tropicaux considèrent les vêtements comme des entraves à l’action des plantes. N’ayez aucune crainte : la pudeur n’a jamais été invitée aux cérémonies occultes de Bawalo. »
Dès lors elle se laissa déshabiller sans regimber. Les femmes l’entraînèrent au pied de la pierre de vie et, puisant régulièrement dans une large conque, étalèrent sur sa peau la même pommade odorante qu’elles avaient employée pour Yelle. La fraîcheur de la grotte et la viscosité de la substance la firent frissonner. Elle ne protesta pas lorsque les mains des femmes s’insinuèrent entre ses cuisses et insistèrent sur les replis de ses nymphes. De temps à autre, elles s’interrompaient dans leur besogne, la dévisageaient avec ardeur et prononçaient quelques mots dans leur langue chantante. Elles lui appliquèrent la pommade sur le cou, le visage et le sommet de la tête. Leurs doigts s’attardèrent dans sa chevelure dont la souplesse, la douceur et les reflets d’or semblaient les fasciner. Lorsqu’elles eurent achevé leur tâche, elles se retirèrent et la laissèrent seule à côté de la pierre. En séchant, la substance se durcissait et formait une croûte dure qui ne facilitait pas les mouvements. Aphykit ne ressentit rien d’autre que cette gêne dans un premier temps, puis une chaleur intense lui irradia le bassin, se diffusa dans son corps et des aiguillons enflammés lui lacérèrent le crâne, la poitrine et le ventre. La douleur fut tellement vive que ses jambes se dérobèrent sous elle et qu’elle s’affaissa sur le sol. Elle entrevit, entre ses cils emperlés de larmes, les silhouettes brunes des Tropicaux. Ils commençaient à se balancer d’un côté sur l’autre, dans un synchronisme parfait. Ils marmonnaient une suite de sons, un murmure chanté que couvrait le grondement du torrent. Elle aperçut, au milieu des autochtones, la silhouette plus grande et claire du missionnaire. Ayant retiré ses vêtements, il chantait et se balançait en cadence avec ses ouailles de Bawalo. San Francisco et Phœnix, enlacés, se tenaient légèrement à l’écart, près du tore ventru et jaunâtre d’une stalagmite.
Aphykit roula sur elle-même pour tenter de soulager la douleur mais elle ne réussit qu’à s’écorcher le dos, les épaules et les fesses. Elle avait l’impression de s’être immergée dans un torrent de lave en fusion. Elle se demanda comment Yelle réagissait à cette effroyable chaleur (la pensée l’effleura que les suppliciés enduraient le même calvaire sur les croix-de-feu kreuziennes) et leva les yeux vers le sommet de la pierre de vie. Elle poussa un long hurlement lorsqu’elle aperçut un squelette en lieu et place de sa fille.
Les Tropicaux se balançaient de plus en plus vite, sans pour autant perdre le synchronisme de leurs mouvements, et leur chant grave, syncopé, dominait le grondement du torrent. Une rage meurtrière, venue des tréfonds d’elle-même, s’empara d’Aphykit : de sa fille, de sa petite merveille, il ne restait que des os déjà blanchis, l’anneau du muffi de l’Église et quelques fils d’or de sa chevelure. Ces horribles Tropicaux et leur missionnaire, ces mangeurs de chair humaine, l’avaient empoisonnée avec leurs herbes macérées. Elle oublia la souffrance, saisit une pierre aux arêtes tranchantes, se releva et fondit en hurlant sur les premiers rangs des villageois. Ils ne s’écartèrent pas, ils continuèrent de psalmodier, de se trémousser en cadence. De toutes ses forces, Aphykit abattit la pierre sur le front d’une femme. Bien qu’ébranlée par le choc, la Tropicale ne fléchit pas. Du dos de la main elle essuya tranquillement le filet carmin qui s’écoulait de la plaie.
Folle de rage, Aphykit la frappa à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’elle plie, jusqu’à ce qu’elle s’effondre. Elle se rendit compte que c’était la première fois de son existence qu’elle levait la main sur quelqu’un et, curieusement, elle n’en éprouva aucun remords. Il lui sembla que les Tropicaux se resserraient sur elle, comme une horde d’animaux féroces. Inquiète, elle chercha San Francisco et Phœnix du regard mais les deux Jersalémines avaient disparu, ne se trouvaient plus en tout cas à l’endroit où ils s’étaient tenus quelques minutes plus tôt. Quant à Hectus Bar, elle n’avait aucune aide à attendre de sa part : ses yeux révulsés, le mouvement lancinant de son corps, sa bouche écumante montraient qu’il était sous l’emprise de l’hypnose collective des Bawalohos.
La peau d’Aphykit fut soudain parcourue de démangeaisons virulentes, ardentes. Elle lâcha la pierre, passa frénétiquement les mains sur son corps comme pour extirper ce feu qui la rongeait, mais loin de l’apaiser, ces effleurements ne réussirent qu’à aviver la sensation de brûlure. Elle s’écroula, se recroquevilla sur le sol comme une feuille de papier léchée par une flamme. Du fond de son puits de douleur, il lui sembla comprendre les paroles du chant des Tropicaux.
« La vie triomphera, la vie triomphera, célébrons la vie sous toutes ses formes, célébrons le triomphe de la vie…»
Elle perdit connaissance.
Tixu est penché sur elle lorsqu’elle rouvre les yeux. Il lui sourit, auréolé de la lumière tamisée des fougères photogènes. Il n’a pas changé pendant ces trois ans, elle a même l’impression qu’il a rajeuni. Sa peau a pris une teinte légèrement grise qui évoque les fuselages des anciens vaisseaux. Elle redresse le buste, tend la main pour lui caresser le visage mais son sourire se crispe, se transforme en rictus et il se dérobe. Elle tremble de froid, elle voudrait qu’il s’étende sur elle, qu’il la couvre de sa chaleur, mais il est enveloppé d’une invisible gangue de glace. Ses yeux gris-bleu brillent d’un éclat maléfique. Elle a l’impression, durant une fraction de seconde, de se trouver devant un Scaythe de l’Inquisition.
Ce n’est pas le Tixu qu’elle a connu. Elle se souvient d’un homme empli de bonté, d’un homme à l’énergie duquel elle se frottait, elle se réchauffait, d’un amant attentif, d’un compagnon enjoué, d’un éternel enfant, elle fait maintenant face à un être creux, dépourvu d’humanité. « Un cœur de vide dans une apparence d’homme », avait dit Yelle.
Yelle.
Aphykit observa la pierre de vie. Elle ne distingua que le sommet arrondi et grenu de la vulve minérale. Le squelette, le corindon julien, les cheveux d’or avaient disparu. Elle embrassa du regard l’ensemble de la grotte, ne vit ni les Tropicaux, ni le missionnaire, ni San Francisco, ni Phœnix. Elle était seule avec Tixu. Avec l’apparence humaine de Tixu. Elle ne souffrait plus, elle ne ressentait plus qu’une lassitude infinie, une lourdeur dans ses membres rompus, un frémissement subtil au creux de ses nymphes, une nausée latente, une vague envie de s’allonger et de sombrer dans l’oubli du sommeil.
Elle percevait toujours le chant de la célébration, dominant le grondement du torrent.
« La vie triomphera, la vie triomphera, célébrons le triomphe de la vie…»
Ces paroles l’irritaient. Elle n’avait pas envie de vivre. L’Hyponéros avait transformé Tixu en machine. Elle établit la relation entre le vide qui l’entourait et la dissolution soudaine des Scaythes.
Il était l’Hyponéros. Elle était désormais certaine que tous les Scaythes s’étaient retirés des mondes humains pour se rassembler dans le corps de l’homme qu’elle aimait. Sa puissance de destruction était au-delà de l’entendement. Le véritable Tixu était mort, Yelle était morte, elle n’avait plus qu’à se laisser mourir. Comme des doigts cruels arrachant un à un les pétales d’une fleur, le destin l’avait peu à peu dépouillée de ses raisons de vivre.
Elle contempla une dernière fois Tixu, tenta de déceler dans ses yeux une infime trace d’humanité. Il esquissa un sourire mécanique, un sourire de machine qui évoquait davantage le rictus d’un prédateur qu’un signal de connivence. Elle avait définitivement échoué. Elle se releva, grimpa sur la pierre de vie, s’y allongea, ferma les yeux et attendit que la mort vienne la chercher.
Le destin, vraiment ? Qui décidait pour elle ?
Elle avait le choix en cet instant précis. Le sort, la destinée n’étaient que des mots pratiques pour abdiquer de la vie. Elle avait reproduit le schème comportemental de son père, Sri Alexu : il s’était absorbé dans l’art floral pour oublier son épouse. Elle avait confirmé l’échec des trois derniers maîtres de la science inddique, l’échec de Sri Alexu, qui s’était renié dans le souvenir d’une femme disparue, l’échec de Sri Mitsu, qui s’était étourdi dans les sens, l’échec du mahdi Seqoram, qui n’avait pas su préserver la pureté de l’enseignement absourate. Elle s’était réfugiée dans l’amour de Tixu comme une chenille de feu dans le ventre du xaxas, comme un parasite. Que lui avait-elle donné en échange ? Yelle ? C’était un cadeau mutuel qu’ils s’étaient fait. Le bonheur ? Elle n’était pas douée pour le bonheur. Les paroles d’Hectus Bar l’avaient blessée dans le dispensaire de la mission parce qu’elles n’avaient été que l’expression de la pure vérité, de l’amère vérité, de la terrible vérité : il était parti parce que l’envie l’avait quittée. Il avait eu le choix, bien sûr, comme tout le monde, mais un amour fort, indéfectible, rayonnant lui aurait proposé d’autres solutions, d’autres routes. Elle ne l’avait jamais aimé, elle s’était aimée à travers lui, et comme il n’était plus là pour lui servir de miroir, la mort lui paraissait la seule issue envisageable. « L’envie ne concerne que soi-même », avait dit le missionnaire. Avait-elle envie de s’aimer elle-même ? Pour ce qu’elle était ? Avait-elle le désir sincère de devenir cet astre souverain, rayonnant, qui arroserait d’énergie les mondes gravitant autour d’elle, qui arroserait Yelle d’une véritable tendresse ?
Une vibration assourdie résonna dans son silence intérieur. L’antra, le son de vie manifestait sa présence, la reliait au chœur de la création. Elle était de nouveau une étincelle parmi les étincelles, une étoile parmi les étoiles.
Elle rouvrit les yeux. Debout au pied de la pierre, Tixu la regardait fixement, comme s’il guettait sa décision. Elle lui donnerait le baiser de l’humanité, elle l’aimerait si fort qu’elle l’arracherait des griffes de l’Hyponéros, comme il l’avait arrachée des griffes des marchands d’esclaves. Il redeviendrait un être libre, souverain, un être tombé de la lumière. Son visage n’exprima aucune émotion, mais Aphykit eut l’impression de distinguer un éclair de compréhension dans ses yeux. Il se fondit subitement dans la pénombre de la grotte que la clarté faiblissante des fougères photogènes n’éclairait plus qu’avec parcimonie.
« La vie triomphera, la vie triomphera, célébrons le triomphe de la vie…»
Les corps en sueur des Bawalohos ondulaient comme des vagues sombres et luisantes. Aphykit, allongée sur la pierre de vie, sentit une présence à ses côtés. Elle tourna la tête et se rendit compte que Yelle, redressée sur un coude, observait avec attention les danseurs. À sa main droite, l’énorme corindon julien brillait de mille feux.
« Ne vous inquiétez pas : vous avez cogné avec beaucoup de conviction, mais elle est simplement sonnée, dit Hectus Bar. Elle s’en remettra. »
Le front de la Tropicale, allongée sur le sol, s’ornait d’une large corolle pourpre. De temps à autre, un long tremblement secouait ses membres inertes. Penché sur elle, un homme lui entrouvrait les lèvres et la forçait à ingurgiter quelques gouttes d’un liquide doré qu’il versait d’une grande noix creuse.
« Elle sera même honorée d’avoir été choisie, reprit le missionnaire. Elle aura le sentiment d’avoir contribué davantage que les autres à la résurrection de votre fille. À votre résurrection… Vous ne voulez vraiment pas rester ? La fête vient tout juste de commencer…»
Les cris et les rires se répercutaient sur les parois et la voûte de la grotte. Les Tropicaux s’abreuvaient aux grandes noix et aux conques nacrées qui volaient de mains en mains. La boisson (un ferment de plaisir, selon le missionnaire) dégoulinait sur les mentons, sur les poitrines, sur les ventres. Les enfants grimpaient sur les stalagmites, se suspendaient aux stalactites, retombaient en souplesse sur le sol en poussant des hurlements de joie. Un feu d’herbes sèches brûlait au pied de la pierre de vie et ses éclats dansants supplantaient la lumière mourante des fougères. La fumée qui s’en dégageait n’agressait ni les yeux ni les narines. Elle générait au contraire une douce euphorie qui allait en s’accentuant au fur et à mesure qu’elle s’épaississait.
Aphykit aperçut San Francisco et Phœnix au milieu des villageois. Aussi peu vêtus que leurs hôtes, ils n’étaient pas les derniers à rire, à boire et à danser. Quant au missionnaire, la tension révélatrice de son membre viril montrait qu’il s’était largement abreuvé à la source du ferment de plaisir.
« Yelle et moi sommes fatiguées, répondit Aphykit. Nous avons besoin de nous reposer. »
Elle s’était revêtue du surplis blanc et avait passé la veste grise sur les épaules de Yelle. Bien que le feu d’herbes réchauffât sensiblement l’atmosphère de la grotte, elle tremblait de froid. Le mouvement des corps en transes, qui s’unissaient parfois pour une brève et violente étreinte, semblait subjuguer la fillette.
« Vous les remercierez pour moi, poursuivit Aphykit.
— L’envie vous est revenue : ils sont déjà remerciés. Quand comptez-vous partir ?
— Le plus tôt possible. Lorsque San Francisco et Phœnix nous rejoindront à la mission. Vous au moins, acceptez ma gratitude.
— J’ai été honoré et fier de vous accueillir dans ma modeste mission, Naïa Phykit. N’hésitez pas à vous installer dans ma chambre pour vous reposer : je ne pense pas être rentré avant le zénith de Soäcra. »
Il se détourna avec brusquerie et se dirigea à grands pas vers la Tropicale, une ancienne, qui l’attendait à côté de la pierre de vie. Avec une absence de culpabilité consternante pour un membre de l’Église kreuzienne, il s’en allait rompre une nouvelle fois ses vœux de chasteté.
L’aube se levait sur Bawalo. Les chants des Tropicaux n’étaient plus que des murmures improbables qui venaient s’échouer dans le silence matinal de l’aven. Les insectes, engourdis par la fraîcheur, n’avaient pas encore pris leur envol. Les fleurs des buissons boug-boug déployaient leurs pétales écarlates imprégnés de rosée. Les rayons naissants de Soäcra, encore invisible dans le ciel, teintaient d’orange et d’ocre les ailes des dragons de feu.
Main dans la main, Aphykit et Yelle traversèrent le village désert. Elles évitèrent de s’attarder aux abords de la crique de la mission. Si l’eau de Gran-Nigère avait recouvré sa limpidité initiale, les Tropicaux n’avaient pas encore enlevé les restes des cadavres des interliciers et des hommes d’Église. Yelle contempla l’affreux spectacle d’un air interrogateur mais elle ne posa aucune question. Elle n’avait rien dit depuis qu’elle était sortie de son coma et Aphykit se demandait si elle n’avait pas perdu l’usage de la parole. De temps à autre, la fillette levait la main droite vers la bouche de l’aven et observait les subtils jeux de lumière dans le corindon julien. Elles longèrent la crique, choisirent pour se laver un endroit situé à l’écart, dissimulé par les frondaisons des phaphaniers.
Ce n’est que lorsqu’elles se furent allongées sur le lit du missionnaire que Yelle prononça ses premiers mots :
« Je t’aiderai à délivrer papa du blouf…»
Aphykit se souleva sur un coude.
« Tu étais consciente pendant la cérémonie ?
— Quelle cérémonie ? J’ai seulement vu papa et le blouf à l’intérieur de lui. Il a besoin de nous, maman. »
Aphykit enlaça sa fille et l’attira contre sa poitrine. Pendant quelques minutes, elles restèrent blotties en silence l’une contre l’autre.
« Je suis tellement heureuse que tu sois vivante, murmura Aphykit.
— Toi aussi tu étais morte, maman, et papa, il devra mourir pour revenir à la vie… Maintenant, je veux que tu m’apprennes le voyage sur la pensée.
— Dès que nous serons arrivées, je te le promets. »
La chaleur montait rapidement à l’intérieur de la mission. Les bourdonnements des insectes annonçaient l’avènement triomphal du jour.
Le triomphe de la vie.
*
Assis au centre du terre-plein, indifférent à la pluie, Jek ressassait des pensées tourmentées. Fracist Bogh et l’ancien chevalier absourate s’étaient transférés dans le volcan d’Exod quelques heures plus tôt mais il était toujours sans nouvelles de Yelle, de Naïa Phykit, de San Francisco et de Phœnix.
Le chevalier absourate s’était rematérialisé le premier. Jek avait reconnu d’emblée l’homme qu’il avait aperçu lors de ses expéditions mentales depuis le naos des annales inddiques, l’homme enfermé dans une masure avec une femme brune dont les yeux entièrement blancs voyaient au-delà de l’espace et du temps. Il s’était parfaitement souvenu de la scène, des tapis et des chaises de paille, des murs de torchis, de leurs paroles : « Tu es l’un des douze piliers du temple… Je ne suis qu’un des salopards de Jankl Nanupha… Je serai l’arc, tu seras la flèche… Les temps sont venus de l’union, de la fusion…» Elle avait dégrafé sa robe, s’était glissée sous le drap écru et ils s’étaient aimés avec fureur comme Phœnix et San Francisco dans le cachot du Thorial.
« Vous êtes un chevalier, un ancien trafiquant des monts Pïaï, un des douze piliers du temple », avait dit Jek sans laisser le temps à son interlocuteur de se remettre de l’effet corrigé Gloson.
Allongé sur le terre-plein, le chevalier avait lutté contre les vertiges nauséeux qui le saisissaient, avait ouvert les yeux et cherché à savoir à qui appartenait la voix qui l’interpellait.
« Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? avait continué Jek. Personne ne vous a donné les coordonnées d’Exod. »
Même en faisant appel à l’énergie du Xui, Whu Phan-Li s’était avéré incapable de remettre de l’ordre dans ses pensées.
L’apparition soudaine de Fracist Bogh l’avait tiré d’une situation difficile. Le garçon, dont les interrogations et la voix aigrelette lui faisaient l’effet d’une véritable torture, avait jeté son dévolu sur le nouvel arrivant et s’était provisoirement désintéressé de lui.
Jek avait dû laisser les deux hommes récupérer de l’effet Gloson et s’abstenir momentanément de leur poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Il s’était demandé pourquoi Fracist Bogh était revêtu d’une combinaison grise de mercenaire de Pritiv. Lorsqu’ils s’étaient quittés, il portait encore le colancor blanc de son habit pontifical. Il n’avait pas compris non plus pourquoi l’ancien muffi était accompagné du chevalier, vêtu quant à lui d’une combinaison noire d’ovate.
« Où sont Yelle et les autres ? avait-il demandé après avoir décelé un léger mieux sur le visage crispé de Fracist Bogh.
— Ils ne sont pas avec nous, avait bredouillé ce dernier… Nous n’avons pas pu utiliser les déremats du palais… Une coupure d’énergie magnétique… Les mercenaires ont surgi dans l’atelier… Maltus Haktar est mort… Le chevalier Whu m’a sauvé la vie…
— Comment est-il arrivé dans le palais ? Il habitait loin de Syracusa, sur le monde des Abrazz et des Pïaï…
— Les Pïaï sont des montagnes du Sixième Anneau de Sbarao et les Abrazz un ensemble de plateaux de ces montagnes, intervint Whu. Une vision m’a poussé à me rendre à Vénicia. Mais qui t’a révélé tous ces détails sur moi ?
— Les annales inddiques, répondit Jek.
— Le temple de lumière, précisa Fracist Bogh, qui avait surpris les lueurs interrogatives dans le regard de Whu. Quant à Naïa Phykit et aux autres, je ne sais pas ce qui a pu leur arriver…»
L’Anjorien avait accompagné les deux hommes jusqu’au village des pèlerins, les avait installés dans la maison de Naïa Phykit, leur avait servi un repas succinct composé principalement de fruits et d’eau, puis s’en était retourné au volcan. Il avait espéré apercevoir les chevelures dorées de Yelle et de sa mère du haut du surplomb qui dominait l’ensemble du cratère, mais, quelques centaines de mètres en contrebas, le terre-plein était toujours désert. Les nuages lourds et noirs avaient libéré une pluie fine et persistante, un crachin grisâtre qui noyait les environs dans sa désolation. Jek avait dévalé les escaliers en spirale, humides et glissants. Les entrées des anciennes habitations troglodytes se couvraient d’immenses toiles d’araignée ondulant souplement sous les rafales de vent.
Il s’était assis au centre du terre-plein. La pluie avait transpercé sa tunique et son pantalon de lin. (Il avait ressenti un énorme soulagement lorsqu’il avait retiré son colancor. Combien p’a At-Skin avait dû souffrir pour comprimer son gros ventre dans cette horrible prison de tissu !) Le silence lugubre qui régnait à l’intérieur du volcan accentuait sa tristesse. Avant de partir pour Ephren, Shari lui avait ordonné de rester sur Terra Mater pour accueillir Aphykit, Yelle et les autres, et il n’osait pas partir à leur recherche, d’une part pour ne pas transgresser les instructions de Shari, d’autre part pour ne pas risquer de les croiser et de manquer leur arrivée. Envahi par un sentiment grandissant d’impuissance et de désespoir, il ne lui restait rien d’autre à faire qu’à se morfondre dans ce cratère mort, qu’à contempler d’un œil morne la cicatrice rocheuse de l’ancienne cheminée.
« Jek ! »
Il lui semblait avoir entendu une voix fluette prononcer son nom mais il n’osa pas se retourner, de peur d’être déçu, préférant croire qu’il avait été le jouet d’une illusion sonore, à moins encore qu’il n’eût perçu le trompettement rauque d’un aïoule.
« Jek ! »
Le cœur battant, il se retourna. Yelle se trouvait à une dizaine de mètres de lui, vêtue de la veste grise qu’il avait portée sur Syracusa. Elle avait visiblement recouvré l’usage de ses jambes et de ses bras. Ses yeux gris-bleu brillaient joyeusement, ainsi que l’anneau épiscopal à sa main droite. Le crachin plaquait ses cheveux d’or sur son front, sur ses tempes, sur ses joues. Le large sourire qui illuminait son visage était dépourvu de sa coutumière ironie.
Il entrevit derrière elle la silhouette allongée de Phœnix, enveloppée dans le manteau blanc de Shari. Allongée sur le sol du terre-plein, souffrant de l’effet corrigé Gloson, elle remuait faiblement comme une chenille au sortir de son cocon. C’était son premier transfert cellulaire et, à en juger par ses yeux affolés, son souffle court et ses gémissements, ce décalage sournois entre ses perceptions et sa motricité la terrorisait.
Jek souffrait lui aussi d’un curieux décalage : une envie folle le pressait de se précipiter vers Yelle, de la prendre dans ses bras, de la soulever du sol et de la faire tournoyer dans les airs, mais son corps restait pétrifié, incapable d’esquisser le moindre geste. Ce fut donc elle qui vint vers lui, lui glissa les bras autour de la taille et posa doucement la tête sur sa poitrine. Ils étaient à peu près de la même taille lorsqu’elle avait été frappée par le rayon cryogénisant de l’arme de Marti, il la dépassait de deux têtes à présent. Elle lui parut tellement fragile qu’il n’osa pas l’étreindre, de peur de la broyer. Il lui effleura délicatement la joue du revers de la main. Il se rendit alors compte qu’elle pleurait, que ses larmes brûlantes traversaient sa tunique détrempée et réchauffaient sa peau humide et glacée.
Ils restèrent enlacés en silence jusqu’à ce qu’Aphykit et San Francisco se rematérialisent à proximité de Phœnix, toujours terrassée par le mal des transferts.
Aphykit n’eut besoin que de quelques minutes pour rétablir la coordination entre son esprit et son corps, se relever, s’avancer vers Yelle et Jek, les étreindre tous les deux. Elle avait l’impression de rentrer chez elle après un interminable voyage, de se réveiller à l’issue d’un long rêve.
« Nous sommes tellement heureuses de te revoir, Jek. »
« Nous vous rejoindrons plus tard », insista Yelle.
Lorsqu’elle prenait cet air buté, lorsqu’elle avait ce front plissé et cette moue provocante, rien ne pouvait la faire changer d’avis. D’autant que l’air penaud de Jek, qui la tenait par la main, trahissait une complicité tacite.
« Il pleut ! argumenta Aphykit tout en sachant que sa tentative se révélerait parfaitement inutile.
— Ma tête dit que le prince des hyènes veut se retrouver seul quelques instants avec sa princesse ! dit San Francisco. Et mon cœur l’approuve…
— Le ciel également manifeste sa joie », ajouta Phœnix avec un sourire las.
Les deux Jersalémines ne s’étaient pas encore remis de la cérémonie de la pierre de vie, et le transfert avait accru leur fatigue. Ils n’avaient qu’une hâte, s’allonger sur un lit et dormir. Les souvenirs qu’ils gardaient de la fin de la célébration demeuraient confus… Des sensations caressantes, des vagues puissantes qui les roulaient dans une mer houleuse de plaisir, des peaux d’une sensibilité exacerbée qui se frottaient, des bouches voluptueuses qui se cueillaient, des ventres lascifs qui s’ouvraient, des membres impétueux qui les comblaient…
« Si tout le monde, même le ciel, est contre moi, je n’ai plus qu’à m’incliner ! dit Aphykit.
— Nous ne serons pas longs ! » cria Jek.
Il avait déjà tiré Yelle dans la végétation dense qui bordait le sentier.
Trente minutes plus tard, ils atteignirent la rive du torrent, à l’endroit où ils s’étaient baignés la première fois qu’ils s’étaient rencontrés. Yelle reconnut les lieux bien que les ronces, les herbes folles, les arbustes aient recouvert la plupart des rochers. La pluie n’avait pas cessé, bien au contraire. Elle tombait à présent en cordes épaisses et drues qui hérissaient la surface tumultueuse du torrent.
Ils se déshabillèrent, abandonnèrent leurs vêtements sur l’herbe et, poussant des petits cris d’effroi, entrèrent dans l’eau jusqu’aux genoux. Comme trois années plus tôt, Jek garda les mains crispées sur son bas-ventre. Le torrent colérique se pulvérisait sur les rochers, sur leurs jambes, sur les racines découvertes des arbres, projetait des gouttelettes glaciales sur leur peau.
« Tu peux te mettre à l’aise ! lança Yelle, provocante. Je sais comment c’est fait, un garçon ! »
Jek leva les bras au ciel d’un air désolé et ils éclatèrent de rire. Yelle vit alors qu’elle n’avait plus vraiment affaire à un garçon mais presque à un homme.
*
« Avez-vous eu des nouvelles d’Adaman Mourall ? » demanda Fracist Bogh.
Le feu de bois crépitait dans la cheminée de pierre devant laquelle Yelle et Jek, frigorifiés, assis sur un banc, emmitouflés dans des couvertures de laine, essayaient de se réchauffer. Exténués, San Francisco et Phœnix s’étaient retirés pour se reposer. Whu avait longuement raconté son histoire, son désespoir de chevalier, ses vingt années passées au service d’un trafiquant de marchandises humaines du Sixième Anneau, sa rencontre avec Katiaj, l’Himâ des Abrazz, son départ pour Vénicia.
« Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’un des deux déremats de Bawalo avait été utilisé quelques heures avant nous, répondit Aphykit, accroupie devant la cheminée. L’affichage mémoriel de l’appareil indiquait la destination de Duptinat, capitale de Marquinat. »
L’humidité du bois n’avait pas facilité l’allumage du feu et elle éventait régulièrement les braises à l’aide d’un carré de tissu. Une fumée noire et chuintante s’élevait des bûches détrempées.
« C’est bien Adaman, soupira Fracist Bogh. Il est Marquinatin, comme moi. Il n’a pas su saisir la perche que le destin lui tendait.
— Personne ne lui a parlé des coordonnées terrestres d’Exod, dit Whu, attablé en face de l’ancien muffi. Il ne savait donc pas où nous rejoindre.
— C’était son choix, n’est-ce pas, chevalier ?
— C’était son droit…»
Fracist Bogh se leva et rejoignit Aphykit devant la cheminée. Il hésita un long moment puis se décida à poser, d’une voix timide, la question qui le préoccupait.
« Quand comptez-vous nous initier à l’antra ? »
Elle suspendit ses mouvements et leva les yeux sur l’homme d’Église.
« Demain. Vous devrez être prêts quand Shari reviendra. »