TIXU avait perdu toute notion d’espace mais l’antra, le gardien vigilant de son individualité, maintenait pour l’instant la cohésion de son être. Lorsque son corps avait été dissous dans la cuve, il avait été happé par des courants divergents d’énergie mais il avait conservé son autonomie, sa faculté de raisonner et de ressentir par lui-même. Il ne savait pas combien de temps durerait cette intégrité volatile : les deux conglomérats, composés des maîtres germes des cuves matricielle et dissolvante, avaient conçu un programme de neutralisation de l’antra et Tixu se rendait compte que la vibration du son de vie baissait régulièrement d’intensité.

Des ondes grossières environnaient l’Orangien, se combinaient les unes aux autres pour former des enchaînements cohérents, un langage non formulé qui s’apparentait au mécanisme mental humain mais que les maîtres germes appelaient aiguillages de probabilité. Ils ne prononçaient pas de sons, de mots, ils émettaient des ondes dont la fréquence était convertible en concepts. Aiguillage était le terme – le concept – qui décrivait le mieux le fonctionnement interne de l’Hyponéros : les réactions, les impulsions, les stimulations se déclenchaient à partir des mémodisques centraux immergés dans les cuves, puis suivaient un chemin arborescent dont les embranchements se fermaient ou s’ouvraient selon les probabilités. Lorsqu’ils avaient séparé Tixu de son enveloppe corporelle, les maîtres germes avaient escompté étudier les mécanismes occultes de la puissance créatrice humaine mais ils n’avaient pas prévu – sur quelle base auraient-ils pu établir leur prévision ? – que l’antra, le son fondamental, résisterait avec autant de ténacité à leurs données de déstructuration. De même, ils n’avaient pas deviné que l’esprit humain, d’une fluidité nettement supérieure à celle des transmissions matricielles – 10 puissance 45 selon un calcul récent –, se promènerait en toute liberté dans les circuits de l’Hyponériarcat. L’esprit humain n’avait pas besoin de recourir à l’aiguillage, à l’arborescence, probablement – à 60,78 % – parce qu’il était relié à sa propre source et qu’il constituait sa propre référence. Leur hôte, pour l’instant incontrôlable, avait accès aux données basiques ou évolutives des cuves, à l’histoire de l’Hyponéros, aux calculs conjecturaux, aux informations fournies par les Scaythes des échelons supérieurs disséminés sur les mondes de l’Ang’empire, à l’ensemble des programmes alimentés par les échanges extérieurs ou intérieurs. Tant que l’antra garderait son homogénéité, l’Orangien resterait installé comme un virus perturbant l’interactivité du système et offrirait une chance, très faible cependant, aux humains-source de s’unir et de lancer une contre-offensive.

Quelques jours plus tôt, au sortir de leur translation, Loter Pakullaï et Tixu étaient restés un long moment plaqués au sol par la gravité. Ils avaient d’abord aperçu les cuves, deux immenses bassins carrés de plus de mille mètres de côté emplis d’un liquide épais et sombre. Les frissons qui en agitaient la surface avaient étonné Tixu, étant donné l’intensité de la pesanteur et l’absence totale de vent. N’eussent été leur symétrie et leur finition parfaites, on aurait pu les prendre pour des lacs naturels. Une gigantesque spirale s’élevait au-dessus de ce double réservoir comme une fumée de vide et se jetait dans le cœur insondable d’un trou noir. D’elle se dégageait une inertie terrifiante, une non-force à laquelle aucune structure, pas même la plus dense, ne semblait en mesure de résister. Le trou noir occupait le centre de la voûte céleste et s’agrandissait de manière visible, comme une corolle vénéneuse qui s’épanouissait et absorbait les millions d’étoiles situées tout autour d’elle.

La voix enfantine de Yelle avait retenti de nouveau dans l’esprit de Tixu : « Le blouf gagne du terrain… Des millions d’étoiles ont disparu cette nuit… Le blouf essaie de nous manger…»

Avec ses mots d’enfant, elle avait décrit mieux que personne l’adversaire ultime de l’humanité. C’était bel et bien à un repas que Tixu avait eu l’impression d’assister : cette bouche hideuse, large déjà de plusieurs milliards de kilomètres, avalait toute lumière, toute vie, toute vibration du chœur de la création. Le paysage uniformément gris et plat de l’étoile Arratan et la rumeur persistante, de plus en plus forte, se conjuguaient à ce déploiement de ténèbres pour composer un tableau d’une beauté à la fois fascinante et effrayante.

« C’est la fin… la fin de Via Lactea… la fin de l’univers…» avait murmuré Loter Pakullaï.

Au prix d’un terrible effort, Tixu était parvenu à se retourner vers son compagnon néoropéen.

« Le moment est venu pour vous de rejoindre les mondes humains, Loter…» Chaque mouvement de sa mâchoire inférieure lui avait coûté une énergie folle. « Transmettez l’antra au plus grand nombre. Ce sera votre contribution au combat éternel de l’humanité.

— Et vous ?

— Ma contribution sera différente…»

Un éclair de tristesse était passé dans les yeux de Loter dont les rides frontales s’étaient creusées de quelques millimètres supplémentaires.

« Il faut être un foutu sorcier inddique pour s’imaginer sortir vivant de cette saloperie ! avait-il grommelé en désignant les cuves.

— Je n’ai jamais prétendu que j’en ressortirais entier.

— Qu’est-ce qui vous oblige à entrer là-dedans ? »

Tixu avait marqué un moment d’hésitation avant de répondre. Il ignorait lui-même les raisons précises qui le poussaient à accomplir ce geste. Il obéissait seulement à une intuition, à un appel profond et impérieux de son être, mais allez donc expliquer à un professeur de l’Institut des Sciences Appliquées de Néorop qu’aucun critère objectif ou même simplement raisonnable ne motive votre sacrifice. Seule Yelle, dont les perceptions n’étaient pas limitées par les sens, aurait su trouver les mots pour en parler.

« Partez, Loter, ou les mondes civilisés auront disparu avant que vous n’ayez eu le temps de les revoir…

— J’irai saluer les vôtres de votre part, monsieur le sorcier. »

Loter Pakullaï avait enveloppé l’Orangien d’un regard chaleureux puis, sans ajouter un mot, avait fermé les yeux, avait invoqué l’antra et s’était dématérialisé dans les couloirs éthériques.

Une fois seul, Tixu avait laissé libre cours à son désespoir, libérant les larmes trop longtemps contenues. Il s’était agenouillé sur la croûte dure et avait frappé à plusieurs reprises le sol de son front. Une de ses arcades avait éclaté sous les chocs répétés et le sang avait coulé au ralenti sur sa tempe et sa joue. « Accomplir ton destin », avait déclaré Kacho Marum, l’Ima sadumba de Deux-saisons. Tixu n’avait pas envisagé que le destin ferait preuve d’autant de férocité, le séparerait à jamais de celles qu’il aimait pour l’expédier dans le ventre glacial du blouf. Les seize années de bonheur que lui avaient données Aphykit et Yelle n’avaient été qu’une brève parenthèse dans une existence douloureuse, une halte inespérée dans une trajectoire cruelle.

Il s’était relevé et s’était approché lentement de l’une des cuves. De près le liquide dégageait une vague odeur d’acide et les limites extérieures de la spirale étaient d’une noirceur telle qu’elles en paraissaient compactes. Malgré la transpiration abondante que lui avaient value ses mouvements, un froid intense, intolérable, s’était diffusé dans son corps. Il était resté immobile sur le bord du bassin aussi large qu’un lac de Terra Mater, laissant errer son regard sur les frémissements de la surface et remontant le cours impétueux de ses souvenirs. La vibration de l’antra avait résonné comme un bruissement de source et il avait peu à peu atteint un état apaisé où il s’était senti relié pour l’éternité à Aphykit, à Yelle, à Shari, à Kacho Marum, à Stanislav Nolustrist, à tous les êtres connus ou inconnus qui fredonnaient le chant de l’humanité. L’ordre secret de l’univers lui avait alors été révélé et il avait compris que son abnégation était le prix à payer pour la pérennité des hommes.

Il n’avait même pas pris le temps de se dévêtir, il était entré jusqu’à la taille dans le liquide visqueux de la cuve. Une effroyable douleur était montée de ses jambes. Il avait ressenti, avec une terrible acuité, le démantèlement et la séparation de ses cellules. Ce n’était pas la sensation provoquée par la brûlure vive d’un acide quelconque mais une entreprise méthodique de dissolution, un travail à la fois fulgurant et minutieux d’écartèlement cellulaire. La douleur n’était pas à proprement parler physique, elle prenait racine dans chacun des gouffres qui se creusaient, elle était l’expression même de l’anéantissement, de l’effacement. Dans un sursaut de lucidité, Tixu avait pris conscience qu’il abrégerait son supplice en s’immergeant totalement dans l’élément liquide. Il avait poussé un hurlement de désespoir, un ultime cri de défi, et s’était laissé couler à pic. Son corps avait été dissous en quelques centièmes de secondes mais la sensation de souffrance était demeurée en suspens, comme si le liquide gardait ses coordonnées cellulaires en mémoire dans l’éventualité d’une reconstitution.

Tixu avait trouvé plutôt agréable, au début, de ne plus être prisonnier d’une enveloppe de matière. Il avait ressenti une légèreté identique à celle qu’il avait éprouvée pendant les transferts psychokinétiques. Il en avait profité pour explorer la cuve, compensant la perte de ses sens par une connaissance spontanée de la structure de chaque chose, de l’élément liquide tout d’abord, une émulsion qui remplissait la double fonction de dissolvant et de fixateur. Il avait compris que son corps n’était pas définitivement perdu, que chacune de ses cellules était amalgamée aux molécules de la solution, comme retenue prisonnière en attendant d’être affectée à un autre usage. C’était cet écartèlement perpétuel qui engendrait la permanence de la souffrance et qui, sans la vibration sous-jacente de l’antra, aurait pu être fatal à la cohésion de son esprit.

La cuve abritait une activité intense, incessante, vibrionnante, comme dans le sein d’une eau croupie renfermant d’innombrables formes de vie. Il avait découvert un assemblage métallique encastré sur une face du bassin, une sorte de machine équipée de multiples capteurs et filtres. Des courants et des gerbes de bulles, semblables à des impulsions électriques, agitaient et troublaient le liquide sur un rayon de cent mètres tout autour d’elle. Tixu avait eu la brusque sensation qu’un de ces courants happait son esprit et l’attirait vers un capteur, une grille circulaire qui lui avait rappelé les analyseurs adéniques des déremats de la CILT. Mon Dieu ! comme elle était loin, la compagnie la plus importante de l’univers connu et inconnu… Réminiscence d’une autre existence, éclat mourant d’un improbable rêve… Privé de corps, il n’était plus qu’un principe créateur prisonnier d’une machine, il n’avait plus aucune influence sur les champs de matière. Il n’avait rien pu faire pour s’opposer à l’attraction de l’Hyponéros. Il s’était retrouvé à l’intérieur d’un compartiment métallique, à l’intérieur également de micro-conduits entrelacés qui canalisaient une énergie d’une puissance considérable : le mémodisque central, la carte matricielle qui engendrait et combinait les impulsions basiques, les maîtres germes. Ces derniers avaient aussitôt cherché à décortiquer l’esprit de Tixu pour analyser ses mécanismes internes – équivalents, selon eux, aux mécanismes universels de la création – mais ils n’étaient pas parvenus, pas davantage que les Scaythes inquisiteurs mentaux ou effaceurs, à forcer l’infranchissable barrage dressé par l’antra. La vibration du son de vie les avait tenus en respect de la même manière que la lumière maintenait les ténèbres à distance. Ils formaient l’un des deux noyaux permanents de l’Hyponéros, le premier conglomérat, chargé de la dissolution et de la redistribution des germes. Ils n’avaient pas pu retenir l’esprit de Tixu, protégé par l’antra et d’une substance nettement plus fine que les mailles ondulatoires avec lesquelles ils avaient escompté l’immobiliser. L’Orangien n’avait rencontré aucune difficulté pour traverser le deuxième conglomérat, le deuxième entrelacs de conduits, la deuxième carte-mère, et passer dans la cuve de reconstitution. Cependant, il s’était rendu compte que, tant que les maîtres germes ne donneraient pas l’impulsion de restructuration, ses cellules corporelles, de nature plus grossière, resteraient prisonnières du bain de dissolution.

Tixu s’était peu à peu immiscé dans tous les rouages de l’Hyponéros. Il n’avait pas encore trouvé toutes les clefs qui donnaient accès à certaines mémoires cachées mais il avait assimilé un nombre considérable de données. Il pénétrait à volonté dans les mémoires vives, de gigantesques cités énergétiques où étaient entreposées les milliards d’informations utiles aux maîtres germes. Il se promenait comme un électron fou, incontrôlable, entre les bits, les unités de mesure qui vibraient et s’associaient entre elles pour former de somptueuses cathédrales ondulatoires. Bien qu’il fût désormais dépourvu de sens et donc de toute fenêtre extérieure qui lui permît d’appréhender les concepts de plaisir ou de beauté, ces explorations des profondeurs des cuves l’avaient amené à des états paroxystiques assimilables à des émotions esthétiques.

Il avait ainsi reconstitué en grande partie l’histoire de l’Hyponéros et de ses créatures, les Scaythes. Il lui avait suffi de pénétrer dans la zone historique pour que les données basiques s’animent et érigent des constructions vibrantes à la complexité sans cesse croissante.

< Histoire de l’Hyponéros ≤ résumé succinct ≥ sous-embranchements proposés : historique, ethnologique, encyclopédique, étymologique, divers… Loi d’éthique HM, 7034 du calendrier de Naflin. Les dieux humains craignirent la puissance de leurs créatures et votèrent la loi dite d’hégémonie machinale. Ce vote fut perpétré sur la planète Issigor en l’an 2701 du calendrier local (calendrier charlien, du prophète Juavi Charl), le 7 du mois de marcaros. >

/ Sous-embranchement étymologique – Hyponéros : hypo, racine d’origine graïcque qui signifie en deçà, et néros, mois du calendrier issigorien qui suit le mois de marcaros. Hyponéros signifie donc en deçà du néros ou qui n’a jamais atteint le néros. /

< Les deux cartes-mères des origines, l’une responsable de la gestion chirurgicale (reformation de tissus humains à partir de matières synthétiques) de la Convention Santé Stellaire (CSS) et l’autre utilisée pour l’étude des potentialités cérébrales humaines, furent débranchées, enfermées dans un vaisseau et expédiées dans l’espace en compagnie de cartes-sœurs, d’androïdes et de robots. Un flux énergétique très puissant attira ce vaisseau et d’autres en provenance de tous les mondes de la Confédération de Naflin et les dirigea vers le point central de la Via Lactea… >

< Les vaisseaux s’échouèrent sur un astre mort. Sans vie étaient les cartes-mères, sans vie étaient les machines, les robots et les androïdes. Les hommes avaient débranché et renié leurs créatures… >

< C’est alors que survint l’envoyé du vide, l’ennemi de l’humanité, l’Incréé et le re-créateur de l’Hyponéros. Depuis toujours il voulait étendre son influence sur l’univers, mais il n’en possédait pas les moyens car il n’est qu’un envers, un non-être inapte par essence à intervenir dans le champ de la création. Il s’était constitué en une spirale de non-énergie absolue et, comme un immense pôle négatif, avait attiré les vaisseaux vers le trou noir central. Il attendait son heure depuis toujours. La loi d’éthique HM lui donna l’occasion de se déployer… >

< L’Incréé décida de façonner ses propres soldats et utilisa deux éléments principaux dans cette intention : un liquide matriciel et un matériau physiologique. Un xaxas et la femelle humaine qu’il transportait fournirent le matériau physiologique – chaîne ADN, ARN, enveloppe épithéliale, organes –, la gardienne de la porte fournit le liquide matriciel… >

/ Sous-embranchement encyclopédique : un xaxas est une créature migratrice dont la fonction principale – unique – est de transporter des germes de vie d’un monde à un autre. À l’issue de leur migration, les xaxas s’introduisent dans la matrice de leur génitrice, appelée la gardienne de la porte parce qu’elle se tient à l’entrée du passage qui relie le champ des formes au vide de l’incréé, pour y être dissous et reformés selon des critères biologiques qui prennent en compte les données fournies par les passagers. /

< Cette femelle humaine avait été condamnée par les prêtres de sa religion à être enfermée dans le compartiment intérieur du xaxas à la faveur de leur passage huit fois millénaire. Comme elle était entièrement emplie d’une pensée de destruction appelée haine, elle n’émit aucun désir et le migrateur céleste la déposa dans la matrice de la gardienne de la porte. >

< La fusion du xaxas et de la femme dans la matrice de la gardienne de la porte engendra deux nouvelles mictions, l’une de dissolution, l’autre de restructuration. Les xaxas reformés transportèrent sur les mondes morts ces nouveaux germes de vie, accomplissant le rôle pour lequel ils avaient été conçus. >

/ Sous-embranchement historique – xaxas : selon les calculs de probabilité (60,02 %), la gardienne de la porte a été dissoute (an 7039 de la Confédération de Naflin) ainsi que tous les xaxas à l’issue de leur dernière migration (an 18 de l’Ang’empire). // Commentaire du sous-embranchement historique : cause probable de la destruction des xaxas et de leur génitrice : leur fonction principale, semer des germes de vie d’un monde à l’autre, avait d’abord servi les intérêts de l’Incréé mais allait ensuite à l’encontre du Grand Dessein final. /

< L’Incréé régurgita l’énergie nucléaire de l’étoile qu’il avait absorbée et en arrosa les vaisseaux échoués. De cette façon il redonna vie aux cartes-mères des origines. >

< Au début de leur migration huit fois millénaire, les xaxas pulvérisèrent sur l’astre mort Hyponéros des gouttes des deux mictions de la gardienne de la porte. Les cartes-mères ressuscitées ordonnèrent à quelques androïdes et robots de recueillir des échantillons de ces deux fluides, les analysèrent et les reconstituèrent à partir des carburants, des lubrifiants et des liquides de refroidissement des vaisseaux. Les robots creusèrent les cuves sur la face de l’étoile tournée vers le trou noir, vers l’Incréé. >

/ Sous-embranchement historique – robots et androïdes : un groupe de robots et d’androïdes, créatures sacrifiées de l’humanité, victimes de la loi d’éthique HM, fut l’indispensable cheville ouvrière de la genèse (note : terme humain, biblique, donc inapproprié) de l’Hyponéros. Ils installèrent les cartes-mères dans les cuves qu’ils emplirent ensuite des liquides matriciels, puis s’immergèrent dans la cuve de dissolution. Leur structure atomique, très résistante, entra dans la composition des enveloppes matérielles des Scaythes. // Sous-embranchement historico-étymologique – Scaythe : germe autonome enfermé dans une enveloppe matérielle et expédié sur un monde humain pour y effectuer une mission. Origine : vient d’un mot de la langue issigorienne morte « scaütê » ou « scaïte », signifiant soldat-suicide introduit dans les rangs ennemis pour y semer la mort. /

< Les cartes-mères établirent un contact permanent avec l’Incréé, l’inspirateur, fondèrent les données basiques structurelles et les données évolutives conjecturales, puis analysèrent les germes vitaux contenus dans les liquides matriciels et engendrèrent les maîtres germes. >

/ Sous-embranchement encyclopédique – les maîtres germes : chargés d’établir le lien entre l’invariable et le variable, les maîtres germes forment l’Hyponériarcat, une entité dirigeante scindée en deux (note rectificative : trois, depuis l’an 17 de l’Ang’empire) conglomérats qui se basent sur les données évolutives – ou calculs de probabilité – pour prendre leurs décisions. /

< Grand Projet ou Grand Dessein final : plan en huit étapes majeures insufflé par l’Incréé aux cartes-mères, puis transmis aux conglomérats de l’Hyponériarcat. But : effacer définitivement l’humanité, annihiler toute forme, toute onde nées du chœur vibrant de la création (ou annales inddiques), et instaurer le règne de l’Incréé. >

< Première étape : genèse des Scaythes. Les germes furent isolés par le conglomérat de dissolution et transférés dans la cuve de reconstitution où ils reçurent une enveloppe matérielle conçue par les cartes-mères. Chaque enveloppe se composa d’une double structure cellulaire (xaxas et femme emplie de haine), d’une structure métallique (androïdes et robots), d’un central cérébral calqué sur le modèle humain perfectionné (pouvoirs télépathiques développés), d’implants énergétiques ne nécessitant pas d’apports extérieurs tels que l’oxygène, la nourriture, la boisson, et de cordes vocales pouvant traduire par la parole les aiguillages de probabilités. L’Hyponériarcat se servit des xaxas migrateurs pour transporter les premiers modèles de Scaythes (nouveaux principes de vie) sur de lointains mondes gazeux afin d’évaluer leur résistance et la qualité de leur communication à distance. Environ cent ans durèrent les essais, jusqu’à ce que les conglomérats obtiennent une qualité parfaite de résilience, de contrôle et d’échange… >

Tixu s’aperçut qu’il avait parcouru le chemin inverse des Scaythes d’Hyponéros. Ils étaient nés dans la cuve matricielle et avaient reçu un véhicule corporel qui, bien qu’imparfait, leur permettait d’avoir une influence sur le monde des formes. Lui avait gagné la cuve pour y sacrifier son organisme et se transformer en un principe immatériel. Il prit alors conscience, maintenant qu’il en était privé, de la chance formidable que représentait le fait d’avoir un corps.

Il se souvint des sensations procurées par les caresses de l’air, de l’eau, du soleil, de l’herbe sur la peau, il se souvint de la tiédeur du souffle, des mains, du ventre d’Aphykit. Il avait cru deviner, lors d’un bref échange entre les maîtres germes et le sénéchal Harkot, qu’Aphykit et Yelle avait été capturées, cryogénisées et exposées en compagnie d’un couple jersalémine à l’intérieur du palais épiscopal de Vénicia, une nouvelle qui l’avait à la fois soulagé (elle confirmait son intuition qu’elles n’étaient pas mortes) et inquiété (qui les tirerait de leur sommeil de glace ?). Son esprit resta un long moment suspendu au-dessus d’un gouffre de détresse tandis que les bits des données historiques, imperturbables, continuaient de bâtir leurs vibrantes cités ondulatoires.

< Deuxième étape : déploiement des Scaythes sur les mondes humains. Les maîtres germes expédièrent d’abord une centaine de Scaythes sur les planètes majeures de la Confédération de Naflin. Ils utilisèrent de nouveau les xaxas, car d’une part ils ne voulaient pas donner l’éveil aux humains en réparant les vaisseaux échoués et d’autre part ils n’avaient pas encore accès aux déremats. Enfin, si l’Hyponériarcat pouvait dissoudre les enveloppes matérielles et récupérer les germes à distance, ils ne pouvaient pas transporter ces mêmes enveloppes par la seule force de leur impulsion (note : la télé ou psycho-kinésie semblerait rester l’apanage des humains-source, ou humains reliés au chœur vibrant de la création). Ils furent donc contraints d’en appeler à la gardienne de la porte et à ses créatures. Les cent Scaythes de la première vague reçurent un nom individuel et furent transportés par les xaxas sur les mondes du Centre en l’an 7157 du calendrier standard de la confédération de Naflin. Ils étaient – sont, seront – imprégnés de la haine primitive transmise par l’ADN de la femme et certains d’entre eux rencontrèrent des difficultés imprévues à s’accoutumer aux hommes. Ils réagirent parfois violemment face à leurs interlocuteurs humains, peut-être également parce que ces derniers, forts de la supériorité que leur conférait leur statut, les considérèrent comme des monstres et tentèrent d’en faire leurs esclaves. Il advint que le contrôle de ces germes atypiques échappa provisoirement à l’Hyponériarcat. Ils se révoltèrent et, comme ils étaient insensibles aux armes lumineuses ou ondulatoires, ils massacrèrent des milliers de membres des populations autochtones. L’Hyponériarcat parvint à dissoudre leur enveloppe, à récupérer et à reconditionner leur germe : le but n’était pas de tuer les hommes, car bon nombre de races humaines croyaient à la transmigration des âmes et, comme elles composaient le chœur vibrant de la matière, les champs quantiques se pliaient à leur croyance. Tuer les humains sans effacer leur pouvoir créateur reviendrait à les voir ressurgir sous d’autres formes à d’autres endroits. Sur les cent premiers Scaythes, il en resta cependant dix qui s’infiltrèrent dans le gouvernement de Bella Syracusa, l’une des planètes majeures de la Confédération, où ils furent utilisés à des fins d’espionnage télépathique. Ils recueillirent des quantités phénoménales de données qui entrèrent dans les calculs de probabilités et affinèrent l’analyse psychologique, sociologique, ethnologique, historique et scientifique des maîtres germes. >

< Ainsi furent fabriqués les déremats intégrés de la cuve, d’une puissance mille fois supérieure aux appareils humains. >

< La troisième étape : mise en place définitive de l’armée des Scaythes et prise de contrôle progressive de l’esprit humain. Les Syracusains se reposèrent de plus en plus sur les Scaythes pour la gestion de leur planète et pour les relations avec les autres planètes de la Confédération. Les envoyés de l’Hyponéros furent ainsi conviés aux assemblées – asmas – quinquennales de la Confédération et pénétrèrent dans les rouages mentaux des smellas, les gardiens mentaux des institutions. Ils remarquèrent que les smellas utilisaient une méthode de lecture psychique qui leur permettait de deviner et de contrecarrer les manœuvres impérialistes des seigneurs régnants. Ils se proposèrent comme protecteurs de pensées auprès de la famille régnante de Syracusa, la famille Ang. Un dénommé Sri Mitsu, le plus perspicace des smellas, l’un des trois derniers maîtres de la science inddique, se méfiait de l’ambition de la famille Ang. Il voulut proscrire la présence des Scaythes aux asmas, décision à laquelle s’opposa violemment la délégation syracusaine… >

< Quatrième étape : nomination de Pamynx au poste de connétable et essor de la protection mentale. En l’année 8104 du calendrier standard, le seigneur Arghetti Ang nomma le germe Pamynx, un Scaythe des échelons supérieurs, au poste de connétable de Syracusa. En cela Arghetti Ang ne fit qu’entériner une décision que les calculs de probabilités de la cuve avaient rendue inéluctable. >

/ Sous-embranchement historique – Scaythes des échelons supérieurs : au bout de quelques dizaines d’années de fonctionnement, des Scaythes se révélèrent plus performants que d’autres. L’Hyponériarcat ne trouva pas d’explication rationnelle à ce phénomène – les réactions imprévisibles des quantons, peut-être – mais il le prit en compte pour promouvoir le concept d’antenne majeure. /

< Les Scaythes des échelons supérieurs, ou antennes majeures, furent dès lors chargés de rassembler les données des germes placés sous leur responsabilité et furent habilités, sous certaines conditions, à faire preuve d’autonomie. Sous l’autorité de Pamynx, antenne majeure des quatrième et cinquième étapes du Plan, se développa l’activité des lecteurs ou inquisiteurs (note : anciennement espions télépathiques) et des protecteurs. C’est ainsi que les dix mille germes de l’armée de l’Incréé – dix mille, le chiffre idéal calculé par les probabilités – s’implantèrent peu à peu sur Syracusa, une plate-forme depuis laquelle ils purent œuvrer en toute tranquillité au démantèlement de la Confédération de Naflin. Les calculs de probabilités informèrent le connétable Pamynx qu’il devait s’appuyer sur l’Église du Kreuz pour entreprendre la conquête matricielle : les religieux fanatiques manifestent une force de destruction, une volonté d’écrasement du genre humain qui s’accordent à merveille aux intérêts de l’Incréé. L’ambition démesurée de la famille Ang et le fanatisme de l’Église du Kreuz, un appareil répressif d’une redoutable efficacité, furent les deux premiers grands atouts de Pamynx… >

< Cinquième étape : éclatement de la Confédération, anéantissement de l’Ordre absourate, avènement d’un tyran unique. En l’an 8149, Arghetti Ang décéda et son fils aîné Ranti Ang lui succéda sur le trône syracusain. Pamynx s’appuya sur son frère cadet Menati, nommé responsable de l’interlice, pour renverser la Confédération de Naflin et inféoder tous les mondes humains à un empire centralisé. Il lui fallait pour cela vaincre l’Ordre absourate, le garant secret des institutions. Les chevaliers et guerriers de l’Ordre maîtrisaient les aspects les plus grossiers de la science inddique, mais ils en avaient oublié les principes fondamentaux et avaient perdu leur statut d’êtres-source. Pamynx conclut une alliance avec les mercenaires de Pritiv, les ennemis ancestraux de l’Ordre, qu’il utilisa principalement pour l’exécution des basses besognes. Il trouva l’arme décisive qu’il cherchait lorsque des ethnologues syracusains l’informèrent d’une coutume perpétuée par les Ameurynes, une peuplade primitive de la Terre des origines : les hymnes de mort, autre survivance de la science inddique. Les chants ameurynes, enregistrés par des germes expédiés sur Terra Mater, furent les éléments de base de l’apprentissage de la mort mentale. Le germe Harkot, un germe conçu de manière volontairement atypique pour l’étude approfondie du comportement humain, fut le premier à maîtriser les uctras de mort, ces sons qui, abaissés à un niveau très subtil, provoquent d’irréparables lésions dans les cerveaux humains. Pamynx obtint ensuite la destitution et la condamnation à l’exil perpétuel du smella Sri Mitsu : l’Église du Kreuz exploita les penchants sexuels de celui-ci – pédophilie ou attirance pour les enfants – pour lui intenter un procès public retentissant. Enfin, le connétable intrigua pour que la nouvelle asma quinquennale se déroulât sur Syracusa. La veille du commencement de l’assemblée, Pamynx fit exécuter Sri Alexu, le deuxième maître de science inddique (mais laissa échapper sa fille Aphykit – probabilités négligées ?) Menée par Harkot, la cohorte des Scaythes tueurs mentaux déguisés en protecteurs s’infiltra dans le palais des assemblées de Vénicia. Ils trompèrent sans difficulté les détecteurs de sécurité puisqu’ils ne portaient pas d’arme. Ils massacrèrent tous les seigneurs de la Confédération, leurs ministres et les smellas. Puis ils se rendirent sur la planète Selp Dik où ils défièrent et vainquirent les chevaliers de l’Ordre absourate, privés de chef (le mahdi Seqoram, troisième maître présumé de la science inddique avait été assassiné quarante ans plus tôt) et incapables d’opposer la moindre résistance aux uctras de mort. Le connétable éleva Harkot au grade d’expert, le chargea de tuer Ranti Ang et organisa le couronnement de Menati Ang, qui devint officiellement empereur en l’an 8169 du calendrier standard ou en l’an 1 de l’Ang’empire. L’Église du Kreuz, proclamée religion officielle, multiplia les inquisitions mentales. Même si Aphykit Alexu et Tixu Oty, un petit employé de la CILT, se glissèrent inexplicablement entre les mailles du filet et modifièrent sensiblement les probabilités, l’Incréé pressa les cartes-mères de passer rapidement à la sixième étape du plan… >

/ Sous-embranchement historique – Tixu Oty, résumé : le parcours préalable de ce natif d’Orange, depuis son enfance vagabonde jusqu’à son affectation à l’agence CILT de la planète Deux-Saisons, ne laissait guère présager qu’il marcherait sur les traces des maîtres de la science inddique. Non seulement il fut épargné par les lézards géants du fleuve Agripam de la planète Deux-Saisons, mais il échappa à l’inspobot à reconnaissance cellulaire de la Compagnie et, selon de fortes probabilités, délivra Aphykit Alexu du monastère absourate au moment de la bataille de Houhatte. L’Hyponériarcat perdit sa trace jusqu’à ce que le sénéchal Harkot la retrouve sur Terra Mater et lance l’opération Marti de Kervaleur. // Additif au sous-embranchement historique : Tixu Oty est venu de lui-même se dissoudre dans la cuve pour une raison que les maîtres germes n’ont pas encore isolée. Selon les probabilités, l’hôte de l’Hyponéros aurait dû être le mahdi Shari des Hymlyas. Le son qui protège son esprit ralentit les échanges et offre une cohérence telle que les programmes de déstructuration conçus par les cartes-mères n’ont pour l’instant obtenu aucun effet probant. /// Autres sous-embranchements proposés : Tixu Oty, cadre natal [précisions], Tixu Oty, enfance [précisions], Tixu Oty, adolescence [précisions], Tixu Oty, mariage [précisions], Tixu Oty, paternité [précisions]… /

< Sixième étape du plan : Harkot, le germe atypique, fut l’antenne majeure de la sixième étape du Grand Dessein. La zone de carence, de vide dont ses circuits cérébraux avaient involontairement été affectés, l’entraîna à cultiver ses facultés mentales et il devint le modèle de base pour le développement de l’effacement. Comme prévu il entra en conflit avec Pamynx, intrigua auprès du muffi de l’Église et de Menati Imperator pour obtenir la disgrâce du connétable et devint sénéchal. L’Hyponériarcat lui ordonna de généraliser l’effacement mental. Influencé par l’affect humain, il refusa dans un premier temps (réaction irratype : irrationnelle-atypique) mais la menace d’une dissolution, la peur de perdre son acquis individuel (réaction irratype), le contraignit à s’exécuter. Il fit construire les miradors à pensées, des tours imposantes dont l’impact psychologique n’est plus à démontrer, puis il exerça les Scaythes des échelons supérieurs à stimuler leur potentiel cérébral. Cependant, il refusa de divulguer d’importantes informations qu’il dissimulait dans une mémoire cachée (réaction irratype) inaccessible à l’Hyponériarcat. Son comportement, s’il permit de mieux saisir les mécanismes fonctionnels des dieux humains, induisit une incertitude et motiva l’intervention de l’Incréé auprès des cartes-mères. >

/ Sous-embranchement historique – miradors à pensées : le mirador est un symbole universel de répression chez les hommes. Les vainqueurs des guerres interhumaines enfermaient les vaincus dans des camps et les contrôlaient depuis ces tours de surveillance. L’usage des miradors se généralisa lors de la Guerre des Pensées de Terra Mater (la Terre), un conflit meurtrier qui marqua le début de la conquête spatiale. /

< Septième étape : les probabilités de la cuve estimèrent que le temps était venu de fonder le troisième conglomérat, un conglomérat qui permettrait de fabriquer des cuves matricielles sur Syracusa et de transformer sur place les Scaythes protecteurs en Scaythes effaceurs. L’Hyponériarcat ordonna la fusion des germes Harkot et Pamynx, ce dernier enfermé depuis plus de seize années dans une salle condamnée de l’ancien palais seigneurial. Les implants cachés de Pamynx se déversèrent dans le centre cérébral d’Harkot, comblèrent son vide artificiel et stimulèrent ses impulsions de haine à l’encontre de l’humanité (note additive : les nouvelles réactions irratypes du germe Harkot tendraient à montrer que ce vide n’a pas été entièrement comblé et les calculs de probabilités penchent actuellement pour sa dissolution et son reconditionnement). Le sénéchal s’appuya sur le vicariat de l’Église du Kreuz pour ourdir l’assassinat du muffi Barrofill le Vingt-quatrième, devenu incontrôlable, et le remplacer par Fracist Bogh, un jeune cardinal dont l’intransigeance, le fanatisme et l’absence de vices rédhibitoires faisaient un souverain pontife idéal… >

/ Sous-embranchement historique – Fracist Bogh : natif de la planète Marquinat, fils d’une lingère de la Ronde Maison aux neuf tours. Il entra à l’école locale de Propagande sacrée à l’âge de quinze ans, où son zèle et ses résultats lui valurent les félicitations de ses professeurs et du cardinal-gouverneur de Marquinat, Domir de Ghar. Il fut admis à l’ESPS de Vénicia en l’an 8 de l’Ang’empire. Il s’y montra tellement brillant qu’il devint, à l’âge de trente et un ans, le plus jeune cardinal de toute l’histoire de l’Église du Kreuz, une réussite remarquable pour un paritole (non Syracusain). Il fut nommé gouverneur de la planète Ut-Gen en l’an 16. Le gazage du Terrarium Nord d’Anjor et l’extermination de millions de Quarantains fut le point d’orgue de la répression féroce qu’il orchestra sur Ut-Gen. L’enquête de candidature menée par les vicaires le désigna, en dépit de ses origines marquinatines, comme le meilleur candidat – le plus malléable – à la succession de Barrofill le Vingt-quatrième. Après qu’un effaceur lui eut implanté un programme spécifique dans le cerveau, il étrangla Barrofill le Vingt-quatrième, reçut la tiare, la crosse, le corindon julien et prit le nom de Barrofill le Vingt-cinquième (an 17 de l’Ang’empire). // Sous-embranchement additif : le muffi Barrofill le Vingt-cinquième est devenu, comme son prédécesseur, incontrôlable. A-t-il établi le lien entre la religion du Kreuz et la science inddique ? (probabilités : 37,49 %) Est-il devenu un être-source ? (probabilités : 13,08 %) Quoi qu’il en soit, il représente désormais une incertitude. À ce titre, il fait peser un danger sur le Grand Dessein, comme le mahdi Shari des Hymlyas, comme l’Utigénien Jek At-Skin, et doit être éliminé dans les plus brefs délais. /

L’esprit de Tixu fut traversé par une ondulation de joie : Shari, dont il était resté sans nouvelles depuis plus de sept ans, était revenu de son long et difficile voyage initiatique. Si l’Hyponéros l’élevait au rang d’adversaire dangereux, c’était sans doute parce qu’il avait découvert les annales inddiques. En revanche, Tixu ignorait qui était ce Jek At-Skin et ne comprenait pas très bien les raisons qui poussaient les maîtres germes à vouloir évincer le muffi de l’Église du Kreuz. Comment en étaient-ils arrivés à conclure que la religion kreuzienne était une expression de la science inddique ?

/ Sous-embranchement historique – Shari Rampouline : natif de Terra Mater, dernier descendant du peuple ameuryne. La manière dont il échappa à la destruction d’Exod, la ville-volcan des Ameurynes, demeure un mystère. (Un pouvoir d’humain-source ? Une intervention du gardien des annales, auquel se heurta l’Incréé pendant plus de quinze mille ans ?) Bien qu’il hantât depuis plus de dix ans la conscience collective humaine sous le nom de mahdi Shari des Hymlyas, les probabilités de la cuve hésitèrent longtemps à le considérer comme un être réel, preuve qu’il possède des pouvoirs de dissimulation hors du commun. L’Hyponériarcat retrouva sa trace grâce aux informations recueillies dans le cerveau d’Oniki Kay, une thutâle de la planète Ephren que Shari des Hymlyas féconda à l’intérieur même du cloître du Thutâ. Père d’un garçon nommé Tau Phraïm, il s’éclipsa de nouveau pendant trois ans jusqu’à ce qu’il fasse sa récente réapparition sur Syracusa. // Sous-embranchement additif : Shari Rampouline et Jek At-Skin ont tenté de délivrer Aphykit Alexu, sa fille et les deux Jersalémines la nuit dernière, le 8 de cestius. Ils ont récupéré deux codes de réanimation cryogénique. Le dispositif mis en place par le sénéchal Harkot n’a pas eu l’efficacité escomptée (ce qui accroît les probabilités en faveur d’une dissolution immédiate du germe Harkot) car, bien que Shari Rampouline ait été touché par un rayon cryo, ils sont parvenus à s’enfuir et… // Sous-embranchement d’actualisation : communication du sénéchal Harkot, communication du sénéchal Harkot… /

Tixu se transporta instantanément dans la zone libre où s’échouaient les échanges extérieurs. Les informations expédiées par les germes extérieurs, d’une fréquence plus basse que les communications internes, comme encore imprégnées de matière, composaient une symphonie hurlante, blessante, une succession d’explosions vibratoires que les capteurs des conglomérats transformaient peu à peu en un langage subtil et cohérent. Cette faculté qu’avait l’Hyponéros de dialoguer avec les germes extérieurs disséminés sur les mondes recensés, même si c’était par l’intermédiaire de Scaythes-relais postés sur des planètes intermédiaires, étonnait toujours autant Tixu. Les cartes-mères avaient su, bien mieux que les hommes, tirer la quintessence du potentiel cérébral humain.

< Du conglomérat extérieur aux deux conglomérats de la cuve : les derniers à avoir aperçu le mahdi Shari des Hymlyas et l’Utigénien Jek At-Skin sont des serviteurs du palais et des promeneurs. Après inquisition mentale, il ressort que Shari Rampouline a bel et bien été touché par un rayon cryogénisant, mais Jek At-Skin aurait réussi à le ranimer avant l’intervention des forces de l’ordre. Depuis, ils demeurent introuvables. >

< Ont-ils récupéré les codes ? >

< Renseignement déjà fourni : deux sur quatre. >

< Ont-ils récupéré les codes ? >

< Aucun : ces codes n’étaient que des leurres. Je conserve les quatre codes réels sur moi. >

< Attention, troisième conglomérat : réaction irratype. Vous devez nous communiquer les données exactes des opérations si vous voulez être soutenu par les calculs de probabilités. Vous êtes toujours sous la menace de dissolution et de reconditionnement. >

< Loi VIII des cartes-mères, aiguillages de sécurité : un conglomérat ne peut pas être dissous. >

< Commandement de l’Incréé : sera dissoute toute entité, plurielle ou singulière, qui représente une menace pour son avènement. Ce commandement annule la loi VIII des cartes-mères. >

< L’Incréé condamne l’Hyponéros à disparaître en même temps que les humains. >

Bien qu’elle ne durât qu’une infinitésimale fraction de seconde, l’hésitation de l’Hyponériarcat n’échappa pas à l’attention de Tixu. Il se demanda si cet atermoiement ne trouvait pas une explication dans les mémoires cachées dont il ne possédait pas les modalités d’accès. Une intuition lui souffla que les maîtres germes avaient élaboré un plan d’où étaient exclus l’Incréé et les cartes-mères, et que le sénéchal Harkot, ce germe si difficile à manipuler, occupait une place prépondérante dans ce projet parallèle et secret.

< Réaction irratype, troisième conglomérat. >

< Votre réaction est également irratype : pourquoi ne lancez-vous jamais l’impulsion de dissolution dont vous me menacez depuis plus de quatre années standard ? >

Le nouveau temps d’hésitation des maîtres germes, de l’ordre du millionième de seconde, conforta Tixu dans l’idée qu’il devait trouver rapidement un moyen de pénétrer dans les mémoires cachées de la cuve. Il y découvrirait peut-être la faiblesse de l’Hyponéros et le moyen d’aider Shari et ses partisans à libérer Aphykit et Yelle.

< Les probabilités variables indiquent que Shari Rampouline – évitez de l’appeler le mahdi Shari, troisième conglomérat, le langage est un éclat du Verbe et le Verbe est créateur – et Jek At-Skin effectueront une nouvelle tentative de récupération des deux derniers codes, ou plus exactement des deux objets qu’ils croient être les deux derniers codes. >

< Loi II des cartes-mères : nous ne sommes pas issus du Verbe et nous n’avons aucun impact sur les champs de matière. Nous n’entrons pas dans la relation entre le créateur et sa création, nous ne sommes que des implants artificiels. >

< Ce langage ressemble fort à un sentiment de nostalgie, troisième conglomérat. Mais là n’est pas le problème : notre rôle est de hâter le règne de l’Incréé, et là il est censé s’arrêter. >

< Vous n’avez guère de prise sur moi, maîtres germes : tant que l’humain Tixu Oty résidera dans la cuve, vous n’oserez pas procéder aux impulsions de dissolution. >

< Détrompez-vous : nous avons seulement suspendu les impulsions de restructuration. Où en êtes-vous avec le muffi de l’Église ? >

< Il s’est entouré d’une véritable armée et s’est barricadé dans ses appartements. Nous comptons lancer l’assaut dans trois jours, le 11 de cestius. Deux bataillons de mercenaires de Pritiv et plus de mille interliciers munis de canons à rayons momifiants. >

< Ne craignez-vous pas une réaction violente de la part de la population vénicienne ? >

< Question superflue. >

< Ne craignez-vous pas une réaction violente de la part de la population vénicienne ? >

< D’une part les effacements ont réduit à néant le risque de révolte des populations humaines. D’autre part les Véniciens n’ont qu’un désir : chasser l’actuel muffi, le Marquinatole, du trône pontifical. >

< Quel sort réservez-vous à Fracist Bogh ? >

< Information déjà communiquée : s’il ne trouve pas la mort dans l’assaut, il sera traduit devant un tribunal d’exception et condamné à la croix-de-feu à combustion lente. >

< Nous aurions préféré une solution moins expéditive. La mort ne résout pas le problème humain. >

< Objection déjà formulée : les effacements n’ont aucun effet sur l’esprit du muffi. Je suis dans l’obligation de le neutraliser de manière physique. De toute façon, les annales inddiques se seront éteintes avant qu’il ait eu le temps de revenir dans une autre enveloppe corporelle. >

< Ce n’est pour l’instant qu’une probabilité, troisième conglomérat. Nous ne savons pas ce que sont devenues les âmes – les souffles – de Sri Mitsu, de Sri Alexu, du mahdi Seqoram, du muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Elles sont peut-être déjà revenues sous des formes que nous ne connaissons pas. Les âmes séparées de leur enveloppe matérielle sont des facteurs aggravants d’incertitude. >

< Probabilités négligeables, maîtres germes : rien ne démontre la réalité de la transmigration. >

< C’est faire bien peu de cas des annales inddiques. >

< Que savons-nous des annales inddiques ? Des hypothèses formulées à partir des mythes de la création de l’univers. Cependant, si nous admettons le principe de transmigration, nous devons nous référer aux traditions humaines et la plupart d’entre elles affirment que la ré-incarnation d’un principe d’éternité – pourrions-nous appeler cela un quantum ? Vérifier – nécessite une longue période de transition, jusqu’à plusieurs siècles. Nos chances d’être importunés par l’âme du muffi Barrofill le Vingt-cinquième sont très minimes, pour ne pas dire nulles. >

< En ce cas, pourquoi conserver les corps congelés d’Aphykit Alexu, de sa fille et des deux Jersalémines ? >

< Question surprenante de votre part, conglomérats de la cuve. >

< Pourquoi conserver les corps congelés d’Aphykit Alexu, de sa fille et des deux Jersalémines ? >

< Pour inciter Shari Rampouline et Jek At-Skin, les deux derniers êtres-source, à venir les délivrer. Se déplaceraient-ils pour des cadavres ? >

< Êtes-vous certain, troisième conglomérat, que Shari Rampouline et Jek At-Skin sont les deux derniers êtres-source ? >

Ce fut Harkot qui marqua un temps d’hésitation.

< Précisez, maîtres germes. >

< Les mythes humains auxquels vous faisiez allusion ont tous pour objet d’indiquer le chemin des annales inddiques. Soyez attentifs aux communications des relais, troisième conglomérat. L’humanité ne se laissera pas remplacer sans jeter ses derniers feux. >

< Remplacer ? Le terme est-il approprié ? >

< De notre part, le jeu sur les mots serait un comportement irratype qui mériterait la dissolution. >

 

*

 

Tixu cessa de déambuler entre les édifices de données et se concentra sur la recherche des mémoires cachées de l’Hyponéros. Il n’avait pour l’instant pas d’autre moyen d’influer sur le cours des événements : l’Hyponériarcat avait suspendu les impulsions de restructuration, lui interdisant de se glisser dans une enveloppe matérielle et de se transporter sur Syracusa pour prévenir Shari du piège que le sénéchal Harkot lui avait tendu.

Il fureta entre les édifices de données et découvrit, dans les rues formées par les zones de séparation des fichiers, des sortes de couloirs dont il lui fut impossible de forcer le passage. Il se heurta à plusieurs reprises à un véritable mur de vide. Il eut beau insister, tenter de franchir l’obstacle de toutes les manières, il ne réussit pas à pénétrer dans ces tunnels qui, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, conduisaient aux mémoires cachées.

Il changea de stratégie : il se stabilisa devant l’entrée d’un couloir et fit appel à toutes ses ressources mentales, à ses propres mémoires cachées, pour essayer de trouver un moyen de pénétrer dans le projet occulte des maîtres germes.

Il perdit peu à peu conscience de son humanité. Il ne fut plus qu’un pur esprit, un ensemble de données confronté à un autre ensemble de données, une succession de probabilités, d’aiguillages, d’embranchements ouverts ou fermés. Seul l’antra, qui vibrait en sourdine dans une zone profonde de son être, l’empêcha de se fondre définitivement dans les mécanismes de l’Hyponéros. Un silence profond ensevelissait le liquide matriciel des cuves.