LE REGARD de Tixu Oty erra un long moment sur le cimetière de vaisseaux. Innombrables, à demi enterrés, ils semblaient s’être échoués volontairement sur cette planète désertique à la manière des lézards géants de Deux-Saisons qui, au crépuscule de leur vie, se retiraient dans un endroit connu d’eux seuls pour s’y laisser mourir.
À première vue, ils dataient de l’âge médian, une période comprise entre l’an 4000 et l’an 6000 de l’ère naflinienne. Ils avaient probablement utilisé la technologie des bonds Shlaar pour atteindre le cœur de la galaxie, situé à des milliers d’années-lumière de leur point de départ. Ils se différenciaient par leur forme et leur envergure mais les alliages de métaux employés pour les couches extérieures de leurs fuselages étaient identiques. De même leurs ponts supérieurs s’ornaient pour la plupart d’antennes, de paraboles, de tourelles, d’échelles, de passerelles, de ces diverses excroissances qui leur conféraient un aspect baroque et portaient l’estampille de l’âge médian.
Aucune étoile ne brillait dans le ciel tendu d’un velours noir et opaque. La lumière, une clarté diffuse qui soulignait les lignes torturées des vaisseaux, paraissait provenir du sol même, à l’étrange consistance spongieuse.
Tixu perçut une rumeur sourde et persistante qui évoquait le grondement d’un moteur ou, plus précisément, la vibration perpétuelle des gigantesques broyeurs à déchets d’Orange. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Il ignorait pourquoi l’antra l’avait transporté sur cette planète désolée dont l’indéchiffrable clair-obscur s’accompagnait d’un froid intense, intolérable. Il ne savait pas non plus combien de mondes il avait visités depuis son départ de Terra Mater, plus de cinq cents peut-être. Autant la gardienne de la porte lui était apparue clairement dans la grotte des Hymlyas, autant les chemins pour l’atteindre se révélaient tortueux, nébuleux.
L’énergie que requérait le voyage sur l’antra commençait à lui faire défaut. Cela se traduisait par des temps de récupération de plus en plus longs et des difficultés grandissantes à établir le silence intérieur, comme si l’essence de son être s’était peu à peu dispersée dans les couloirs éthériques. Il lui arrivait parfois d’oublier la raison pour laquelle il était parti et il avait l’impression de sombrer dans un insondable gouffre de tristesse et de folie. Parfois également il pleurait toutes les larmes de son corps lorsque venait l’effleurer le souvenir des deux femmes de sa vie, Aphykit et Yelle. Il lui semblait tantôt les avoir quittées la veille, et il humait encore l’odeur et la tiédeur du corps d’Aphykit, tantôt il avait la sensation qu’elles n’étaient que les bribes d’une existence lointaine, révolue. Le funeste pressentiment l’étreignait qu’un malheur était advenu, que les Ang de Syracusa et leurs alliés avaient mis son absence à profit pour s’emparer d’elles. Ses entrailles se nouaient et la violente nausée qui le submergeait abandonnait une écume de fiel dans sa gorge.
Il crut entendre la voix à la fois enfantine et grave de Yelle à travers l’espace et le temps :
« Le blouf a mangé des millions d’étoiles cette nuit…»
Il se demanda quelle absurdité l’avait poussé à se séparer de sa femme et de sa fille, ces expressions les plus accomplies de l’innocence et de la beauté. Un tourbillon d’images et de sensations se leva dans son esprit, des résurgences d’un passé qu’il avait cru à jamais enterré, des fragments d’un rêve oublié. Avait-il vraiment été cet employé de la CILT en poste sur Deux-Saisons, une planète étouffante et humide des Marches ? Avait-il été sauvé des lézards géants du fleuve Agripam par Kacho Marum, l’Ima sadumba de la forêt ? S’était-il réellement lancé à la poursuite de la splendide et arrogante Syracusaine qui avait poussé par mégarde la porte de son agence ? L’avait-il arrachée, avec l’aide d’un complanétaire du nom de Bilo Maïtrelly, des griffes des marchands d’esclaves de Point-Rouge ? L’avait-elle initié au son de vie devant le déremat de la maison du Françao ? L’avait-il enlevée du monastère absourate de Selp Dik pour l’emmener sur l’île des monagres ? L’avait-il vraiment épousée au beau milieu d’une forêt tropicale de Nouhenneland ? L’avait-elle aimé tout au long de ces seize années passées sur Terra Mater ? Lui avait-elle fait cet inestimable présent qui avait pour nom Yelle ? Comment savoir si ces souvenirs n’étaient pas les fruits pervers de son imagination ? N’allait-il pas se réveiller en sursaut et couvert de sueur dans la maison de son oncle à Phaucille ?
Des paysages, des cités, des visages hantaient son esprit. Comme ces poussières qui se déposent sur les meubles sans jamais s’y fixer, il avait laissé un peu de lui-même sur chacun des mondes qu’il avait visités. La plupart du temps il n’avait été qu’une ombre anonyme, un mendiant quémandant un peu de nourriture pour reprendre des forces, mais il lui était arrivé d’apparaître au beau milieu d’une place ou d’une rue et d’être pris pour un prophète, pour un dieu ou pour le Seigneur Lézard (ce qu’il était en réalité) par les populations locales. Il avait alors dû trouver un moyen de se débarrasser de ses adorateurs – en les menaçant de ses foudres au besoin – et se retirer dans un endroit tranquille afin de se reposer, d’invoquer l’antra et de poursuivre sa quête. Il lui avait semblé que le son de vie le conduisait progressivement vers le centre de la spirale galactique. Il s’était rematérialisé à plusieurs reprises sur des colonies satellites de l’Ang’empire où la présence des missionnaires kreuziens et des Scaythes d’Hyponéros se faisait de moins en moins sentir, sur des planètes non répertoriées par les cartographes de l’ancienne Confédération de Naflin mais habitées par des peuples primitifs, et enfin sur des mondes telluriques ou gazeux totalement déserts.
Tixu eut l’impression que la rumeur enflait. Il leva la tête et, tous sens aux aguets, scruta l’encre du ciel comme s’il s’attendait à voir surgir la gueule béante d’un immense dragon.
« Le bruit du blouf, du mal qui mange », aurait affirmé Yelle.
Contrairement à lui, elle n’avait pas eu besoin de franchir des milliers d’années-lumière pour percevoir l’haleine glaciale de l’invisible monstre qui dévorait les étoiles. Il ne décela aucune lueur, aucun mouvement, aucune trace de vie sur le fond de ténèbres. La sensation furtive d’être arrivé au bord du vide le traversa. Il rencontrait les pires difficultés à se mouvoir : il devait lutter de toutes ses forces pour vaincre la gravité et le sol instable se dérobait sous ses pieds. Un étau aux mâchoires puissantes lui comprimait les poumons. Sa peau se rétractait comme une feuille de papier noircie par les flammes. Il n’y avait que d’infimes traces d’oxygène dans cet air lourd, surchargé en gaz carbonique, et même si son système respiratoire se mobilisait pour extraire les précieuses molécules, son cerveau commençait à flotter dans une épaisse brume. Il prit conscience que l’antra avait peu à peu modifié sa physiologie tout au long des multiples étapes qui avaient jalonné son itinéraire. S’il s’était rematérialisé dans cet endroit aussitôt après avoir quitté Terra Mater, il n’aurait pas survécu plus de quelques secondes. Le son de vie avait pris en compte les besoins progressifs de son corps et l’avait préparé avec méthode à être confronté aux situations extrêmes. La raréfaction graduelle de l’oxygène avait entraîné la dilatation de ses poumons – explication probable de la douleur sourde qui montait de sa cage thoracique –, un renforcement de ses filtres bronchiques et une exploitation optimale de ses échanges sanguins.
Il aperçut, dans le lointain, des éclats furtifs et mouvants qui effleuraient les flancs rebondis ou éventrés des vaisseaux. Peut-être y avait-il une forme de vie sur ce monde désert ? Il puisa dans ses ultimes réserves de volonté pour se diriger vers cette source lumineuse. Il progressa avec une extrême lenteur, chaque pas lui coûtant une énergie folle. Les masses des géants échoués, distants les uns des autres de plusieurs centaines de mètres, occultaient de temps à autre les fugaces rayons et il se demandait alors s’il n’avait pas rêvé ou s’il n’avait pas été le jouet d’une illusion d’optique. Malgré le froid, il transpirait en abondance sous sa tunique et son pantalon de lin. Une âcre odeur d’acide et de métal en décomposition régnait sur les lieux.
Il ne trouvait aucune explication cohérente à l’échouement massif de ces centaines de vaisseaux. Ils paraissaient avoir été détournés de leur trajectoire initiale et capturés par un gigantesque aimant. Certains d’entre eux portaient sur des panneaux convexes de leur coque des blasons, des noms ou des inscriptions rédigées en nafle interplanétaire. Tixu reconnut les couleurs et les symboles de certaines planètes ou amas majeurs de l’ancienne Confédération de Naflin, Marquinat, Issigor, Sbarao, Oursse, Néorop, Syracusa… Une pointe de nostalgie lui griffa les entrailles lorsqu’il aperçut, sous la cabine de pilotage d’un petit appareil gisant sur le flanc, le sigle traditionnel d’Orange, un cercle de couleur safran barré de neuf traits blancs qui représentaient les neuf continents principaux.
Exténué, il s’immobilisa pendant quelques secondes pour retrouver son souffle. Il s’essuya le front d’un revers de manche et tenta une nouvelle fois de localiser la source de lumière.
Il y parvint sans difficulté : elle brillait à quelques mètres de lui. Elle émanait d’une torche brandie par une silhouette. Il crut d’abord avoir affaire à une créature inconnue ou à un animal, puis il se rendit compte que c’était un être humain – ou assimilé – dont la tête paraissait exagérément réduite par rapport aux épaules et au thorax, d’une largeur inhabituelle. Les hanches étaient en retrait et le bras qui ne tenait pas la torche touchait presque le sol. À en juger par son allure simiesque, il marchait aussi souvent à quatre pattes que sur ses deux jambes. Il ne portait pas de vêtements mais une pilosité luxuriante recouvrait pratiquement l’ensemble de son corps, exception faite de son visage, d’une étonnante finesse, de ses mains, de ses pieds et de son scrotum. Il s’avança de quelques pas et dévisagea ardemment Tixu. Des lueurs vives dansaient dans ses yeux clairs.
Ses lèvres s’entrouvrirent et dévoilèrent quelques dents jaunes et déchaussées.
« Cela fait plus de trente années standard que je n’ai pas rencontré un ambassadeur du genre humain ! déclara-t-il d’une voix hésitante. Depuis en fait que cet idiot de Nahum Arratan a jugé bon de me quitter…»
Il parlait un nafle parfait, avec une pointe d’accent chantant. Les deux hommes se jaugèrent un long moment du regard sans dire un mot, comme s’ils éprouvaient chacun de leur côté le besoin de s’habituer à la présence de l’autre. Tout autour d’eux, les vaisseaux abandonnés, le sol subtilement phosphorescent et le ciel d’un noir absolu formaient un décor fantasmagorique qui accentuait la sensation de Tixu d’évoluer dans un rêve.
« Êtes-vous envoyé par l’Institut pour me récupérer ? demanda l’homme. Avez-vous songé à emporter votre déremat ? Mon vaisseau est hors d’usage…
— Je ne suis qu’un voyageur, répondit l’Orangien. J’ignore de quel institut vous voulez parler. »
Une ombre de tristesse glissa sur le visage de l’homme.
« Ils m’ont définitivement oublié, murmura-t-il. Ils m’avaient pourtant assuré de leur total soutien lorsque Nahum Arratan et moi sommes partis de Néorop. Des paroles en l’air. Ils me laisseront mourir sur Arratan, loin de…» Il s’interrompit et leva un regard interrogatif sur son interlocuteur. « Où sont vos bouteilles d’oxygène d’appoint ?
— Je n’en possède pas, répondit Tixu en haussant les épaules.
— Impossible, impossible ! Il m’a fallu plus de cinquante années standard pour commencer à m’adapter, à muter. Nahum et moi avions prévu une quantité d’oxygène pour cinq ans, la durée envisagée de notre séjour au centre de la galaxie. Puis, lorsque nous avons constaté que notre vaisseau ne pourrait pas être réparé, nous avons réduit notre consommation et fabriqué un générateur. Nous avons fini par vider les bouteilles et avons dû nous contenter de respirer l’air fourni par notre petit bricolage. Incapable de s’adapter, Nahum est mort dans d’atroces souffrances. J’ai survécu et je me suis peu à peu métamorphosé : ma cage thoracique s’est développée pour permettre à mes poumons de s’agrandir, ma peau s’est couverte de poils pour lutter contre le froid perpétuel et, malgré notre correcteur de gravité, la pesanteur m’a contraint à marcher à quatre pattes. Je dois l’avouer, votre adaptation spontanée pose un problème au scientifique que je m’efforce d’être…
— Certains phénomènes s’expérimentent mais ne s’expliquent pas », avança Tixu.
Ces quelques mots arrachèrent une grimace de réprobation à son étrange vis-à-vis. Les lueurs vacillantes de la torche soulignaient les rides profondes, horizontales et verticales, qui lui barraient le front.
« Si vous m’en donnez le temps, je saurai trouver une explication rationnelle à cette anomalie ! Mais je m’aperçois que je ne me suis pas encore présenté : je suis Loter Pakullaï, professeur à l’ISAN, l’Institut des Sciences Appliquées de Néorop… Ancien professeur, devrais-je dire. Et vous, qu’est-ce qui vous amène sur ce monde désolé ?
— Tixu Oty, d’Orange. Je cherche à me rendre sur Hyponéros.
— Hyponéros ? croassa Loter Pakullaï. Le monde des Scaythes ? À ma connaissance, il n’a jamais été localisé et la plupart de mes collègues mettent son existence en doute. Qu’est-ce qui vous fait dire et croire qu’il se niche dans le cœur de la galaxie ?
— Une intuition…
— Une intuition ? Ne me dites pas que vous avez parcouru tout ce chemin pour obéir à une intuition ! Où est votre déremat ?
— Je voyage sur un véhicule intérieur, le son de vie, l’antra…»
En un geste empreint de fatalisme et d’incrédulité, Loter Pakullaï abaissa son bras tendu. Le faisceau de la torche vint éclairer ses pieds enfoncés dans le sol et le bas de ses jambes.
« Bon Dieu, vous êtes un de ces foutus sorciers inddiques, n’est-ce pas ? »
Tixu acquiesça d’un mouvement de tête.
« J’en ai connu un avant vous, reprit le Néoropéen. Sri Mitsu, un Syracusain, un jeune smella de la Confédération. Une vraie tête de pioche : il me soutenait que les ondes qui composent la matière sont des émanations de l’esprit, des variations vibratoires du Logos, du Verbe créateur. C’est un de vos amis, je suppose ?
— Il a été exilé par les kreuziens sur Point-Rouge puis exécuté par des mercenaires de Pritiv à la solde des Syracusains. L’univers connu s’est considérablement modifié ces dernières années. »
L’interminable bras de Loter Pakullaï se leva de nouveau et désigna le ciel.
« L’univers inconnu également. Selon mes calculs, le noyau, le trou noir a déjà avalé près d’un quart de la galaxie. Si j’en juge par votre présence en cet endroit peu fréquenté, vous estimez probablement qu’il existe un lien entre le connu et l’inconnu. Mais il me reste quelques vivres et il ne sera pas dit que l’unique représentant du peuple adoptif d’Arratan aura manqué à ses devoirs d’hôte. Allons discuter de tout cela devant un repas… médiocre, je me dois de vous prévenir ! »
Le correcteur de gravité, placé au centre de la bulle, émettait un bourdonnement grave et continu. Dès qu’il avait franchi le seuil du sas, Tixu s’était senti plus léger, plus mobile, comme libéré de l’invisible carcan qui l’emprisonnait. De même, le générateur d’oxygène et d’eau, dont il percevait le subtil ronronnement derrière lui, avait desserré l’étau qui lui compressait les poumons.
L’antre du professeur Pakullaï était un véritable capharnaüm. Les instruments de mesure, reconnaissables à leurs écrans cristallins, se mêlaient aux ustensiles de cuisine, aux sachets de nourriture déshydratée, aux éléments de scaphandre, aux livres-films, aux vêtements, aux chaussures, aux couvertures et aux outils épars. La bulle, composée d’une structure en métal inoxydable et d’un revêtement d’optalumal souple, occupait une surface approximative de cent mètres carrés.
« Le montage de notre petit pied-à-terre a représenté un véritable travail de forçat, précisa Loter Pakullaï. Cet astre mort avait une telle force d’attraction que nous étions plaqués au sol comme des crêpes et que nous devions effectuer chacun de nos déplacements en rampant… Sans compter le poids et la rigidité de nos scaphandres. Nous pouvions par bonheur nous réfugier à l’intérieur du vaisseau pour manger et dormir. »
L’éclairage diffusé par une dizaine de torches magnétiques, de celles dont les réserves étaient garanties inépuisables, révélait la peau blanche du Néoropéen sous les poils clairsemés de son ventre, de sa poitrine et de ses épaules.
« Dès que nous avons installé le correcteur de gravité, la vie est redevenue normale, ou presque. Nous avons pu marcher à quatre pattes, habitude régressive que j’ai conservée en partie comme vous avez pu le constater. Et nous nous sommes enfin attelés à la tâche que nous nous étions fixée : l’observation du cœur de notre galaxie, Via Lactea. Les sondes Shlaar de surveillance, expédiées depuis Néorop une vingtaine d’années plus tôt, nous avaient informés que des mouvements inhabituels agitaient le noyau, le trou noir central. Dès lors, le professeur Nahum Arratan et moi-même avons décidé de monter une expédition et de venir observer ce phénomène de plus près. Nous avons affrété un vaisseau Shlaar et nous avons décollé de la planète Alemane le 3 de jokorus de l’année 8122 du calendrier standard. Si mon horloge sidérale ne s’est pas déréglée, nous sommes en l’an 8188…»
Il s’interrompit, se retourna et interrogea Tixu du regard. Après un rapide calcul mental, l’Orangien approuva d’un hochement de tête.
« Bon Dieu, cela fait près de soixante-dix ans que nous avons quitté l’univers civilisé…»
Il resta un long moment immobile devant la table de cuisson dont l’une des deux plaques magnétiques commençait à rougeoyer. Puis il se secoua, comme s’il émergeait d’un mauvais rêve, saisit un récipient d’optalumal et s’accroupit devant une citerne reliée au générateur d’oxygène.
« Lorsque nous sommes sortis de notre cent quarante-cinquième bond Shlaar, nous avons perdu le contrôle de notre vaisseau, reprit-il d’une voix morne. Nous avions franchi vingt mille années-lumière et les membres de l’équipage, saisis de folie meurtrière, s’étaient entre-tués. À chaque chose malheur est bon : sans les vivres qui leur étaient destinés, il y a longtemps que je serais mort de faim ! »
Il ouvrit un robinet, remplit d’eau le récipient et se releva. Ses longs bras et son allure pataude donnaient l’étrange impression qu’il se mouvait à l’intérieur d’une masse liquide.
« Le vaisseau a été happé par un courant d’une puissance telle que ni les moteurs auxiliaires ni les ancres spatiales n’ont pu en infléchir la trajectoire. Nous nous sommes rendu compte que nous étions irrésistiblement attirés par le noyau de Via Lactea. Nous avons également constaté que le trou noir, d’une taille beaucoup plus importante que nous ne l’avions supposé, se développait rapidement, avalait comme une bouche de plus en plus large et jamais rassasiée les amas stellaires, les nuages gazeux et les nébuleuses du cœur de la galaxie.
— Le blouf, le mal qui mange », murmura machinalement Tixu.
Loter Pakullaï posa le récipient sur une plaque et ouvrit un sachet de nourriture lyophilisée.
« Le blouf ? Une définition qui n’est guère scientifique mais qui a le mérite d’être évocatrice… Notre appareil a fini par s’échouer, comme tous les autres avant lui, sur cet astre mort que j’ai baptisé Arratan. Les moteurs d’inversion nous ont évité de nous écraser comme une bouse, mais les pieds d’atterrissage sont restés bloqués dans leur gaine et le bas de la carène, où sont logés les générateurs Shlaar et les propulseurs, a été pulvérisé.
— Vous savez d’où proviennent les autres vaisseaux ?
— De la plus grande catastrophe scientifique de tous les temps, du témoignage le plus désolant de la stupidité humaine : la loi d’éthique H.M…»
Il déversa le contenu du sachet dans l’eau bouillante, se retourna et dévisagea l’Orangien d’un air de défi.
« En 7034, sous la pression du mouvement de Souveraineté Humaine, le conseil des planètes de la Confédération de Naflin décida de lutter contre l’intelligence artificielle, de mettre fin à l’âge dit de l’Hégémonie Machinale. Les machines, des robots, des androïdes et des gestionnaires électroniques de mémodisques, furent entassées dans des vaisseaux Shlaar, devenus obsolètes avec l’avènement des premiers déremats, et expédiées dans l’espace. Les gouvernants de cette époque se figuraient que les vaisseaux sortiraient de la galaxie et se perdraient dans l’immensité sidérale, or c’est exactement le contraire qui s’est produit : happés par le courant dont je vous parlais précédemment, ils se sont dirigés vers le cœur et se sont échoués massivement sur cet astre, inactif depuis plusieurs millions d’années standard.
— Quelle est, selon vous, la source de ce courant ?
— Je gage qu’il est lié à l’activité du trou noir, mais ne le prenez pas comme une vérité scientifique, cela reste une pure hypothèse…»
Il se tut et s’abîma dans la contemplation des cubes grisâtres qui se gorgeaient d’eau à l’intérieur du récipient. Des senteurs fades de viande et de légumes bouillis se répandirent dans l’air confiné de la bulle. La proximité de cet homme à la démarche de primate et au langage de savant déconcertait Tixu : il avait sous les yeux un saisissant raccourci de l’aventure humaine telle qu’elle était présentée par les néo-terganiens (de Gorji Terganius, scientiste de l’âge médian et fondateur de l’école transformiste) et autres partisans de la théorie évolutionniste. Comme si l’environnement, investi de tous les pouvoirs, finissait par reprendre ses droits, comme si l’homme n’avait pas d’autre choix que de réinvestir son enveloppe animale à la fin du cycle. Il y avait quelque chose d’implacable, d’inéluctable dans cette vision des choses. Loter Pakullaï semblait victime du piège tendu par sa propre logique.
Un dicton de Maravel, un continent d’Orange, revint à l’esprit de Tixu : « Crois en la bête et tu deviens la bête, crois en l’homme et tu deviens l’homme, crois dans les cieux et tu deviens dieu. »
« Je ne suis pas non plus parvenu à éclaircir le mystère d’Arratan, dit Loter Pakullaï en remuant le contenu du récipient. Bien que placée en face de la bouche, elle refuse de se laisser happer. Elle devrait pourtant être prise dans le mouvement de spirale et engloutie comme ses consœurs. Heureusement pour nous – il leva la cuillère métallique et, sans tenir compte des gouttes brûlantes qui tombaient sur ses doigts, la plaça à l’horizontale à quelques centimètres de ses yeux – elle conserve une distance constante avec le bord du noyau. Elle ne se déplace pas : c’est le trou noir qui s’agrandit autour d’elle. Cette énigme possède au moins l’avantage de m’offrir un excellent poste d’observation.
— Et qu’avez-vous observé ?
— Mes propres réactions, surtout ! Je me retrouve dans l’étrange et inconfortable position du guetteur qui a décelé le danger mais qui se voit privé de la possibilité de prévenir les autres. J’ai eu tout le temps d’effectuer quelques calculs et de prendre conscience qu’au train où vont les choses, il ne restera rien de Via Lactea dans moins d’un demi-siècle standard. Notre chère galaxie se dévore elle-même et dévore ses enfants par la même occasion. Et, faute de moyen de transport, je n’ai pas d’autre choix que d’assister, impuissant, à cette auto-destruction. C’est peut-être mieux ainsi : au cas très improbable où elle aurait pris mes conclusions au sérieux, l’humanité n’aurait pas eu le temps de préparer sa migration vers d’autres galaxies, lesquelles d’ailleurs sont peut-être gangrenées par le même mal. Il vaut mieux que les hommes jouissent sans entrave des dernières années qui leur restent à vivre, ne croyez-vous pas ? À moins que vos pratiques de sorcier inddique puissent nous tirer de ce mauvais pas…»
Il avait prononcé ces derniers mots avec une ironie appuyée, autant pour dissimuler le malaise qu’avait produit sur lui l’inexplicable apparition de Tixu que pour le plaisir d’exhumer ses vieux réflexes rationalistes. Quand l’eau du récipient fut entièrement évaporée, il répartit les cubes fumants dans deux assiettes creuses. Un sourire triste éclairait sa face parcheminée. Il avait également employé le sarcasme comme une provocation parce qu’il espérait sans se l’avouer que le sorcier inddique, le charlatan, l’ennemi d’autrefois, répondrait aux questions qu’il se posait et réussirait là où ses pairs et lui avaient échoué.
Les deux hommes mangèrent un moment en silence, assis à même le sol. Bien que cette nourriture gorgée d’eau fût insipide, Tixu, affamé, l’apprécia comme le plus savoureux des mets.
« La Confédération de Naflin a subi quelques changements, m’avez-vous dit… commença Loter Pakullaï.
— Les Syracusains et leurs alliés ont anéanti l’Ordre absourate, exterminé tous les seigneurs régnants de la Confédération et instauré l’Ang’empire. La religion kreuzienne est devenue officielle, obligatoire, et les Scaythes sont employés désormais comme inquisiteurs ou effaceurs…
— Effaceurs ?
— Ils effacent une partie des données des cerveaux humains et y implantent de nouveaux programmes.
— J’ai bien fait de me tenir à l’écart ! Les rares missionnaires kreuziens en poste sur Alemane me flanquaient déjà la trouille ! J’imagine que l’air est devenu irrespirable sur les planètes de l’univers connu…
— Aussi peu respirable qu’ici…»
Une lueur s’alluma dans l’œil de Loter Pakullaï qui braqua le manche de sa cuillère sur le visage de Tixu.
« Je devine les raisons de votre présence sur Arratan ! s’exclama-t-il. Vous présumez qu’il y a un rapport entre l’effacement des cerveaux humains par les Scaythes et l’effacement de Via Lactea ! Voilà pourquoi vous situez Hyponéros dans le cœur de la galaxie. Vous pensez que votre… comment l’avez-vous appelé tout à l’heure ? blouf, c’est ça, que votre blouf est une entité intelligente, une sorte de monstre créé de toutes pièces par les Scaythes !
— Une décréation plus exactement, la conséquence d’un abandon. À quoi servirait l’écrin sans son bijou ?
— Vous êtes bien généreux pour l’humanité ! Plutôt qu’à un bijou, je la comparerais volontiers à un fléau ! Pour ma part, je pense que l’univers était un éden… avant l’apparition de ces détestables produits du hasard qui ont pour nom les hommes ! »
Tixu se rendit compte que le mépris de Loter Pakullaï, tourné surtout contre lui-même, révélait le profond désarroi dans lequel le plongeait la fin annoncée de la galaxie. Et sa déchéance physique n’était que l’expression incarnée de sa déchéance morale.
« Je réitère ma question, monsieur le sorcier : est-ce que vos pouvoirs inddiques peuvent inverser le cours des choses ? »
Sa voix avait pris une intonation solennelle et toute trace de moquerie avait déserté son visage.
« Pourquoi donc devrais-je sauver de l’anéantissement ces détestables produits du hasard ? demanda l’Orangien.
— Parce que, justement, vous ne croyez pas au hasard, rétorqua le Néoropéen. Et que vous vous faites probablement un devoir moral de voler au secours de vos frères humains. Mais là n’est pas le problème : avez-vous une haute opinion de votre magie ? L’estimez-vous assez puissante pour enrayer la progression du trou noir ? »
Tixu reposa son assiette vide devant ses pieds croisés. Son corps rassasié, envahi d’une douce chaleur, implorait le repos.
« Les actes sont plus probants que les discours, dit-il en réprimant un bâillement. Je peux vous procurer le moyen de retourner sur votre planète d’origine.
— Comment ?
— En vous initiant à l’antra, au son de vie, en vous apprenant à l’utiliser et en vous chargeant de répandre le Verbe sur les mondes du Centre.
— Moi ? Un missionnaire de l’Indda ? Mes collègues de l’Institut en feraient des gorges chaudes !
— Quelle importance ? Le son de vie accomplira ce que vos chers collègues n’ont pas voulu ou pu accomplir : il vous fera rentrer chez vous, traverser l’espace sur une distance approximative de 30 000 années-lumière. Lorsque vous aurez goûté à la puissance de l’antra, lorsque vous aurez réintégré le chœur vibrant de la création, les ricanements de vos pairs vous laisseront de marbre ou, mieux encore, vous divertiront. Je vous offre, professeur Pakullaï, l’occasion unique de vous fondre dans ces mécanismes universels que vous cherchez depuis si longtemps à comprendre.
— En admettant que vous réussissiez à me réexpédier sur Alemane, les gens me percevraient comme un monstre, comme un primate doué de parole…
— L’antra modifiera votre physiologie selon vos besoins. Ne cherchez pas d’autre explication à mes propres facultés d’adaptation. Que pensez-vous de ma proposition ? »
Loter Pakullaï saisit un cube entre le pouce et l’index et le porta machinalement à sa bouche. La tempête faisait rage sous son crâne, comme en témoignaient les éclairs qui embrasaient ses yeux.
« Rien ne vous oblige à me répondre maintenant, ajouta Tixu. Je suis fatigué et je souhaite me reposer…»
Quelques heures plus tard, un bruit étrange tira de son sommeil l’Orangien, allongé sur l’ancien lit de Nahum Arratan. Il se redressa sur un coude et aperçut, étendue sur l’autre couchette, la silhouette tremblante de Loter Pakullaï, secouée de lourds sanglots.
*
Le Néoropéen était un élève studieux mais peu doué. Il y avait en lui une part d’intellect jamais rassasiée qui l’entraînait à poser de multiples questions et l’empêchait d’atteindre le temple intérieur, la nef d’où partaient les routes de l’espace et du temps.
Après que Tixu l’eut initié à l’antra, il se lança dans un interminable discours sur les ondes, les quantas et les fluides au lieu de se laisser dériver sur les subtils courants endogènes. Cette logorrhée traduisait à la fois la souffrance suscitée par l’abandon de la défroque usée et la peur d’affronter le silence, angoissant pour un individu accoutumé au bavardage intempestif et permanent du mental.
Tixu ne chercha pas à le convaincre ou à le brusquer. Il comprenait que le professeur Pakullaï avait plus que quiconque besoin de temps pour reconnaître la valeur d’une initiation. Pendant que le shanyan, le nouvel initié, se débattait dans ses contradictions, l’Orangien visita les soutes de quelques-uns des vaisseaux échoués, où il découvrit, entassés les uns sur les autres, des boîtiers, des écrans-bulles, des mémodisques, des androïdes et des robots. L’oxygène étant rare sur Arratan, ils n’avaient pratiquement pas subi d’attaque de rouille. Ils semblaient simplement déconnectés, endormis, attendant qu’un prince charmant vînt les tirer de leur sommeil millénaire.
« Nahum Arratan était un spécialiste en robotique, précisa Loter Pakullaï, mais il n’est pas parvenu à redonner vie à ces automates. On dirait qu’ils ont été vidés de leur substance, de leur énergie. Encore un mystère. Peut-être un effet du magnétisme d’Arratan. Ces robots possèdent pourtant des générateurs intégrés et sont censés produire l’énergie dont ils ont besoin. Avec leur aide, nous n’aurions eu aucune difficulté à réparer un vaisseau et à repartir vers les mondes habités…
— Ne regrettez rien : vous bénéficiez désormais de l’aide de l’antra.
— Oui, oui, bien sûr, l’antra magique, le son du miracle…»
Tixu s’habituait progressivement à l’atmosphère de l’astre mort. Ses besoins en oxygène avaient considérablement diminué et la gravité ne lui posait plus aucun problème. En revanche, les visages d’Aphykit et Yelle venaient de plus en plus souvent occuper la totalité de son espace intérieur et le précipiter dans des affres de désespoir et de souffrance. Il se réfugiait alors dans la cabine de pilotage d’un vaisseau, s’asseyait sur un siège pivotant et laissait couler ses larmes.
Il avait perdu le contact avec elles pratiquement le lendemain de son départ. Le lien subtil qui les rattachait à lui s’était brusquement rompu et il avait cessé de ressentir leur présence, leur chaleur, leur empreinte vitale. Il restait toutefois persuadé qu’elles n’étaient pas mortes mais qu’une force maléfique les retenait prisonnières, les maintenait dans l’inertie. Il avait conçu le projet de rebrousser chemin pour leur porter secours. Il avait prié l’antra de le ramener auprès d’elles, mais le son de vie n’avait pas tenu compte de ses requêtes et les routes qui s’étaient présentées devant lui l’avaient inexorablement éloigné de l’univers connu. Il avait alors compris qu’il ne pouvait plus faire marche arrière, que, selon les propres paroles de Yelle, « c’était ainsi que devaient s’accomplir les choses »… Le chœur vibrant de la création le destinait, lui, l’Orangien, l’ancien employé de la CILT, le pauvre mortel qui avait tenté de noyer ses faiblesses dans l’alcool de mumbë, à être le soliste de l’humanité dans le pays du blouf. Il ignorait encore la nature du rôle qu’il serait amené à jouer auprès de l’Hyponéros. Il se laissait guider par une force supérieure qui n’était autre que son propre chant. Il savait seulement qu’il mettait en jeu l’essence même de son être, qu’il ne sortirait pas indemne de la confrontation. Le prix à payer était exorbitant mais il serait encore plus élevé pour les hommes et pour lui s’il refusait d’accomplir son destin. Lorsqu’il s’était glissé dans le déremat de la CILT sur Deux-Saisons, il n’était pas seulement lancé sur les traces d’une femme dont la beauté l’avait subjugué, il s’était replacé sur le cours d’une trajectoire cruelle qu’il avait jusqu’alors inconsciemment refusée.
Loter Pakullaï s’engouffra dans la bulle. Ses yeux brillants et ses gestes saccadés trahissaient une fièvre inhabituelle. Depuis une semaine, il avait repris l’habitude de s’habiller. Le bas tire-bouchonné de son pantalon et les manches de sa veste remontées jusqu’aux coudes lui conféraient l’allure d’un épouvantail, mais bien que ses vêtements ne fussent plus adaptés à sa morphologie, il ressemblait de nouveau à un être humain.
Tixu, allongé sur sa couchette, comprit immédiatement les raisons de l’agitation du Néoropéen.
« Bon Dieu, monsieur le sorcier inddique, vous aviez raison ! Votre foutu son m’a conduit dans une sorte de salle imaginaire où se découpaient des bouches lumineuses. J’en ai emprunté une au hasard, j’ai ressenti comme une décharge électrique et, lorsque j’ai rouvert les yeux, j’ai constaté que je me retrouvais à plus de trois cents mètres de l’endroit où je m’étais assis ! J’ai d’abord cru que j’avais rêvé ou que j’avais été victime d’une hallucination. J’ai donc recommencé l’opération une, dix, vingt fois, et à chaque tentative j’ai obtenu le même résultat.
— Il faudrait maintenant songer à augmenter les distances…
— C’est exactement ce que j’ai l’intention de faire, figurez-vous ! Mais pas dans l’immédiat. Je suis crevé et j’ai besoin de récupérer ! »
Loter Pakullaï s’allongea sur sa couchette, tira une couverture sur lui et s’endormit en quelques secondes.
Les jours suivants – l’absence d’alternance jour/nuit était compensée par l’horloge sidérale de la bulle, qui affichait les dates des différents calendriers en vigueur sur les mondes du Centre – Loter Pakullaï effectua de grands progrès dans la maîtrise du voyage sur la pensée. Il mettait désormais les bouchées doubles, comme s’il voulait rattraper son retard, se transportait d’un point à l’autre d’Arratan jusqu’à ce qu’il s’écroule de fatigue au pied d’un vaisseau ou à quelques dizaines de mètres de la bulle qu’il n’avait pas eu la force d’atteindre. Un excès de zèle qu’il tempérait parfois par d’oiseuses digressions sur le merveilleux ou détestable – selon l’humeur du jour – hasard qui avait offert de telles potentialités à l’être humain.
« Des lois physiques que nous ne connaissons pas encore mais que je me fais fort de traduire en langage scientifique, marmonnait-il pendant que Tixu préparait le repas. L’effet de dédoublement a toujours existé par exemple, mais avant Anton Shlaar, un conquérant de l’âge spatial, personne n’en avait jamais entendu parler…»
Il perdait peu à peu ses apparences simiesques. Il se redressait, ses poils se clairsemaient et une flamme nouvelle brillait dans ses yeux. De même les rides semblaient s’estomper sur son front. Il commençait à évoquer la possibilité d’un départ imminent et définitif, preuve que la perspective de franchir trente mille années-lumière avec la pensée comme seul moyen de locomotion ne lui apparaissait plus comme une montagne d’absurdité.
« Je me demande si je pourrai me réadapter à la civilisation. Les mondes néoropéens ont dû changer en soixante-six ans. Mais peut-être préférez-vous que je reste en votre compagnie…
— Vous me serez plus utile là-bas. L’antra vous permettra d’échapper à la mort mentale, à l’inquisition et à l’effacement. Dites-vous bien qu’à chaque fois que vous initierez l’un de vos semblables au son de vie, de la même manière que je l’ai fait pour vous, vous m’aiderez à enrayer la progression du blouf.
— Je n’ai pas encore établi la relation entre le trou noir et vos pratiques, je ne comprends toujours pas ce que vous fabriquez sur Arratan, mais si je parviens à regagner Néorop, je vous promets de transmettre le son de vie au plus grand nombre.
— Vous parlez déjà comme un missionnaire inddique ! »
Un large sourire éclaira le visage de Loter Pakullaï.
« N’essayez pas de me transformer en abruti de sectateur, monsieur le sorcier ! J’approche du siècle et j’ai passé l’âge de ces conneries. Je resterai votre partisan pinailleur et reconnaissant, tout au plus…»
L’ardeur néophyte du Néoropéen rappelait à Tixu ses premières expériences dans le domaine du transfert instantané, sa translation inopinée sur la plage de l’île des monagres, sa soudaine apparition dans les rues de Houhatte, le long et enivrant périple entre Selp Dik et Terra Mater. Aphykit et lui s’étaient fondus dans les couloirs impalpables de l’éther, s’étaient rematérialisés sur des mondes enchanteurs, s’étaient aimés sur des lits de fleurs, d’herbe, de sable, de roche ou sur les tissus d’un entrepôt d’Orange. Pour Loter Pakullaï, le voyage sur la pensée était lié à l’espoir d’un retour sur son monde natal, dans l’esprit de Tixu il restait à jamais associé au bonheur intense, presque douloureux, qu’Aphykit lui avait donné. Il eut l’impression que le sol s’ouvrait sous ses pieds, qu’il s’enfonçait dans une eau noire, visqueuse et glaciale, mais il fit appel à toutes ses ressources mentales pour ne pas offrir le spectacle de sa détresse à son interlocuteur.
« Je m’aperçois que les sorciers inddiques souffrent comme les hommes de science ordinaires, murmura Loter à qui la pâleur subite de Tixu n’avait pas échappé. Et cette particularité aurait plutôt tendance à me les rendre sympathiques…»
Trois jours plus tard, le Néoropéen arborait une mine sombre lorsqu’il franchit le sas de la bulle. Tixu crut d’abord qu’il avait perdu le mode d’emploi de l’antra, comme cela arrivait parfois aux nouveaux initiés, mais il se rendit rapidement compte que le professeur était la proie d’une incommensurable terreur.
« Vous devriez m’accompagner, monsieur le sorcier. J’ai découvert un drôle de spectacle sur la face de l’astre tournée vers l’extérieur de la galaxie…»
Tixu hocha la tête, se leva et jeta un long regard sur les divers objets qui jonchaient le sol de la bulle. Sa voix intérieure lui murmurait qu’il serait bientôt privé de ses sens, que se fermeraient définitivement ces fenêtres qui permettaient aux créatures vivantes d’expérimenter la création. Ses doigts se promenèrent machinalement sur son visage, épousèrent les reliefs des arcades sourcilières, du nez, des lèvres, se glissèrent entre les fils soyeux de sa barbe. Il huma longuement l’air confiné de la bulle où paressaient des odeurs de cuisine et de transpiration.
Son enveloppe corporelle lui serait bientôt retirée, et avec elle l’espoir d’étreindre un jour Aphykit et Yelle.
« Nous devrions joindre les mains, dit-il à Loter.
— Ne soyez pas surpris d’être cloué au sol à l’arrivée : il n’y a pas de correcteur de gravité de l’autre côté et l’intensité de la pesanteur y est beaucoup plus forte…»
Les deux hommes se placèrent de chaque côté d’une table pliante et tendirent les bras. À peine leurs mains se furent-elles touchées qu’ils se fondirent dans les couloirs éthériques et se rematérialisèrent, quelques centièmes de seconde plus tard, sur la face d’Arratan orientée vers les bras extérieurs de la spirale galactique. Ainsi que l’avait prédit le professeur Pakullaï, la force d’attraction les maintint rivés au sol. Les effets du correcteur de gravité et du générateur d’oxygène ne se faisaient pas sentir. Ils avaient l’impression d’être écrasés sous un fardeau de plusieurs tonnes. La bouche ouverte, le Néoropéen cherchait désespérément de l’air.
Allongé sur le dos, Tixu aperçut d’abord un pan de ciel criblé d’étoiles. Puis, au prix d’un terrible effort, il parvint à tourner la tête et vit enfin la gueule immonde du blouf.