UN MURMURE TÉLÉPATHIQUE s’insinua dans le silence intérieur de Ghë.
« Assemblée du retour à la Terre. Assemblée du retour à la Terre. »
Une émotion intense coula en elle comme un puissant fleuve venu du fond des âges, gonflé siècle après siècle par la nostalgie de l’exil. Elle oublia ses préoccupations, se mit instinctivement en état d’écoute et perçut, tout autour d’elle, les vibrions mentaux de ses frères et sœurs qui tous exprimaient la même joie, la même euphorie.
La Terre, enfin.
« Communication orale et publique dans une heure ADVL », poursuivit le prévenant télépathique.
Bien qu’elle eût largement le temps de se préparer, Ghë se leva de la couchette de sa cabine et fit coulisser la porte métallique de son armoire pour choisir des vêtements appropriés à l’événement. La brusquerie de ses gestes lui coûta immédiatement un début de tétanie. Elle dut rester immobile pendant quelques minutes pour décontracter les muscles de ses jambes. Cela ne faisait que quelques mois ADVL qu’elle avait quitté l’appartement familial, quelques mois qu’elle expérimentait une indépendance qui ne lui avait apporté que de la déception, et, privée du regard à la fois tendre et intraitable de sa mère, il lui arrivait de commettre des imprudences inexcusables pour quelqu’un qui avait atteint sa majorité.
Elle prit conscience de la stupidité de son agitation et s’efforça de contrôler sa respiration pour recouvrer son calme. Trente siècles ADVL plus tôt, cinq des sept générateurs d’oxygène du train de vaisseaux étaient tombés en panne et la caste des techniciens s’était avérée incapable de les réparer. La caste des gouvernants avait alors pris les mesures draconiennes qui s’imposaient : elle avait d’abord éjecté dans l’espace les indésirables, les bouches inutiles, les prisonniers de droit commun, les opposants politiques, les anciens et les malades, puis elle avait prohibé les mouvements précipités, les courses, les agitations inutiles, les énervements et toute action qui entraînait d’une manière ou d’une autre une consommation excessive d’oxygène et une production intempestive de gaz carbonique. Cette interdiction s’appliquait aussi bien aux endroits publics, aux coursives, aux passages, aux salles communes qu’aux cabines et appartements privés.
L’excès d’enthousiasme de Ghë aurait pu lui valoir, si un prévenant l’avait dénoncée à la caste des vigiles après avoir capté ses vibrions mentaux, une longue peine de cryogénisation ou même, au cas où aucun des caissons de congélation n’aurait été libre, l’éjection pure et simple dans l’espace. La chaleur lui parut soudain étouffante et, d’un geste lent et délicat, elle écrasa les gouttes de sueur qui lui perlaient sur le visage et s’insinuaient entre ses seins. Elle attendit patiemment que s’interrompe cette détestable diaphorèse, cette preuve indubitable de son manquement aux règles. La transpiration trahissait souvent les amants imprudents, les hommes et les femmes qui transgressaient la loi du coït mensuel, une loi limitant à un par mois ADVL la fréquence des rapports sexuels entre époux (durée maximale autorisée du rapport : dix minutes). Les rougeurs, les yeux brillants, la fébrilité, les lèvres gonflées, les traces de morsure ou de griffure étaient autant d’autres symptômes susceptibles d’éveiller les soupçons des vigiles.
Cet édit ne concernait pas Ghë, ni les autres célibataires des deux sexes qui occupaient les vaisseaux situés en queue de train. Eux n’avaient pas le droit d’avoir des rapports tout court ni même de se livrer aux plaisirs solitaires. Ils n’étaient autorisés à sortir de leur cabine que pour se rendre – avec une extrême lenteur – à leur poste de travail, aux cérémonies crypto ou aux assemblées passagères. Le reste du temps, ils restaient allongés sur leur couchette, nus, immobiles, immergés dans la mer environnante des vibrions mentaux comme dans une eau bienfaisante, reconstituante.
Sur la Terre ils pourraient enfin respirer sans restriction, s’aimer sans condition, transpirer, s’agiter, courir, crier. Ils fouleraient ces petits brins souples et verts appelés l’herbe et dont la caste des gardiens-mémoire conservait quelques précieux échantillons dans le musée des origines, ils s’exposeraient aux caresses du vent et aux rayons du Soleil, l’étoile jaune du système. Les paroles de l’hymne du retour, ces mots que Ghë, poussée par la force de l’habitude, avait si souvent chantés d’une manière machinale, vinrent mourir sur ses lèvres.
« Nous partons pour dix mille ans, ô notre Terre, mais nous ne t’oublierons pas, fredonna-t-elle… Nous n’oublierons pas le doux bruissement du vent sur les feuilles des arbres, la douceur et la fraîcheur de l’herbe sous nos pieds nus, la beauté des aubes et des crépuscules, le murmure des sources et des cascades, le grondement des orages et des vagues, la chaleur de l’été et la froidure de l’hiver… Nous partons, ô notre Terre, parce que la maladie nous a élus et que nous ne voulons pas qu’elle élise tes autres enfants… Pendant cent siècles, l’espace sera notre patrie, l’El Guazer notre cité, l’errance notre mode de vie… Pendant cent siècles nous chercherons notre chemin de guérison et d’espoir… Nous reviendrons vers toi, libres et sains, comme les enfants retournent à leur mère… Les douze fils aimants, les douze élus de ton cœur te délivreront du mal qui te ronge et nous te chérirons jusqu’à la nuit des temps… Cette destinée s’accomplira par la grâce de notre protecteur El Guazer… Béni soit son nom pour l’éternité…»
Ghë ne savait quelle réalité recouvraient les feuilles des arbres, la beauté des aubes, les cascades, les vagues, l’été ou l’hiver, mais en elle s’ancrait une douce certitude que la vie sur Terre serait de toute façon préférable à la vie dans l’El Guazer. Bien qu’elle n’eût jamais connu d’autre horizon que celui du train de vaisseaux, elle souffrait d’un sentiment de claustration. Elle rencontrait des difficultés grandissantes à supporter les perspectives arrondies et restrictives des coursives, des cabines et des salles communes, l’odeur d’oxydation qui s’exhalait du métal corrodé par la rouille. Cette claustrophobie naissante avait probablement un lien avec le resserrement de l’espace vital et les contraintes physiques engendrés par la raréfaction de l’oxygène.
Ghë s’était certes adaptée à l’obscurité permanente, comme tous les siens, mais la nyctalopie ne remplaçait pas la magnificence de la lumière. La caste des gardiens-mémoire prétendait que le système d’éclairage de l’El Guazer avait cessé de fonctionner au septième siècle de l’errance, alors que le train de vaisseaux n’était pas encore sorti de la Voie lactée. Seuls s’étaient obstinés à briller quelques projecteurs du vaisseau de tête, où résidaient les castes des gouvernants et des techniciens.
L’imminence du retour à la Terre emplissait Ghë d’une allégresse telle qu’elle se mit à transpirer de plus belle. Elle sentit le souffle d’un ventilateur sur son crâne glabre. Elle comprit alors qu’elle n’était pas la seule à être saisie d’une incontrôlable ardeur, que la chaleur qui se dégageait des dizaines de milliers de corps entraînait une brutale augmentation de la température et le déclenchement automatique des ventilateurs. Jamais elle n’avait capté avec une telle netteté les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d’exil, cette mer énergétique dense et houleuse de laquelle elle extrayait des bribes de pensées comme des gouttes d’écume. Elle s’allongea de nouveau sur la couchette et goûta les caresses voluptueuses de l’air sur sa peau, ces prémices des vents terrestres qu’elle imaginait à la fois plus violents et plus suaves. Comme à chaque fois qu’elle s’offrait aux effleurements du ventilateur, elle ferma les yeux et s’abandonna aux frissons de plaisir qui prenaient naissance entre ses cuisses et s’échouaient sur les pointes dressées de ses seins. Sa peau, d’une sensibilité exacerbée, ne s’ornait d’aucune pilosité. Elle avait entendu dire que d’épaisses touffes de poils protégeaient la tête et les organes sexuels de leurs ancêtres de la Terre, une thèse qu’elle jugeait aussi farfelue que la légende des Ourates de l’Absolu.
Elle repoussa énergiquement la tentation d’explorer les replis secrets de sa féminité. Le moment aurait été mal choisi d’être repérée par des prévenants et d’être condamnée à l’éjection dans l’espace. Elle se leva et choisit, parmi la dizaine de tenues que lui avait données sa mère, une robe noire resserrée à la taille. Elle l’enfila lentement car le ventilateur avait séché sa sueur et elle ne tenait pas à transpirer de nouveau. Puis elle sortit de sa cabine et s’engagea dans l’étroite coursive qui donnait sur la place centrale du niveau 7 du vaisseau.
Des fleuves humains convergeaient en silence vers la salle des assemblées. L’échange de paroles n’était pas formellement proscrit dans les lieux communs de l’El Guazer, mais la caste des gouvernants recommandait avec insistance l’échange télépathique, plus économe en oxygène. Tout en marchant, Ghë restait en écoute, attentive aux éventuels frères et sœurs qui auraient souhaité engager une conversation mentale. Depuis quelque temps elle avait l’agaçante impression que quelqu’un cherchait à entrer en contact avec elle, mais à chaque fois qu’elle ouvrait son esprit pour favoriser la communication, le mystérieux correspondant refusait de se manifester, comme effarouché par sa propre audace. Elle avait cru pendant quelques jours ADVL qu’elle sombrait dans la paranoïale, une maladie redoutée dans l’enceinte de l’El Guazer, et elle était allée consulter le soignant de son niveau, un homme sans âge dont les attouchements appuyés l’avaient offensée.
« Tu es en parfaite santé, sœur Ghë, avait-il assuré avec un détestable petit sourire (Ghë n’avait pas aimé sa voix, d’une neutralité qui confinait à la sécheresse). Ces tentatives de communication sont bien réelles, et non les fruits d’un dérèglement mental provoqué par un abus de cryptos. Probablement un amoureux transi qui n’ose pas te déclarer sa flamme…»
« Crois-moi, sœur Ghë, devant ta beauté je ne ferais preuve d’aucune timidité », avait-il ajouté mentalement comme si le son de sa voix l’avait tout à coup intimidé, réflexe d’autant plus stupide que les vigiles interceptaient plus facilement les échanges mentaux que les conversations orales.
Elle gardait le souvenir d’un appendice long et dur qui cherchait à forcer le passage de son intimité, d’ongles brutaux qui lui griffaient la poitrine et les hanches, mais elle avait oublié de quelle façon elle s’y était prise pour échapper à l’étreinte du soignant et sortir de la cabine de consultation. Elle s’était retrouvée allongée sur sa couchette, nue, haletante, assaillie par les crampes, seule avec sa culpabilité, son dégoût et son envie de pleurer.
Elle n’avait pas dénoncé son agresseur de peur que l’accusation ne se retourne contre elle. En revanche elle n’était pas parvenue à se fondre dans le virnâ harmonique lors des cérémonies crypto qui avaient suivi cette pénible scène. Loin de s’envoler dans les mondes merveilleux de l’esprit, elle était descendue dans les soubassements de son âme où elle avait rencontré des énergies de haine et de destruction dont la puissance l’avait épouvantée.
Les gradins demi-circulaires se remplissaient peu à peu. La salle des assemblées, aménagée dans le vaisseau central du train, pouvait contenir plus de cent mille personnes, soit la quasi-totalité des passagers de l’El Guazer. Les lueurs rougeâtres des veilleuses de sécurité, disposées au-dessus des innombrables portes et alimentées par un circuit énergétique autonome, ne parvenaient pas à égratigner l’obscurité opaque, permanente, qui ensevelissait les cloisons, le plafond, les escaliers et les rangées de sièges pliants. Bien que nyctalopes, les assistants des derniers rangs n’avaient aucune chance de discerner les maîtres de cérémonie, installés sur la scène centrale. Toutefois, ce défaut de visibilité ne constituait pas un inconvénient majeur dans la mesure où des haut-parleurs disséminés dans le sol répercutaient les paroles des différents intervenants dans les travées les plus reculées de la salle.
Ghë prit place au quatrième rang des gradins, d’où elle avait une vue d’ensemble de la scène centrale et, au second plan, de la muraille abrupte des sièges des gouvernants et des responsables des autres castes. Le plancher métallique vibrait sous les pas des passagers qui affluaient par les portes béantes. Ils s’étaient revêtus pour la plupart de leurs plus beaux atours, des robes, des combinaisons ou des costumes qu’ils avaient gardés en réserve pour l’assemblée du retour. Leurs yeux étincelaient de joie, seuls éclats de lumière sur le fond de ténèbres.
Fatiguée par sa marche, Ghë s’assit sur le siège pliant et observa les gouvernants, ces hommes et ces femmes dont la caste présidait depuis plus de cent siècles terrestres aux destinées de l’El Guazer. Occupant les rangées inférieures de la muraille de sièges, ils avaient également passé leurs vêtements d’apparat, robes, tuniques, manteaux et chapeaux dont les tissus moirés accrochaient d’improbables reflets lumineux. La fièvre qui brillait dans leurs yeux contrastait avec l’impassibilité de leurs traits. Plus haut, les dirigeants des onze autres castes, techniciens, vigiles, prévenants, gardiens-mémoire, cryptoculteurs, soignants, nutritionnistes, prêtres virnâ, astronomes, retraiteurs et externes, se jetaient des regards dérobés où se lisaient à la fois les promesses d’affrontements et les recherches d’alliances. Depuis plus de cinquante ans ADVL, les castes se livraient d’incessantes guerres d’influence et avaient à tour de rôle occupé un rôle prépondérant auprès des gouvernants.
Ghë était encore enfant lorsque les retraiteurs avaient contraint tous les passagers à se charger de leurs propres déchets et à récurer eux-mêmes les conduits, initiative désastreuse qui s’était soldée par la mort de plus de deux mille frères et sœurs. Elle entrait dans l’adolescence lorsque les prévenants avaient fait pleuvoir un tel déluge d’informations – le plus souvent parfaitement inutiles – dans les esprits qu’ils avaient provoqué une recrudescence de paranoïale et l’apparition de nouvelles maladies mentales inconnues jusqu’alors. Elle venait tout juste de recevoir son initiation crypto lorsque la caste des externes, chargée de l’entretien de l’El Guazer, avait obtenu des gouvernants que chaque passager adulte fût réquisitionné à tour de rôle pour le nettoyage des fuselages, rongés par la lèpre spatiale. Elle avait donc dû enfiler un scaphandre autonome et, équipée d’une minuscule poire à rayons désintégrants, effectuer une dizaine de sorties dans l’espace. Pour la première fois de sa vie, elle avait contemplé le train de vaisseaux de l’extérieur. Le spectacle de ces énormes masses de ferraille cylindriques lui avait inspiré un désenchantement cruel. Ces formes lourdes et ce métal rongé ne correspondaient guère à l’élégance fantasmatique dont son imagination avait paré l’El Guazer. Cependant, après qu’elle eut réussi à surmonter sa déception et la terreur que suscitait en elle le vide interstellaire, ces escapades lui avaient procuré des sensations de liberté et de légèreté telles qu’elle avait fait une demande officielle d’incorporation dans la caste. Elle n’avait pas encore reçu de réponse – il était difficile à une hors-caste de s’élever au-dessus de sa condition – mais l’annonce du retour à la Terre bouleversait toutes les données et l’invisible fil qui la maintenait suspendue à la décision des externes s’était rompu.
Un silence profond retomba sur la salle. La totalité des passagers de l’El Guazer, hormis les enfants en bas âge et les mères nourricières, se pressaient maintenant sur les gradins.
Les maîtres de cérémonie, alignés sur la scène centrale, entonnèrent l’hymne de l’exil, repris en chœur par l’assistance. Ghë n’avait jamais ressenti une telle unité, une telle ferveur chez ses frères et sœurs d’infortune. C’était la quintessence de leur âme qui s’écoulait de leur bouche, le bonheur du retour imprégné de la tristesse infinie de l’errance. Elle se sentait portée par ce chant vieux de cent siècles ADVL auquel ils s’étaient raccrochés comme les externes se rivaient à leur cordon de sécurité pour ne pas se perdre dans l’espace. Les passagers avaient certes connu des moments difficiles au cours de leur interminable périple, s’étaient affrontés lors de combats sanglants qui avaient dégénéré en véritables batailles rangées, mais maintenant que les programmateurs automatiques les ramenaient vers le monde d’où étaient partis leurs aïeux, ils prenaient conscience que l’hymne avait cimenté leur union et leur avait évité de sombrer définitivement dans le désespoir et la folie.
« Nous reviendrons vers toi, libres et sains, comme les enfants retournent à leur mère…»
Des ruisseaux tièdes s’écoulèrent sur les joues de Ghë, totalement immergée dans l’émotion. En temps ordinaire elle se serait retenue de pleurer, car elle présumait que les larmes étaient comme la sueur révélatrices d’une consommation excessive d’oxygène et passibles d’une lourde peine, mais en ce jour de liesse elle n’avait ni la volonté ni la force de se contrôler.
« Les douze fils aimants, les douze élus de ton cœur, te délivreront du mal qui te ronge et nous te chérirons pour la nuit des temps…»
Ces paroles, qu’elle avait jusqu’alors prononcées sans y prêter attention, de la même manière qu’elle parcourait les coursives sans les voir, prirent dans la circonstance une résonance insolite, inquiétante. Il lui sembla tout à coup que des ombres menaçantes planaient au-dessus du grand rêve des exilés. Quel était ce mal qui rongeait la Terre ? Qui étaient ces douze fils aimants, ces douze élus ? Cela avait-il un rapport avec les douze castes ? Tout en continuant de chanter, elle laissa errer son regard sur les visages blafards des gouvernants et des dirigeants des autres castes. Elle s’attarda quelques instants sur les gardiens-mémoire, les archivistes de l’histoire de l’El Guazer : eux détenaient probablement la clef de l’énigme, mais ses chances d’obtenir une audience étaient minimes, pour ne pas dire nulles.
« Cette destinée s’accomplira par la grâce de notre protecteur El Guazer… Béni soit son nom pour l’éternité…»
Sitôt l’hymne achevé, les frémissements caractéristiques de ses neurones avertirent Ghë que les prévenants, disséminés dans la salle, s’apprêtaient à transmettre de nouvelles instructions. Des suggestions semblables à des chuchotements s’élevèrent dans son esprit. Doués d’un potentiel télépathique supérieur à celui de leurs compagnons d’errance, les prévenants avaient ceci de désagréable qu’ils communiquaient quand bon leur semblait, sans tenir compte de la disponibilité de leurs capteurs. Ils poussaient parfois la perversité jusqu’à déranger les couples dans leurs rares et précieux instants d’intimité. Ghë n’avait jamais eu à subir ce genre de désagrément, bien entendu, mais il lui était arrivé à plusieurs reprises de recevoir un message anodin alors que ses mains commençaient à s’égarer sur son corps. Elle s’était demandé brièvement si la caste des prévenants n’avait pas conclu un accord secret avec la caste des vigiles, si ces chuchotements inopportuns n’étaient pas des avertissements dissimulés, et elle s’était figée sur sa couchette, craignant à tout moment de voir surgir les paralysins, les micro-robots anesthésiants commandés par les vigiles.
« Allocution du gouvernant principal Kwin dans quelques minutes ADVL. Allocution du gouvernant principal Kwin dans quelques minutes ADVL…»
Ghë était fâchée depuis toujours avec les mesures de temps ADVL, calquées sur la vitesse du vaisseau. Elle en connaissait les grands principes – temps relatif calculé sur l’Au-Delà de la Vitesse-Lumière – mais elle demeurait dans l’incapacité de faire la conversion en temps terrestre, appelé également EDVL (En Deçà de la Vitesse-Lumière). Un de ses voisins de cabine, un dénommé Jadl, lui avait pourtant expliqué que le temps ADVL représentait environ un quatre-vingt-huitième du temps terrestre et que, par conséquent, les cent siècles d’errance de l’El Guazer n’avaient duré en réalité qu’un siècle, treize ans et six jours.
« Si l’un des passagers s’était embarqué à l’âge de sept ans et avait vécu jusqu’à l’âge de cent vingt ans ADVL, il aurait revu la Terre mais ne l’aurait probablement pas reconnue : cent siècles terrestres, soit dix mille années, se seraient écoulés depuis son départ.
— Sur quoi sont basés ces calculs ?
— Sur une observation systématique, avait répondu Jadl, les yeux brillants (Ghë s’était doutée, aux regards éloquents qu’il jetait sur sa poitrine, qu’il était motivé par un tout autre désir que le simple plaisir de partager ses connaissances scientifiques). Les techniciens comparent l’horloge de bord, calée sur le temps terrestre, et l’horloge biologique ou le vieillissement de certains passagers choisis comme cobayes…»
Elle avait compris que la vitesse du train de vaisseaux les faisait basculer dans une autre dimension, dans un autre espace-temps, et elle s’en était tenue là. Le temps était pour elle une notion purement subjective et, donc, les comparaisons entre deux systèmes de mesures chronologiques lui paraissaient parfaitement inutiles.
La voix puissante du gouvernant Kwin la tira de ses rêveries.
« Frères et sœurs d’errance, ô vous dont les ascendants furent condamnés à l’exil de cent siècles, ô vous qui avez affronté le silence hostile du vide, ô vous dont les seuls cieux furent les plafonds métalliques et sombres des vaisseaux, le moment est venu de toucher les dividendes de votre patience, le moment est venu de fouler le sol de la Terre ! Loué soit El Guazer, notre protecteur qui obtint la grâce de nos ancêtres et leur fit don du train de vaisseaux…»
Mal à l’aise, Ghë s’agita sur son siège dont les charnières émirent un désagréable grincement. Elle percevait des menaces cachées dans l’attitude et les propos pourtant exaltants du petit homme dressé au centre de la scène, sanglé dans un manteau à boutonnage croisé et coiffé d’un chapeau à bords rabattus. Elle s’efforça aussitôt de refouler ses soupçons, d’une part parce qu’elle risquait d’être confondue par les vigiles dont elle apercevait les silhouettes immobiles de chaque côté des travées, d’autre part parce qu’elle craignait de favoriser l’irruption d’une paranoïale ou d’une autre forme d’altération mentale.
« Nous sommes les fils bien-aimés de la Terre, poursuivit le gouvernant Kwin. Ce lien de parenté procure des droits mais surtout il crée des devoirs. La Terre a autant besoin de nous que nous avons besoin d’elle. Elle fut autrefois contaminée par l’Atome, par la folie de nos ancêtres, et notre première responsabilité est de la délivrer à jamais du mal qui la ronge. »
Comme tous les gouvernants ou dirigeants des autres castes qui prenaient la parole dans la salle des assemblées, il employait un ton emphatique et plaçait l’accent tonique sur les dernières syllabes, qu’il prolongeait parfois de manière outrancière avec des trémolos dans la voix.
Une terreur inexplicable s’empara de Ghë, dont la peau se couvrit de frissons.
« Ce mal n’est pas la peste nucléaire dont nos ancêtres furent victimes. Dix mille ans se sont écoulés depuis notre départ et, selon les gardiens-mémoire, c’est davantage qu’il n’en fallait à la Terre pour se régénérer. Nous ne savons pas quelle est la nature de ce mal : il est seulement inscrit dans notre hymne, dans notre futur, dans notre destinée. Dans sa grande sagesse, notre protecteur El Guazer créa les castes, un système de répartition des tâches selon les aptitudes. Cependant, les castes n’avaient pas seulement pour but de couvrir l’ensemble des activités et de maintenir la cohésion à l’intérieur du train de vaisseaux, elles étaient également chargées de préparer le retour à la Terre, de jeter les bases d’une nouvelle civilisation. Dès le début de l’errance, chacune d’elles œuvra en secret à l’émergence d’un élu, d’un homme rassemblant et développant les aptitudes naturelles de sa lignée. Les douze élus sont maintenant connus, douze comme les douze castes, douze comme les douze fils aimants de l’hymne de l’exil. Lorsque nous arriverons en vue de la Terre, un vaisseau sera détaché du train et ils dirigeront la première armée d’intervention, l’armée des hors-caste…»
Ghë, qui s’était toujours demandé à quoi servaient les hors-caste – elle en était même arrivée à penser qu’ils n’étaient que des ventres inutiles, des parasites –, tenait maintenant sa réponse : on les avait nourris et entretenus comme des animaux domestiques pour les disposer en première ligne lors du retour à la Terre, pour les exposer au mal mystérieux qui rongeait la planète des origines, pour les utiliser à la fois comme boucliers protecteurs et comme cobayes. Le sang de la jeune femme ne se glaçait plus seulement de frayeur.
« À l’issue de l’assemblée, les prévenants informeront les hors-caste de leur affectation militaire et leur donneront les instructions d’atterrissage…»
Pourquoi ne pas les transmettre oralement ? eut envie de hurler Ghë. Crains-tu donc à ce point d’être souillé par le son de ta voix ?
« À partir de maintenant nous devons donc abandonner les mesures de temps ADVL et nous conformer aux mesures de temps terrestre. Selon les astronomes, nous rentrerons dans cinq jours terrestres dans le système solaire…»
Ghë jeta un bref regard autour d’elle et aperçut des éclairs de colère dans les yeux d’hommes et de femmes de l’assistance, des hors-caste probablement, révoltés comme elle par les propos du gouvernant.
« Mais avant et dans le noble but d’élever notre âme, nous nous unirons dans un virnâ harmonique. Notre dernier virnâ dans l’espace. Que chacun regagne maintenant la crypte de son niveau et se prépare à entrer dans la transe du crypto…»
*
« Suis-moi, sœur Ghë. »
L’homme avait surgi d’une coursive sécante, lui avait saisi le poignet et, avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, l’avait entraînée dans l’un de ces passages étroits réservés à l’usage des techniciens, des vigiles ou des retraiteurs. Les premiers instants de surprise passés, elle avait recouvré ses esprits et avait tenté de se dégager de l’emprise de son ravisseur dont les doigts s’enfonçaient comme des pinces dans la chair de son avant-bras.
Elle avait d’abord cru qu’il la traînait à l’écart pour la violenter, animé par les mêmes pulsions que le soignant de son niveau, et elle avait libéré un long hurlement.
« Calme-toi, sœur Ghë, avait-il grondé. Je ne te veux aucun mal.
— Lâche-moi. Même si tu ne le veux pas, tu me fais mal !
— Un peu de patience. Nous devons nous mettre à l’abri des vigiles. Tu vas bientôt comprendre. »
Elle n’avait pas insisté, consciente que ses contorsions ne réussiraient qu’à favoriser la tétanie qui gagnait les muscles de ses jambes et aviver le feu qui lui dévorait le bras.
Elle retroussa sommairement sa robe, que la transpiration collait à ses cuisses. Ses épaules heurtaient régulièrement les cloisons métalliques qui se resserraient au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le passage. Le silence se faisait de plus en plus lourd, de plus en plus oppressant. C’était la première fois qu’elle s’éloignait ainsi des coursives centrales, qu’elle transgressait la loi de balisage, et son esprit était un champ de bataille où s’affrontaient la curiosité et l’effroi. Elle ne voyait que le crâne bosselé de l’homme dont les vêtements, un pantalon court et une tunique droite, indiquaient qu’il appartenait à la caste des prêtres virnâ. Que lui voulaient les administrateurs du crypto ? Avait-elle commis une faute majeure ? Représentait-elle une menace pour l’harmonie du virnâ ?
Le passage donnait sur une place hexagonale. Les linéaments de sas circulaires se devinaient sur les cloisons rongées par la rouille. Il fallut quelques secondes à Ghë pour accoutumer ses yeux à l’obscurité, plus dense que dans les autres parties du vaisseau. Au bord de l’asphyxie, elle discerna les grondements lointains et diffus des moteurs. Le prêtre virnâ s’immobilisa, se retourna et, tout en reprenant son souffle, enveloppa la jeune femme d’un regard luisant. Une nouvelle vague de panique la submergea. Sa marche l’avait exténuée et, s’il se jetait sur elle, elle n’aurait pas la force de lui résister. L’envie la traversa de se laisser tomber de tout son long sur le plancher métallique et de sombrer dans l’oubli du sommeil.
« Pardonne-moi de t’avoir brutalisée, sœur Ghë, murmura le prêtre en relâchant son étreinte, mais je ne devais à aucun prix te laisser le temps de donner l’alerte. À partir d’ici, nous sommes en sécurité : les ondes magnétiques émises par les moteurs brouillent les vibrions mentaux…
— Comment me connais-tu ? Que veux-tu de moi ?
— D’autres sont mieux qualifiés que moi pour te répondre.
— Quels autres ? »
Il se dirigea vers un sas situé à la gauche de la place, extirpa un minuscule clavier de la poche de sa tunique et pressa une succession de touches. La porte ronde s’escamota dans un chuintement prolongé.
« Attention à ta tête, sœur Ghë…»
Ils s’introduisirent dans un tube légèrement déclive. Des langues d’air frais léchèrent le crâne et le cou de Ghë. La rugosité du plancher et des parois lui meurtrit les genoux et la paume des mains. Le sas se referma en exhalant un long gémissement.
« Un conduit de ventilation », précisa le prêtre virnâ.
Ils progressèrent pratiquement à quatre pattes sur une centaine de mètres, dans une position tellement inconfortable que des spasmes douloureux tourmentèrent les muscles de Ghë, signes annonciateurs de crampes. La crainte de rester coincée dans ce tube étranglé l’aiguillonna, la poussa à continuer, à déployer toutes les ressources de sa volonté pour ne pas se laisser distancer par son guide. D’un geste rageur, elle remonta sur ses hanches sa robe empoissée de sueur. Les effleurements de l’air sur ses cuisses et son bas-ventre lui donnèrent un regain de vitalité, et c’est sans même s’en apercevoir qu’elle franchit les derniers mètres du tube.
Ils débouchèrent dans une pièce immense dont Ghë ne parvint à distinguer ni le plafond ni les cloisons. Elle entrevit des piliers élancés, distants les uns des autres d’une cinquantaine de mètres, puis des centaines de silhouettes figées qui émergeaient de la pénombre comme des spectres. Surprise, elle rabattit sa robe sur ses jambes.
« Viens, sœur Ghë…»
Elle eut la nette impression que tous ces gens l’attendaient, une pensée qu’elle jugea absurde et qu’elle s’évertua aussitôt à combattre. L’ambiance particulière qui régnait sur cette pièce, une ambiance de mystère et de conspiration, accentuait sa nervosité.
Le prêtre virnâ la conduisit vers le centre de la salle, une ancienne soute selon toute probabilité. Bien qu’il n’y eût pas besoin de se frayer un passage parmi les rangs clairsemés, les hommes et les femmes de cette énigmatique assistance s’écartèrent ostensiblement devant eux. Elle crut déceler des lueurs de vénération dans leurs yeux et elle se demanda si elle n’avait pas définitivement basculé dans l’univers des illusions paranoïales. Elle fit soudain le lien entre cette situation et les tentatives de communication de son correspondant inconnu, de celui que le soignant avait surnommé « l’amoureux transi ».
Près d’un pilier à six faces, des lueurs dansantes sculptaient les visages d’une vingtaine de personnes qui se tenaient autour d’un cercle gravé sur le plancher. D’agréables senteurs de cire chaude et d’encens se diffusaient dans l’entêtante odeur de rouille. Le regard de Ghë, fasciné, resta un long moment rivé sur les jeux de lumière, ces subtils et silencieux frôlements qui semblaient débusquer l’âme des objets et des êtres qu’ils caressaient. Elle reconnut, outre le cercle sacré, les éléments d’un rituel d’initiation virnâ, les bougies, les bâtonnets d’encens.
Accroupis au pied du pilier, trois prêtres, reconnaissables comme son guide à leur pantalon court et leur tunique droite, préparaient le nectar d’harmonie, des cryptogames broyés et mélangés à une boisson fermentée. La frontière était ténue entre les dangers et les bienfaits des cryptos, plantes sporulantes qu’on appelait également les levures ou les lichens, et seule la caste des prêtres connaissait les subtils dosages qui procuraient la vision harmonique sans provoquer la folie ou la mort. Certains passagers, dont le père de Ghë, prétendaient que les cryptos avaient été fournis par le protecteur El Guazer pour aider les exilés à supporter la douleur de l’errance, et d’autres, dont la mère de Ghë, soutenaient qu’ils étaient apparus au cours du voyage pour leur montrer le chemin de la guérison. Une troisième hypothèse, habile compromis des deux premières, avançait qu’ils avaient bel et bien été offerts par le grand El Guazer mais qu’ils avaient pris leur dimension sacrée dans l’espace, au sortir de la Voie lactée. La caste des cryptoculteurs, inféodée à la caste virnâ, en cultivait plus de cent variétés différentes dans des compartiments étanches.
Un silence profond, solennel, à peine égratigné par le ronronnement des moteurs, ensevelissait la salle. Le prêtre conduisit Ghë devant une vieille femme assise en tailleur sur une banquette recouverte d’un drap blanc et encadrée par un groupe de sœurs de différents âges. Ses yeux mi-clos éclairaient comme des braises mourantes son visage évidé, sillonné de rides. Le drapé savant de son ample robe découvrait une de ses épaules et le haut décharné de son buste. Les éclats tremblotants des bougies brandies par les auxiliaires du cercle, statufiés à quelques pas de là, soulignaient les reliefs osseux de son crâne.
« Je vous amène la jeune Ghë », dit le prêtre virnâ en s’inclinant.
La vieille femme hocha la tête et contempla Ghë qui eut l’impression que ce regard pourtant éteint lui incendiait l’âme. Ses jambes flageolèrent et elle dut s’appuyer au bras du prêtre virnâ pour ne pas s’effondrer. Il lui sembla subitement que les pores de sa peau expulsaient la noirceur de son être, cette énergie de haine et de destruction qui l’avait visitée lors des dernières cérémonies crypto. Alors, comme dans la salle des assemblées, une terreur inexplicable, surgie du plus profond de ses fibres, s’empara d’elle.
« Que me voulez-vous ? » hurla-t-elle.
Sa voix tremblante de colère et de peur s’envola comme un oiseau blessé vers l’invisible voûte. Un sourire affleura les lèvres rainurées de la vieille femme.
« Ta colère est compréhensible, petite Ghë, mais ne te laisse pas consumer par son feu. Tu nous remercieras bientôt d’avoir pris toutes ces précautions pour entourer ta venue. »
Sa voix étrangement juvénile et forte offrait un contraste saisissant avec son délabrement apparent.
« Je suis Mâa, la passagère la plus ancienne de l’El Guazer. Je suis née quelques jours seulement après le départ du train de vaisseaux. Ma mère est morte alors que je n’avais pas encore atteint mes sept ans. Quant à mon père, je ne l’ai pas connu : la peste nucléaire l’avait épargné et il avait choisi de rester sur Terre, obligeant sa femme enceinte à partir avec les autres bannis. J’admets le principe du temps relatif mais j’ai du mal à me faire à l’idée que l’auteur de mes jours est mort depuis maintenant près de dix mille ans terrestres. Ma mère m’a souvent parlé de la Terre avant de mourir. En dépit de mon grand âge et grâce aux cryptos, je garde en mémoire quelques-uns des souvenirs qu’elle m’a transmis…»
Vêtues des mêmes robes amples et drapées, les femmes déployées autour de la banquette buvaient littéralement ses paroles, ainsi d’ailleurs que le prêtre virnâ, les auxiliaires du cercle sacré et les spectateurs des premiers rangs.
« Mais nous ne nous sommes pas réunis pour évoquer le passé, petite Ghë. Tu as comme nous entendu le discours du gouvernant Kwin. Il a parlé d’un mal mystérieux qui gangrène la Terre, il a évoqué les douze élus, les représentants des douze castes. Il prétend que le système des castes a été voulu par notre protecteur El Guazer, mais il n’en est rien : les tâches se sont naturellement réparties selon les aptitudes de chacun. Les castes sont apparues une trentaine d’années ADVL plus tard, sous l’influence des familles gouvernantes qui cherchaient à consolider leur pouvoir. Elles interprétèrent à leur avantage la légende des douze fils bien-aimés de la Terre, mais elles ignoraient – et elles ignorent encore – quelle réalité recouvre ce mythe…
— Qu’est-ce que j’ai à voir avec tout ça ? » coupa Ghë avec impatience.
Les visages alentour esquissèrent des grimaces de réprobation.
« Un peu de patience, jeune fille. El Guazer était un clairvoyant, l’un des piliers d’une structure de connaissance appelée l’Indda ou encore science inddique, un ourate de l’Absolu…
— Ils ont donc existé ? »
Un nouveau sourire éclaira la face ratatinée de Mâa. L’odeur caractéristique des cryptos broyés dominait à présent les effluves d’encens et de cire chaude.
« Tu en doutais ? El Guazer pressentit qu’une terrible guerre allait s’abattre sur la Terre, une guerre de pensées infiniment plus destructrice que les guerres conventionnelles ou même que la guerre de l’Atome. Et c’est de ce mal inconnu, de cette vibration maudite, de cette offense faite à Dieu que souffrent notre planète-mère ainsi que toutes les planètes et étoiles de notre galaxie. Les hommes ont joué avec des énergies qu’ils ne maîtrisaient pas et se sont eux-mêmes condamnés à la dissolution dans le néant. El Guazer eut également la révélation que l’humanité pouvait être sauvée de la disparition par douze élus, douze êtres dont l’union sacrée inverserait le cours inexorable du temps…»
Le rythme cardiaque de Ghë s’accéléra. Les mots de Mâa se fichaient comme des flèches dans sa poitrine. Elle avait l’impression de sortir d’un long engourdissement, de renouer avec le fil d’une existence enfouie au plus profond d’elle-même.
« Par crainte de la contamination, les contemporains d’El Guazer exigèrent de leurs gouvernements qu’ils les débarrassent des populations atteintes de la peste nucléaire. Plusieurs centaines de millions de pestiférés furent ainsi brûlés dans des fours crématoires, mais El Guazer parvint à en sauver quelques dizaines de milliers qu’il expédia dans l’espace à bord d’un train de vaisseaux. Une vision l’avait informé que l’un des douze élus, une jeune femme, se trouverait parmi les bannis et reviendrait cent siècles plus tard se joindre à ses onze compagnons. Avant le départ, il chargea des femmes du continent asiate, douées de perceptions extra-sensorielles, d’identifier et de protéger l’élue. Ma mère et ta propre grand-mère faisaient partie de ce groupe de femmes, Ghë. Elles abandonnèrent le pouvoir temporel aux familles régnantes et œuvrèrent dans le silence et le secret, comme ces sorcières des temps oubliés qui se réunissaient au cœur des nuits de pleine lune.
— Pleine lune ?
— La Lune est le satellite de la Terre et l’ancien symbole de la femme. Ce sont elles qui ont développé les cryptos de vision, à partir d’une moisissure spatiale apparue au bout de vingt ans ADVL. L’une d’elles s’appelait Virnâ. Les prêtres l’ont assassinée et lui ont volé son nom. Depuis ce temps, ils utilisent les cryptos à des fins de domination, nous mènent une guerre sans merci et nous contraignent à vivre dans une clandestinité permanente.
— Et lui ? Et eux ? demanda Ghë en désignant son guide et les trois hommes accroupis autour du récipient de cuivre contenant le nectar d’harmonie.
— Nous comptons quelques fidèles alliés parmi les castes, y compris la caste des gouvernants. Ils nous procurent l’eau, la nourriture et nous préviennent des mouvements des vigiles. Grâce à eux, nous avons pu nous consacrer sans relâche à la vision crypto…»
Mâa marqua un temps de pause, joignit les mains, ferma les yeux et parut s’abstraire de son environnement. Ghë avait toujours eu envie de connaître l’histoire de sa grand-mère, morte quelques jours avant sa naissance, mais les innombrables questions qu’elle avait posées à sa mère étaient restées sans réponse. Elle en comprenait maintenant les raisons, de même qu’elle trouvait des explications enfin cohérentes aux absences répétées et aux airs perpétuellement mystérieux de ses parents.
Ses parents ?
Elle sentit tout à coup sur sa nuque la brûlure d’un regard insistant. Elle tourna machinalement la tête et aperçut les visages de son père et de sa mère au milieu de la mer de têtes environnante. Leurs yeux brillaient d’amour et de fierté. Leur sourire ne réussit pas à dissiper l’angoisse qui montait en elle, accompagnée d’un début de nausée. Ils donnaient l’impression de l’encourager, de l’assurer de leur soutien comme lors de sa première initiation crypto.
S’ils éprouvaient le besoin de l’encourager, c’était qu’une épreuve l’attendait.
« Les cryptos ont désigné l’élue, reprit Mâa sans rouvrir les yeux. Ils nous ont confortées à plusieurs reprises dans notre choix. Il n’y a pas d’erreur possible : tu es l’élue, Ghë. »
Un silence tendu ponctua la déclaration de la vieille femme. Ghë voulut protester mais aucun son ne sortit de sa gorge nouée. Elle savait cependant que Mâa et ses sœurs ne s’étaient pas trompées. Même si elle avait refusé de se l’avouer, elle avait toujours eu l’intuition qu’elle était gouvernée par un destin hors du commun. Bien qu’elle eût consacré beaucoup d’énergie à repousser cette idée, qu’elle jugeait aussi puérile qu’absurde, elle s’était rendu compte qu’elle avait besoin pour vivre de se glorifier, de se nourrir d’un sentiment d’importance.
« Les gouvernants et les autres dirigeants ne sont mus que par une obsession : reproduire le système des castes sur Terre, ajouta Mâa. Ils ont exploité la vision d’El Guazer à leur profit et leurs douze élus sont les épées de leur volonté. Ils reviennent en conquérants, emplis de haine et d’orgueil, frappés par cette même folie qui conduisit leurs ancêtres à leur perte. Ils enverront les hors-caste en reconnaissance pour s’assurer que la Terre est de nouveau habitable, puis ils les réduiront à l’esclavage. El Guazer pensait que l’espace polirait l’âme des exilés, que la perspective de l’infini leur inspirerait sagesse et sérénité, mais c’est le contraire qui s’est produit. Les gouvernants et les techniciens ont confisqué l’oxygène, non parce que celui-ci risquait de manquer mais simplement pour étouffer toute velléité de révolte, les prêtres et leurs séides cryptoculteurs ont accaparé l’harmonie virnâ… Mais ni les uns ni les autres n’ont réussi à nous détourner de notre but. Nous nous sommes glissées dans leurs failles, nous avons appris à déjouer leur surveillance, nous avons tenu nos assemblées, nous avons organisé nos sabbats… et nous t’avons trouvée. »
Elle baissa tout à coup le son de sa voix.
« Il est fort possible que des mouchards, des indicateurs à la solde des vigiles, assistent à cette assemblée. Même si nous pouvons les aiguiller sur des fausses pistes, ils connaissent désormais ton nom et ton visage. À plusieurs reprises nous avons cherché à entrer en contact avec toi, mais nos amis nous ont averties que nos communications risquaient d’être interceptées par les vigiles et nous avons préféré surseoir à notre entrevue. Tu ne dois à aucun prix tomber entre les mains des dirigeants : tu représentes un danger pour eux. Les passagers pourraient te reconnaître et échapper à leur contrôle. Ils te tueraient sans la moindre hésitation et c’est toute l’humanité qui sombrerait dans le néant. Tu es notre trésor précieux, petite Ghë, le cadeau d’El Guazer à l’humanité, et nous veillerons à ce que tu accomplisses ton destin…»
Ghë ne parvenait pas à appréhender la réalité de cette scène. Les paroles de Mâa glissaient sur elle comme des songes. Elle devenait tout à coup le personnage central d’une pièce dont elle ignorait les tenants et les aboutissants.
« Tu es libre de refuser, Ghë. Une décision n’a de valeur que si elle s’accompagne du libre choix. Si tu acceptes, le virnâ crypto t’aidera à identifier et rejoindre tes onze compagnons…»
Alors, bien qu’elle fût harcelée par les doutes et les questions, Ghë hocha lentement la tête en signe d’acquiescement comme si sa réponse relevait de l’évidence.
*
D’une démarche chancelante, Mâa conduisit Ghë au centre du cercle sacré et lui tendit la coupe de nectar harmonique. Lors des cérémonies officielles, hormis celles qui avaient suivi l’agression du soignant, les transes virnâ transportaient généralement la jeune fille dans un agréable état de béatitude, dans les zones lumineuses et légères de l’esprit. Elles lui faisaient oublier les soucis quotidiens, les heures désespérantes dans la solitude de sa cabine, les tentations dévorantes de goûter les plaisirs interdits. Elle ressentait une immense frustration lorsque s’estompaient leurs effets, lorsqu’il lui fallait réintégrer les limites de son corps et affronter les vicissitudes d’une existence sans joie, sans espoir.
Mais en la circonstance, les cryptos produisirent sur elle un tout autre effet. À peine eut-elle trempé ses lèvres dans le breuvage amer qu’elle fut comme désintégrée. Ses cellules devinrent des milliards de points lumineux, des étoiles séparées les unes des autres par d’infranchissables gouffres, se mêlèrent aux milliards d’étoiles de Mâa, des prêtres virnâ, des auxiliaires du cercle, de son père et de sa mère, des hommes et des femmes de l’assistance, du pilier à six faces, des cloisons de la soute, des couches du fuselage du vaisseau… Elle vit, sentit, entendit, toucha et goûta par leurs sens, explora leurs émotions, vogua sur leurs pensées, ressentit avec une incroyable acuité la vibration douloureuse du métal et le silence angoissant du vide.
Elle n’était plus Ghë mais une entité multiple, un principe omniprésent, une onde énergétique qui sous-tendait toute forme. Plus subtile et légère que l’éther, elle s’étendit encore, engloba le train de vaisseaux, les astres, les nébuleuses, déflagration de joie et d’amour qui se propageait dans le vide interstellaire, qui amplifiait à l’infini le sentiment de liberté et d’ivresse qu’elle avait éprouvé lors des sorties imposées par les externes.
Elle aperçut dans le lointain des filaments à l’ineffable nitescence. Ils provenaient de différents points de l’espace, comme des rayons solitaires d’invisibles étoiles, et convergeaient vers une sorte de vaisseau de lumière entouré de colonnes et cerné par un vide d’une densité effrayante. Les uns brillaient d’un vif éclat et d’autres étaient ténus, comme provisoirement éteints. Ghë perçut des images, des sensations, des émotions. Deux femmes, une fillette et un homme, prisonniers d’un sommeil artificiel… un homme retranché dans son palais de pierre… un homme et un garçon pourchassés par des êtres aux pouvoirs télépathiques supérieurs à ceux des prévenants de l’El Guazer… un homme renfermé sur ses doutes et son mépris de lui-même… une femme et un enfant environnés de présences sournoises et malveillantes… un homme enfin qui n’avait plus de corps et dont les pensées dispersées perdaient peu à peu de leur cohérence…
Ses onze compagnons.
Traqués par les créatures du vide glacial qui assiégeait le vaisseau de lumière. Comme Mâa et ses partisans par les gouvernants, les prêtres virnâ et les vigiles.
Tout se déchira soudain. Une ondulation douloureuse traversa l’espace. Les filaments, le vaisseau, les étoiles s’estompèrent, comme soufflés par une invisible bouche.
Des cris perçants et des bruits sourds la tirèrent de son inconscience. Un métal dur et froid lui meurtrissait les épaules et la nuque. Allongée, elle distingua, par l’étroite fente de ses yeux mi-clos, des mouvements confus autour d’elle. Des vigiles, reconnaissables à leur uniforme noir, frappaient sauvagement des hommes et des femmes recroquevillés sur le plancher. Elle discerna également les manteaux moirés et les bottes de fer de gouvernants. La pensée saugrenue la traversa que les hors-caste n’étaient autorisés à porter que des chaussures de tissu. Un paralysin, un objet métallique circulaire d’un diamètre de trente centimètres, émettait son grésillement menaçant à quelques centimètres de sa tête. Elle voulut se lever mais la fatigue et une terrible migraine la maintinrent rivée au plancher.
Un volet s’ouvrit dans un claquement sec sur la tranche du paralysin et l’aiguille d’une seringue jaillit de la minuscule ouverture.
Le visage blême d’un gouvernant, orné d’un rictus, s’immisça dans le champ de vision de Ghë.
« Voici donc l’élue de ces sorcières ! Joli brin de fille, ma foi ! Dommage pour toi, mignonne : nous avons déjà notre compte d’élus. »
Elle croisa le regard désespéré de Mâa, recroquevillée au pied du pilier à six faces. Deux vigiles lui martelaient les côtes à coups de pieds. De sa robe ne subsistaient que quelques lambeaux de tissu qui ne cachaient rien de son corps décharné.
L’aiguille s’approcha du cou de Ghë. Elle eut encore le temps de se dire que la tête des hommes, des femmes et des enfants qu’elle avait rencontrés dans sa vision crypto était bel et bien recouverte d’une épaisse touffe de poils.