ONIKI pouvait maintenant bouger, mais le moindre de ses mouvements lui arrachait une grimace, un gémissement. Le grand inquisiteur de la planète Ephren n’avait pas jugé nécessaire de la cryogéniser avant son complet rétablissement, car selon les paroles du Scaythe, elle n’avait pas encore pris conscience de ses pouvoirs d’humain-source et elle ne maîtrisait pas le voyage sur les pensées. Elle avait pensé que ces notions de « pouvoirs d’humain-source » et de « voyage sur les pensées » ne s’appliquaient pas à elle mais à son prince, à la manière miraculeuse dont il avait disparu quatre ans plus tôt de sa cellule individuelle du cloître du Thutâ.

Son prince… Est-ce qu’il la regarderait avec les mêmes yeux lorsqu’il découvrirait les cicatrices laissées par les auto-greffes cutanées sur tout le côté droit de son corps ? Elle sentait des tiraillements sur sa tempe, sa joue, sa mâchoire et son cou, mais ces démangeaisons, certes désagréables, n’étaient rien en comparaison des élancements fulgurants de son épaule, de sa hanche et de sa cuisse. Elle transférait sans cesse le poids de son corps sur son flanc gauche pour éviter de laisser ses plaies en contact avec le matelas et ce déséquilibre permanent se traduisait par des crampes douloureuses. Elle ne s’était pas encore levée depuis qu’on l’avait enfermée dans cette petite chambre du temple kreuzien.

Le cardinal-gouverneur de la planète était venu la voir à plusieurs reprises. Elle avait reconnu sans hésitation le prélat au plumage pourpre et violet qui lui avait posé des questions embarrassantes lors de son passage dans le cloître du Thutâ, mais elle avait été frappée par l’absence d’expression de ses yeux, autrefois clairs et vifs : il l’avait contemplée avec une sorte d’indifférence comme si son regard la transperçait et venait s’échouer sur le drap de soie.

« Vous êtes une thutâle, m’a-t-on rapporté, avait-il déclaré d’une voix neutre, impersonnelle. On m’a également dit que votre fils était perdu dans le bouclier de corail… Nous le faisons chercher activement… Activement…»

Il était sorti sans lui demander des nouvelles de sa santé ni lui laisser le temps de répondre, comme s’il ne savait plus pourquoi il était entré dans cette chambre. Il avait toutefois, sans même s’en apercevoir, jeté un poison virulent sur les blessures morales de la jeune femme.

Lorsqu’elle avait repris connaissance, un blocage inconscient l’avait empêchée de penser à Tau Phraïm, peut-être parce que l’état déprimé de ses défenses immunitaires ne se serait pas accommodé d’une nouvelle crise de désespoir et que cette omission relevait purement de l’instinct de survie. De fait, après la première visite du cardinal, après que l’eut traversée l’image de son fils abandonné dans l’immensité de corail, l’envie de vivre l’avait quittée et elle était entrée dans un état de prostration proche du coma.

Les mégastases chimiques du médecin de la CSS n’étaient pas parvenus à la ramener à la vie. En désespoir de cause, le praticien s’était résolu à faire appel aux guérisseuses du Thutâ. Bien qu’Oniki fût une proscrite, une sœur qui avait rompu ses vœux de chasteté, les matrions avaient accepté de la soigner et avaient dépêché au temple kreuzien leurs deux meilleures spécialistes. Après avoir examiné leur ancienne consœur dont les blessures les avaient horrifiées, elles avaient préparé une décoction à base d’herbes thutâliques, de levures, d’algues séchées et, lui maintenant la bouche ouverte à l’aide d’un spéculum d’optalium doré, l’avaient contrainte à l’avaler jusqu’à la dernière gorgée.

« Avec ça, elle devrait retrouver goût à l’existence », avait expliqué l’une d’elles au médecin.

Il ne les avait pas crues, bien entendu, mais il s’était contenté de hausser les épaules : bien qu’il estimât leur pratique plus proche de la superstition que de la science, il était mal placé pour se gausser de ces femmes ou leur donner des leçons. D’autant qu’elles avaient obtenu des résultats là où il avait échoué.

Quelques jours plus tard, même si la tristesse et la langueur qui voilaient le visage d’Oniki ne s’étaient pas dissipées, des étincelles avaient brillé dans ses yeux qui témoignaient d’un retour à la vie. Cette renaissance s’était naturellement accompagnée d’un sentiment de culpabilité et ses larmes avaient coulé sans discontinuer pendant des heures. Elle n’avait pas pu se départir de la terrible impression d’avoir trahi Tau Phraïm, d’avoir échoué dans son rôle de mère. Que dirait-elle à son prince lorsqu’il reviendrait sur Ephren pour embrasser son fils ? Elle s’était entièrement reposée sur la vigilance des serpents et, elle s’en rendait compte un peu tardivement, elle avait fait preuve de paresse et de négligence. Elle avait sous-estimé la détermination des forces impériales, elle n’avait pas envisagé qu’elles iraient jusqu’à expédier des monstres ailés dans les orgues coralliennes, jusqu’à menacer l’écosystème de la planète. Elle était désormais seule avec ses remords, seule avec sa détresse, et nul remède, nulle décoction, nul pansement n’étaient en mesure d’apaiser la blessure de son âme.

La porte de la chambre s’ouvrit et livra passage au cardinal, au grand inquisiteur et à un troisième personnage vêtu d’un colancor et d’un surplis noirs. Ils se placèrent de part et d’autre du lit et contemplèrent Oniki. Le médecin avait interdit qu’on étalât une couverture sur le corps de la jeune femme, affirmant que le contact des tissus cutanés en phase de reformation avec une quelconque étoffe entraînerait des inflammations voire des gangrènes à répétition. Elle avait la désagréable sensation d’appartenir aux visiteurs, de n’avoir plus aucun endroit où se réfugier. Elle aurait voulu, comme un animal blessé, se retirer dans une grotte silencieuse, obscure, et s’enrouler sur elle-même pour récupérer ses forces. Ils ne lui donnaient pas ce droit, ils ne comprenaient pas que leurs regards l’humiliaient, ils observaient son corps meurtri avec un mélange de dégoût et de curiosité morbide. Elle posa une main sur sa poitrine et l’autre sur son bas-ventre en un geste de pudeur qui arracha un sourire au cardinal.

« Louables sont les réflexes pudibonds chez une femme, mais les vôtres sont dérisoires autant qu’inutiles, murmura le prélat d’un ton monotone. D’une part le corps des femmes n’éveille aucun attrait chez les hommes d’Église. D’autre part le sentiment de pudeur nous paraît quelque peu… déplacé venant d’une thutâle ayant rompu ses vœux de chasteté. Car on m’a dit que vous aviez été bannie sur l’île de Pzalion…»

Il s’interrompit et parut s’absorber dans une réflexion intense, comme s’il cherchait à établir un lien entre cette femme à demi écorchée et les raisons de sa présence dans cette chambre. Ses amnésies de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues, étaient les manifestations annonciatrices d’une perte totale et définitive de la mémoire. Hormis le Scaythe inquisiteur Xaphox, son entourage pensait qu’il était atteint d’une maladie d’origine virale qui lui rongeait le cerveau. Le vicaire Grok Auman avait adressé plusieurs demandes de rapatriement de son supérieur hiérarchique auprès des responsables sanitaires du palais épiscopal de Vénicia, mais la seule réponse qui lui fût jusqu’alors parvenue le priait d’en appeler à la bonté toute-puissante du Kreuz et d’assurer discrètement l’intérim du gouvernement en attendant qu’une commission spéciale se soit réunie et ait statué sur le cas du cardinal d’Esgouve.

« Nous n’avons pas retrouvé votre fils, dit l’inquisiteur dont le timbre métallique blessait les tympans d’Oniki. Vous auriez tort de vous en réjouir : un enfant de trois ans ne saurait survivre longtemps dans un environnement hostile. »

Oniki ne répondit pas mais des larmes brûlantes roulèrent de nouveau sur ses joues. Elles abandonnaient un sillage douloureux sur son côté droit, où leur salinité irritait son derme encore fragile.

« C’est pourquoi nous vous demandons de nous aider, femme Kay, ajouta le vicaire d’une voix aigrelette. Une franche collaboration de votre part nous permettrait peut-être de sauver votre fils. »

Pendant qu’il prononçait ces paroles, elle sentit des tentacules ondoyants et froids se glisser à l’intérieur de sa tête. Elle devinait qu’ils provenaient de l’acaba noire figée au pied de son lit, qu’ils pillaient les informations contenues dans son cerveau comme des voleurs dérobent les objets précieux d’une maison et qu’ils pouvaient à tout moment la tuer ou, pire encore, effacer en elle tout sentiment d’existence. Ils lui rappelaient les attaques du froid maléfique dans la grotte de l’île de Pzalion. Elle fut persuadée qu’ils étaient responsables de l’étrange comportement du cardinal-gouverneur, qu’ils avaient déstructuré l’être du gouverneur d’Ephren, et elle fut envahie d’une peur atroce. Elle reprit un peu de courage en pensant à son prince qui luttait depuis des années contre ce terrible froid mangeur d’âme.

« Elle ne connaît pas le nom du père de son enfant », dit tout à coup le grand inquisiteur Xaphox.

Un petit rire s’échappa de la gorge du cardinal.

« Ainsi vous auriez été honorée… déshonorée devrais-je dire, par un inconnu ! Votre conception de la pudeur me semble pour le moins particulière, ma dame !

— Inconnu n’est pas un terme approprié, Votre Éminence. Nous savons maintenant, grâce à l’image que nos lecteurs en poste sur Pzalion ont captée dans son esprit, que l’homme qu’elle a hébergé et aimé dans sa cellule du Thutâ n’est autre que le dénommé Shari Rampouline, plus connu sous le nom de mahdi Shari des Hymlyas. »

Une violente émotion étreignit Oniki lorsqu’elle entendit le Scaythe prononcer le nom de son prince. Shari… Ce mot la réchauffait comme un feu bienfaisant, résonnait comme une promesse de délivrance.

« Je n’ai jamais entendu parler de ce… de ce Shari des… commença le cardinal.

— Le chef présumé des guerriers du silence, coupa Xaphox.

— Les guerriers du silence ? s’étonna Grok Auman. N’avez-vous pas affirmé, voici trois ans de cela, qu’ils n’existaient pas ? »

L’inquisiteur se tourna lentement vers le vicaire et posa sur lui ses yeux d’un jaune étincelant.

« Vous avez probablement mal entendu, monsieur le secrétaire. Les Scaythes n’ont jamais douté de leur existence.

— Mais l’Académie impériale des Sciences et Techniques…

— Je crains que vous ne confondiez dogme scientifique et sens politique. L’Académie n’a fait qu’obéir aux ordres du sénéchal Harkot. À votre avis, de quelle manière auraient réagi les populations des mondes de l’Ang’empire si nous avions validé l’existence des guerriers du silence ? »

Lassé de contempler la chair écorchée de la thutâle, le vicaire fit quelques pas en direction d’un mur. Comme la pièce ne s’ornait d’aucune baie vitrée ni même d’une simple lucarne, il se contenta d’observer d’un œil distrait les motifs géométriques du papier peint (une décoration typique du mauvais goût ephrénien). Les paroles de Xaphox le dérangeaient parce qu’elles induisaient une manipulation générale des populations et gouvernements des planètes recensées, et par extension un mépris total des races humaines.

« Comment croyez-vous que les matrions ont découvert le forfait de cette fille ? reprit Xaphox. J’ai détecté la présence du mahdi Shari des Hymlyas au moment même où il se trouvait dans sa cellule. J’en ai parlé au cardinal d’Esgouve ici présent, mais il n’a pas daigné ajouter foi à mes paroles. J’ai donc pris l’initiative d’envoyer deux mercenaires de Pritiv à l’intérieur du cloître, mais Shari des Hymlyas est un guerrier du silence, un être capable de voyager sur ses pensées. Il s’est arraché à temps des bras de la femme Kay et s’est envolé avant l’arrivée des mercenaires. Elle n’a pas eu cette possibilité : les matrions sont arrivées sur ces entrefaites et ont compris qu’elle avait rompu ses vœux de chasteté.

— Très impressionnant ! ironisa le vicaire. Mais vous évoquez le passé, et c’est le présent qui nous intéresse : vous devriez plutôt déployer vos talents pour repérer et capturer le fils de la femme Kay ! Vous parliez des réactions des populations locales : eh bien, la population ephrénienne s’étonne qu’un enfant de trois ans continue d’échapper aux cohortes de mercenaires lancées à ses trousses dans le bouclier de corail. Or il n’y a qu’un pas entre l’étonnement et l’admiration, entre l’admiration et le culte apostasique !

— Je ne comprends rien à vos histoires, dit le cardinal en réprimant un bâillement. Peut-être l’un de vous deux pourrait-il me dire si nous avons pris notre déjeuner ? »

Il se dirigea vers la porte sans attendre la réponse. Il lui arrivait souvent d’oublier le nom de ses interlocuteurs, d’errer sans but dans les rues de Koralion et de servir de pâture à la curiosité narquoise des passants, divertis par ses étranges soliloques. Grok Auman avait affecté deux missionnaires à sa surveillance. Postés de chaque côté de la porte du temple, l’un se chargeait de lui emboîter le pas et de le suivre dans ses pérégrinations, l’autre courait prévenir le secrétaire. Ces quelques précautions leur avaient permis d’éviter le pire en plusieurs occasions.

Oubliant la gêne que représentait la présence des visiteurs, Oniki prêtait une attention soutenue à leur conversation. Jusqu’à présent, elle ne s’était pas demandé pourquoi les troupes impériales, composées de plus de deux cents mercenaires de Pritiv et d’autant de volontaires ephréniens, n’avaient pas encore capturé Tau Phraïm. Les paroles du grand inquisiteur apportaient un début de réponse à cette question. Elle ne fut guère étonnée de l’entendre dire :

« Il semble, monsieur le vicaire, que le mahdi Shari des Hymlyas ait transmis quelques-uns de ses pouvoirs à son fils. Aussi étrange que cela puisse paraître, la sorcellerie inddique appartient au patrimoine génétique au même titre que la couleur des yeux, la nature de la chevelure, la texture de la peau et d’autres caractéristiques physiologiques ou psychologiques.

— Vous voulez dire, monsieur l’inquisiteur, que vos remarquables facultés télépathiques sont impuissantes à localiser un enfant de trois ans ?

— Je veux dire, monsieur le secrétaire, que certains esprits humains échappent à l’inquisition, à l’effacement, mais ils restent très rares, fort heureusement pour notre très sainte Église et l’avènement du Verbe Vrai. »

Grok Auman perçut des menaces dans la voix pourtant neutre du Scaythe. Un voile se déchira subitement dans son esprit. Il établit la relation entre la maladie du cardinal d’Esgouve et le débarquement sur Ephren des serpentiers de Nouhenneland. Il se souvint que le prélat, opposé au lâcher des prédateurs géants dans le corail, s’était violemment querellé avec l’inquisiteur et qu’il avait commencé à perdre la mémoire à partir de ce moment-là. Il prit conscience que le gouverneur avait été effacé sans son consentement, à la différence des fidèles qui se pressaient aux offices hebdomadaires du temple. Les Scaythes n’étaient plus de simples exécutants mais des exécuteurs, des êtres qui détenaient désormais tous les leviers du pouvoir et dont personne n’était en mesure de percer les véritables intentions.

Le cardinal d’Esgouve sortit de la chambre, située dans les combles de la maison réquisitionnée et transformée en temple kreuzien, et s’engouffra dans l’escalier tournant qui menait aux appartements inférieurs. Oniki huma la vague odeur d’encens et de cire froide qui se diffusa par la porte entrouverte.

« La lucidité est une alliée dangereuse », ajouta Xaphox.

Dorénavant, Grok Auman ne goûterait plus jamais le repos, ni même la tranquillité de l’esprit. Son appartenance au vicariat lui avait valu le terrible sacrifice de ses organes génitaux, et il ne tenait pas à perdre l’intégrité de son esprit, la seule dont il pût encore se prévaloir. Or l’effacement avait ceci d’effrayant qu’il pouvait s’effectuer à l’insu de sa victime. Y avait-il quelque chose de pire, de plus humiliant que de perdre une à une ses facultés cérébrales et de sombrer dans une existence végétative sans s’en apercevoir ? Les mésaventures du cardinal d’Esgouve montraient mieux que tout discours à quelle misérable condition était réduit un homme privé de sa mémoire, coupé de ses racines.

« Il n’y a plus rien d’intéressant à grappiller dans l’esprit de cette femme, dit encore le Scaythe. D’après le médecin de la CSS, nous pourrons la cryogéniser dans deux ou trois jours ephréniens. En attendant, nous devons renforcer la surveillance. Deux mercenaires de Pritiv se relaieront en permanence à l’intérieur de sa chambre. »

Terrorisé, Grok Auman ne l’écoutait plus. Il éprouvait le besoin urgent et soudain de mettre la plus grande distance possible entre le grand inquisiteur et lui. Il réfléchirait plus tard à la meilleure manière de préserver son esprit : il avait entendu dire que le muffi Barrofill le Vingt-cinquième était resté hermétique à toute forme d’inquisition (à la grande fureur du haut-vicariat qui avait perdu tout contrôle sur le Souverain Pontife) et il essaierait d’en apprendre lui-même un peu plus sur la protection mentale.

Il sortit sur le palier, dévala quatre à quatre les marches de l’escalier tournant, bouscula le cardinal d’Esgouve au passage et, sans tenir compte des protestations véhémentes de son supérieur hiérarchique, se rua vers la porte de ses appartements.

 

*

 

« Hôôôô ! » hurla Saül Harnen, captain du Pulôn.

La tête hors de la cabine de navigation, il donna un léger coup de barre. Lorsque le grand moussier se fut placé en travers, les hommes d’équipage s’écartèrent du bastingage et s’agrippèrent aux barres centrales. L’embarcation pénétra dans l’immense colonne de lumière mauve qui tombait du bouclier de corail par une cavité de plusieurs dizaines de mètres de largeur et se rapprocha en dérive de la base évasée du pylône, sur laquelle la coque incurvée, entourée de bottes d’algues, vint s’échouer en douceur malgré l’amplitude et la violence des vagues.

Pendant que deux hommes amarraient le moussier au montant de corail, d’autres entreprirent de dérouler les quatre lances reliées au réservoir de mousse polypène. Cela faisait trois jours et trois nuits que les équipes du Pulôn, la corporation chargée de l’entretien des pieds des orgues, parcouraient l’océan Gijen et que, sans prendre un moment de repos, elles consolidaient les piliers qui avaient souffert du passage des serpentaires de Nouhenneland. Les rayons des étoiles Tau Xir et Xati Mu s’engouffraient désormais par d’innombrables failles et la température ambiante avait augmenté de plusieurs degrés. Par endroits les lichens célestes tombaient en pluie et recouvraient les flots d’un manteau épais et mouvant.

De retour de campagne, des pêcheurs avaient raconté que le bouclier de corail était sur le point de s’effondrer par plaques entières, que les poissons habitués à la froidure glaciale du Gijen n’avaient pas supporté le réchauffement des eaux et remontaient à la surface le ventre à l’air. Les patrions, les responsables du Pulôn, avaient décrété le plan d’urgence et battu le rappel de toutes leurs équipes. Ils craignaient que les brusques variations climatiques n’entraînent des dépressions atmosphériques, des fronts instables et, par voie de conséquence, des ouragans à la puissance dévastatrice. Les cinquante moussiers du Pulôn s’étaient élancés tous en même temps sur les flots anormalement agités et s’étaient répartis en fonction de secteurs géographiques préétablis, hormis cinq d’entre eux qui effectuaient d’incessants allers et retours entre Koralion et leur point de mouillage fixe pour recharger en mousse liquide.

La bataille entre les serpents et leurs prédateurs géants avait à ce point dévasté le secteur de Saül Harnen qu’il avait déjà dû opérer sept remplissages en haute mer. Fort heureusement, le premier moussier de ravitaillement ne se trouvait qu’à quelques heures de navigation et, grâce à ses immenses conteneurs (les plus grands de la flotte), il pouvait approvisionner les embarcations d’intervention plusieurs fois de suite sans être obligé de retourner à Koralion pour y refaire le plein. Le Pulôn voyait avec inquiétude diminuer ses réserves de mousse polypène, un mélange de polypes broyés, d’algues et de levures chimiques qui quintuplait de volume après son injection dans le cœur des piliers et formait en séchant un ciment pratiquement indestructible.

Saül Harnen aurait été incapable de dire combien de pylônes ses hommes et lui avaient fortifiés depuis leur départ de Koralion, trente, quarante, peut-être même plus de cinquante… Ils se relayaient pour prendre quelques heures de repos dans la cabine commune, mais leurs traits tirés et la fébrilité de leurs gestes trahissaient la lassitude et le manque de sommeil. De même le désordre qui régnait sur le pont du moussier, un désordre que le captain n’aurait pas toléré en temps ordinaire, témoignait de l’urgence et de l’importance de leur tâche.

Saül Harnen sortit de la cabine de pilotage, s’immobilisa au milieu du pont et pointa ses jumelles sur le sommet du pilier qui baignait tout entier dans la colonne de lumière bleue. Après que ses yeux se furent accoutumés à l’éclat de Xati Mu, il se rendit compte que le pylône était fendu du haut en bas et qu’il ne soutenait plus qu’une étroite bande de corail, une sorte d’avancée qui ressemblait à une passerelle. Il aperçut également la forme silencieuse et furtive d’un personnair qui survolait les orgues. Il marmonna un juron et cracha sur le plancher. Ephren n’avait pas connu de problème majeur pendant des siècles et il avait fallu moins de trois années standard aux forces impériales pour briser le fragile équilibre écologique de la planète. Saül Harnen n’avait jamais porté les serpents géants dans son cœur mais cette antipathie viscérale ne l’empêchait pas de reconnaître leur rôle de régulateurs et d’admettre que leur extermination risquait de provoquer d’insolubles problèmes d’engorgement : ils avalaient de phénoménales quantités de lichens lorsqu’ils creusaient les galeries de leur nid, et les thutâles, bien qu’efficaces et dévouées, risquaient d’être rapidement débordées par l’accumulation des déchets célestes. Le pire était que le cardinal-gouverneur kreuzien et ses âmes damnées, le grand inquisiteur et le vicaire eunuque, avaient provoqué ce désastre dans l’unique but de mettre la main sur une thutâle proscrite et un gosse de trois ans.

« Eh, captain, il va nous prendre toute notre mousse, celui-là ! »

Saül Harnen laissa retomber ses jumelles sur sa poitrine et fixa Cal Pralett, le plus ancien de ses équipiers, un homme au service du Pulôn depuis plus de cinquante années locales. Cal connaissait chaque recoin de l’océan Gijen, était capable de différencier les pieds des orgues (au point même d’attribuer un nom à chacun) mais son caractère velléitaire conjugué à un penchant certain pour la boisson ne lui avait pas permis de s’élever dans la hiérarchie de la corporation. Il restait toutefois un auxiliaire précieux pour les captains qui n’avaient généralement qu’à se féliciter de ses compétences.

Les vagues hautes et noires ballottaient le moussier, obligeant Saül Harnen et Cal Pralett à s’agripper solidement aux barres de roulis scellées dans le plancher. Les vents de hautain projetaient des langues d’écume sur le pont, sur les hommes qui avaient glissé les extrémités des quatre lances d’injection dans les failles de la base du pylône.

« Il ne soutient plus grand-chose, poursuivit Cal en plissant les yeux, un tic qui avait creusé des rides profondes sur ses pommettes et ses tempes.

— Tu penses que nous ne devrions pas gaspiller de mousse pour le consolider ? demanda Saül Harnen.

— Au contraire, captain ! S’il s’écroule, il risque d’entraîner un sacré morceau de bouclier dans sa chute. Et d’engendrer un tuyau que mille thutâles ne suffiraient pas à nettoyer ! »

Le captain lâcha la barre de roulis et, les bras écartés, se dirigea vers le capot métallique qui abritait la valve extérieure du conteneur. Embarcation rustique, le moussier se composait d’une coque rectangulaire et plate rendue insubmersible par des flotteurs latéraux, du conteneur étanche et central de mousse, d’un caisson renfermant les deux moteurs et le réservoir de carburant, d’un compartiment intérieur de repos et de la cabine de pilotage. Les bottes d’algues amortissaient les chocs répétés de l’étrave sur les rochers à fleur d’eau, que découvrait de temps à autre le reflux des vagues. Jamais depuis qu’ils naviguaient, les membres du Pulôn n’avaient vu le Gijen agité de la sorte. Saül Harnen se glissa à quatre pattes sous le capot et posa les mains sur le volant crénelé. Seuls les captains étaient autorisés à manipuler les valves – sauf, bien entendu, dans le cas où leur état physique ou mental les rendait inaptes au commandement – et Saül le regrettait, car l’étroitesse du capot se mariait mal avec sa corpulence. Au moment où il bandait les muscles de ses bras pour débloquer le volant, il lui sembla entendre un hurlement. Il releva la tête si brusquement que le haut de son crâne heurta le plafond métallique.

« Hôôôôôô, captain ! »

Il proféra un juron, maudit pour la millième fois de sa vie les imbéciles qui avaient conçu les moussiers et, au prix de savantes contorsions, extirpa son grand corps de l’étroite niche.

« Hô, captain ! »

Il se releva en se massant le crâne, eut besoin de quelques secondes pour se stabiliser sur le pont fuyant et lança un regard furibond sur ses hommes, tous accoudés au bastingage du bâbord, y compris Cal Pralett. Ils ne lui prêtaient aucune attention, ils regardaient en direction du pilier où les équipiers avaient abandonné les lances à mousse et s’étaient penchés sur une forme qu’il prit d’abord pour un gorfou doré, un palmipède qui vivait sur les îles de l’hémisphère sud. Il s’approcha à son tour du bastingage et, aux lueurs bleutées de Xati Mu, s’aperçut que cette petite silhouette était en réalité celle d’un enfant.

« On pêche de drôles de trucs dans les piliers, captain ! s’exclama Cal Pralett en se tournant vers Saül Harnen.

— Ce gosse était à l’intérieur du pilier ?

— C’est de là qu’il est sorti, en tout cas. Si vous aviez ouvert la vanne, il ne serait plus qu’un petit tas de mousse solidifiée au moment même où je vous parle…»

L’enfant ne devait pas avoir plus de quatre ans, mais une énergie insolite, impressionnante, émanait de ses grands yeux sombres. Le vent jouait dans les boucles de ses cheveux noirs et dans son ample tunique, faite de brindilles entrelacées. Il restait immobile et silencieux, observant tour à tour les hommes qui l’entouraient. Ils avaient l’impression que son regard les scrutait jusqu’au fond de l’âme mais cette visite impromptue de leur territoire intime n’avait rien d’une offense, n’engendrait pas le même sentiment d’insécurité que les lectures ou les effacements mentaux des Scaythes de l’Inquisition kreuzienne.

« Ce ne serait pas le gosse que recherchent les mercenaires de Pritiv ? fit Cal Pralett. Le fils de cette thutâle proscrite ?

— Il n’y a pas d’autre explication possible à sa présence dans ce coin perdu », approuva Saül Harnen.

Les pulonniers les avaient souvent voués aux gémonies, sa mère et lui, pour les tracas qu’ils avaient occasionnés à la collectivité ephrénienne, mais maintenant qu’ils se trouvaient en face de lui, leurs griefs s’évanouissaient comme par enchantement. La manière dont il avait tenu en échec les troupes d’occupation avait valeur d’exemple et méritait le respect. Eux-mêmes étaient restés passifs devant l’invasion de leur planète et l’intransigeance de leurs nouveaux dirigeants. Ils n’avaient pas levé le petit doigt lorsque s’étaient dressées les premières croix-de-feu sur les places de Koralion, lorsque les kreuziens les avaient contraints d’abjurer les dieux de leurs pères et d’adorer le Verbe Vrai, lorsque les Scaythes avaient effacé la mémoire de leurs proches. Le sentiment de révolte s’étant estompé avec le temps, ils s’étaient accoutumés à leurs maîtres et s’étaient résignés à vivre dans la peur. Ils avaient renoncé à prendre les armes – à sa décharge, le peuple ephrénien n’avait jamais été confronté à la guerre depuis l’arrivée de Manul Ephren et des premiers colons –, à chasser les envahisseurs, à restaurer leur souveraineté, et c’était un garçon de trois ans, le fils d’une thutâle proscrite, qui venait d’un simple regard les remettre sur le chemin de leur honneur et de leur liberté.

« Qu’est-ce qu’on en fait, captain ? demanda Cal Pralett. Vaudrait peut-être mieux le remettre aux forces de l’ordre…»

La suggestion du vieux pulonnier étonna Saül Harnen.

« On leur a déjà beaucoup trop donné, tu ne crois pas ? »

Les hommes d’équipage, qui n’avaient rien perdu de la conversation, acquiescèrent d’un hochement de tête. La lumière bleue de Xati Mu enveloppait l’enfant et lui donnait l’allure d’un dieu des légendes ephréniennes. Les ondulations de l’océan Gijen et les hurlements du vent de hautain semblaient être les prémices de grands bouleversements.

« Il a peut-être envie de revoir sa mère, suggéra Cal Pralett sans conviction.

— Si c’était le cas, il se serait arrangé pour être capturé par les mercenaires de Pritiv.

— Paraît qu’elle est dans un sale état, l’ancienne thutâle. Elle a laissé la moitié de sa peau sur le corail…

— Encore une parole de ce genre, Cal, et je te fais jeter dans le Gijen avec des fers aux pieds ! »

Saül Harnen sauta par-dessus le bastingage, atterrit souplement sur la base évasée du pylône et, tout en veillant à ne pas glisser sur les polypes humides, enjamba les lances et s’avança vers l’enfant. La salinité des embruns fouettés par le vent lui irrita les joues et les lèvres. Le rouge vif de ses hautes cuissardes tranchait sur le blanc cassé de sa combinaison, la couleur des officiers du Pulôn.

« Bonjour, déclara-t-il en prenant spontanément l’air stupide des adultes qui s’adressent aux enfants. Je suis Saül Harnen, captain du Pulôn, la corporation chargée de consolider les pieds des grandes orgues. Tu es le fils d’Oniki Kay, la thutâle proscrite ? »

Le garçon ne desserra pas les lèvres mais l’expression de ses yeux montrait qu’il avait parfaitement compris la question.

« Nous ne te voulons aucun mal… Tu étais caché dans ce pilier ?

— Demandez-lui plutôt s’il a faim et soif, captain ! »

Cal avait été obligé de hurler pour couvrir les grondements des vagues et les sifflements du vent. L’enfant remua la tête d’une étrange manière puis entrouvrit la bouche. Il ne prononça aucune parole mais la pointe vibrante de sa langue émit un sifflement aigu qui transperça le plexus solaire du captain.

« Nom de Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? gronda l’un des hommes qui avaient pris pied sur la base du pilier.

— Il siffle comme… comme un serpent de corail ! » s’exclama un autre.

Revenu de sa surprise, Saül Harnen s’accroupit en face du garçon et s’efforça de soutenir son regard.

« Lorsque nous aurons consolidé les derniers piliers endommagés de notre secteur, nous regagnerons le port de Koralion, où est détenue ta mère. Nous pourrions peut-être t’aider à la délivrer… Qu’est-ce que tu en dis ? »

Les lèvres brunes de l’enfant esquissèrent un sourire timide, puis, avant que le captain n’ait eu le temps de réagir, il franchit en deux bonds la distance qui le séparait du moussier, sauta par-dessus le bastingage sans même se servir de l’appui de ses mains et se reçut sur le pont avec la légèreté d’un lichen céleste. La vitesse avec laquelle il avait accompli ces mouvements avait été tellement fulgurante que, l’espace de quelques secondes, Saül Harnen se demanda s’il n’avait pas rêvé. Certains de ses hommes n’avaient d’ailleurs pas eu le temps ou le réflexe de tourner la tête et continuaient de fixer le pylône d’un air stupide.

« Il se déplace comme il parle, commenta Cal Pralett dont la bouche entrouverte et les yeux exorbités trahissaient le saisissement, l’effroi même. Comme un putain de salopard de serpent…»

 

Les odeurs corporelles des pulonniers, lourdes, âpres, incommodaient Tau Phraïm mais les monstres volants avaient exterminé tous les serpents de corail et il n’avait pas d’autre choix, s’il voulait délivrer sa mère, que de partager la compagnie des hommes. De même le vacarme que produisaient le navire et son équipage, non seulement le rugissement des moteurs mais également les éclats de voix et les chocs sourds des vagues sur la coque métallique, retentissait comme une offense au silence. Il avait toujours vécu dans les grandes orgues, là où les coraux fossiles absorbaient les sons inutiles, là où le vent de hautain soufflait harmonieusement dans les tuyaux dégagés, là où les serpents se déplaçaient sans faire le moindre bruit, sans casser une seule brindille. À la différence des hommes, les reptiles géants respectaient leur environnement et communiquaient en silence, utilisant en temps ordinaire un langage corporel d’une grande complexité et, dans les cas exceptionnels – urgence, signaux d’alerte… – un langage ultrasonique obtenu par une vibration intense de la double pointe de la langue. Ils avaient témoigné de beaucoup de patience et d’indulgence envers leur petit compagnon humain, car, étant donné sa conformation physique (il manquait cruellement d’anneaux et sa langue ne possédait qu’une pointe), Tau Phraïm avait rencontré les pires difficultés à maîtriser les deux formes d’expression ophidienne (les deux principales, car il avait cru en surprendre d’autres lors de la saison des amours).

« Tu as encore faim ? » demanda pour la vingtième fois l’homme au visage ridé qui s’occupait de lui depuis qu’il avait embarqué sur le moussier.

Tau Phraïm comprenait le langage des hommes parce que c’était de cette façon que sa mère s’était toujours exprimée, mais il ne s’était pas encore décidé à le parler. Il secoua lentement la tête après avoir jeté un bref coup d’œil sur les restes de poisson séché et les galettes de céréales que Cal Pralett poussait devant lui. Outre le lait de sa mère, il n’avait mangé que des fruits de corail depuis sa naissance, et la nourriture qu’il venait d’absorber lui pesait sur l’estomac. Les équipiers étaient descendus à tour de rôle dans le compartiment de repos pour observer leur petit passager. Il ne leur inspirait pas seulement de la curiosité mais également une crainte superstitieuse, une fascination proche de la vénération. Un parfum de miracle s’exhalait de cet enfant qui paraissait infiniment plus âgé et plus sage que les patrions du Pulôn eux-mêmes, pourtant considérés comme des parangons de connaissance et de sagesse.

Tau Phraïm en avait eu assez de jouer à cache-cache avec les hommes masqués de blanc qui s’étaient lancés à sa recherche dans le bouclier de corail. Cela n’avait pas été très difficile de les semer et de les égarer dans le labyrinthe des galeries creusées par les serpents, d’autant moins que les créatures non-humaines qui les accompagnaient étaient dans l’incapacité de localiser son esprit. Pendant trois ans, leurs tentacules mentaux avaient buté sur l’imperceptible rempart dressé devant la source de ses pensées et ils avaient dû se rabattre sur le cerveau non protégé de sa mère. Il connaissait les moindres passages secrets du corail sur une surface de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés, des tunnels étroits où seul pouvait se glisser le corps allongé d’un reptile et où il devait lui-même se désarticuler pour parvenir à se faufiler. Pendant cinq jours et cinq nuits, il lui avait suffi d’être à l’écoute des grondements lointains des personnairs et des tremblements du corail pour détecter la présence de ses poursuivants, évaluer leur progression et se réfugier dans les nids profonds où ils n’avaient pas accès. Il avait également dû veiller à éviter les endroits dévastés par les monstres volants car le franchissement d’une zone découverte, d’une faille par exemple, aurait pu représenter un danger. Cette occupation l’avait accaparé à un point tel qu’il n’avait pas eu le temps de se lamenter sur l’extermination des reptiles.

C’est maintenant qu’il se reposait dans le compartiment du moussier que les terribles images revenaient le hanter : il jouait avec quelques-uns de ses amis sur le toit du bouclier lorsque les monstrueux oiseaux avaient lancé leur offensive. Un silence paisible régnait sur le hautain, baignant dans la lumière violette de Tau Xir levante et de Xati Mu couchante. Le serpent qui transportait Tau Phraïm dans sa gueule entrouverte s’était subitement figé, comme s’il avait perçu une invisible menace. Des vibrations linguales s’étaient élevées en divers points du corail, parcouru de trémulations d’une amplitude anormale, inquiétante. Un bruissement assourdissant avait précédé l’apparition des monstres ailés qui avaient surgi des brumes de chaleur et s’étaient abattus sur les serpents en poussant des ululements stridents. Le reptile qui transportait Tau Phraïm avait eu le réflexe de refermer la gueule et, au lieu de se précipiter immédiatement au-devant des agresseurs comme le lui commandait son instinct, de ramper vers l’entrée d’une galerie. Après s’y être engouffré et avoir déposé son passager dans un nid, une trentaine de mètres plus bas, il s’en était retourné sur le toit pour aider ses congénères à combattre les prédateurs volants. Tau Phraïm n’était pas resté longtemps à l’abri. Inquiet pour sa mère, aveuglé par une pluie d’éclats coralliens, s’écorchant aux aspérités des parois, il était à son tour remonté à la surface du bouclier. Il avait entrevu la silhouette de sa mère qui courait entre les formes agitées et confuses des serpents et de leurs prédateurs. Au moment où il avait voulu se lancer à sa poursuite, elle avait brusquement disparu, comme happée par une invisible bouche. Il s’était précipité vers l’endroit où elle s’était évaporée. Il s’était rendu compte qu’elle était tombée dans une large faille et avait aperçu son corps en chute libre. Il avait deviné qu’elle était au bord du renoncement et, repoussant de toutes ses forces le désespoir qui s’emparait de lui, lui avait suggéré d’entrer en contact avec les parois de corail pour freiner sa vitesse et se donner une possibilité d’accrocher les filaments brisés de la trame de soutien. Il avait trouvé spontanément la manière de gouverner à distance l’esprit de sa mère, comme un pilote dirigeant un vaisseau mental. Elle avait obéi à ses ordres : elle avait tourné sur elle-même et transféré le poids de son corps de manière à ce qu’il infléchisse sa trajectoire et se frotte contre la paroi de corail. Il avait ressenti l’abominable douleur qui lui avait irradié le flanc droit. Elle avait perdu connaissance et il avait dû puiser au plus profond de lui-même pour la ramener à la vie, pour l’exhorter à rester en contact avec le corail jusqu’à ce que les lanières gluantes s’emberlificotent autour de ses bras, de son torse, de son bassin, de ses jambes et forment un support suffisamment solide pour l’empêcher de s’abîmer un kilomètre plus bas. Elle était restée suspendue au-dessus du Gijen, les membres en croix, accrochée par une dizaine de filaments que le choc avait distendus mais pas rompus. De son poste d’observation, Tau Phraïm l’avait vue comme une mouche engluée sur une toile d’araignée ballottée par les rafales de vent. Horrifié, il avait pris conscience qu’elle se tenait sur le seuil du monde des âmes et que, même si les serpents triomphaient de leurs redoutables adversaires et l’aidaient à la délivrer de son inconfortable position, il ne lui resterait qu’à l’assister dans son agonie. L’apparition de l’appareil volant l’avait soulagé. Il appartenait certes à leurs ennemis, à ceux qui avaient expédié les oiseaux géants dans le corail, mais ils auraient les moyens de donner les premiers soins à sa mère et peut-être de la sauver. Ils avaient glissé avec beaucoup de délicatesse son corps ensanglanté et désarticulé à l’intérieur du personnair.

Aucun serpent n’avait survécu à la bataille. Victimes de leur instinct, ils n’avaient pas cherché à fuir, à se réfugier dans le cœur du corail, ils avaient défendu leur territoire jusqu’à la mort. Les plus jeunes eux-mêmes, à peine sortis de l’œuf, s’étaient jetés dans la mêlée et avaient été massacrés jusqu’au dernier. Les rares qui avaient opté pour la retraite avaient été extirpés de leur abri par les oiseaux, dont les puissants coups de griffes avaient arraché des pans entiers de la croûte corallienne. Les cadavres avaient été emportés par les prédateurs ailés et, s’il n’y avait pas eu les galeries et les nids vides comme preuves de leur existence, il aurait semblé à Tau Phraïm que le corail n’avait jamais été habité. Xati Mu avait déserté la plaine céleste et Tau Xir, l’étoile rouge, recouvrait les grandes orgues d’un linceul écarlate. Les vents de hautain avaient balayé la puanteur abandonnée par les grands oiseaux. Quelques plumes bleues et vertes voletaient au gré des rafales paresseuses.

D’innombrables flaques de sang témoignaient de la violence des combats. Tau Phraïm n’avait pas eu le loisir de remettre de l’ordre dans ses pensées. Il avait discerné le miaulement d’un moteur et compris que les hommes masqués de blanc, après avoir éliminé ses alliés, se lançaient maintenant à sa recherche. À en croire les allégations de sa mère, cet acharnement avait quelque chose à voir avec son père, un prince inconnu qui viendrait un jour les chercher et les emmener dans un pays merveilleux.

Tau Phraïm avait déjoué les manœuvres de ses adversaires pendant plus de cinq jours mais il avait été saisi d’une brusque envie de revoir sa mère, ou à défaut de savoir ce qu’elle était devenue. Alors qu’il grignotait un fruit de corail dans un nid dont l’une des galeries débouchait sous le bouclier, juste au-dessus de l’océan, les circonvolutions d’un navire avaient attiré son attention. Après l’avoir observé pendant quelques heures, il avait remarqué qu’il s’arrêtait près de chacun des piliers endommagés par le passage des serpentaires géants. Il avait compris que les hommes qui vivaient sur le grand continent et dont parlait parfois sa mère (elle disait qu’ils l’avaient chassée comme une misérable et il voyait, à la tristesse qui imprégnait ses traits, que ce souvenir la faisait encore cruellement souffrir) tentaient d’empêcher l’effondrement définitif des grandes orgues. Son intuition lui avait soufflé qu’il n’avait rien à craindre de l’équipage. Il était descendu par la faille intérieure d’un pylône qui n’était plus relié au bouclier que par une mince passerelle de corail et avait tranquillement attendu le passage du navire.

 

« On vient de consolider le dernier pilier, dit le captain en s’engouffrant dans le compartiment de repos. On rentre !

— Reste un problème à régler », avança Cal Pralett en désignant d’un mouvement de menton Tau Phraïm, attablé en face de lui.

Une certaine agressivité sous-tendait la voix du vieux pulonnier. D’un geste de la main, Saül Harnen lui intima l’ordre de continuer.

« Je veux parler des inquisiteurs mentaux… Ils liront dans nos esprits que nous cachons le gamin qu’ils recherchent comme des fous depuis plus de cinq jours.

— Nous n’aurons qu’à nous tenir tranquilles. Si nous ne leur offrons pas l’occasion de…

— Nous revenons de mer et c’est un motif suffisant ! coupa Cal Pralett. Ils sont sur les dents, ils fouilleront dans tous les cerveaux pour y dénicher des informations ou même de simples indices. Il ne me reste pas longtemps à vivre mais je ne tiens pas à finir grillé sur une croix-de-feu. Ni même à perdre la mémoire. L’effacement, captain, c’est une belle saloperie : vous ne savez même plus comment vous y prendre pour pisser ! »

Une embardée projeta Saül Harnen sur une cloison. Il se rétablit sur ses jambes, agrippa la table et s’assit à son tour sur le banc rivé au plancher.

« Bon Dieu, Cal, nous n’allons tout de même pas courber l’échine jusqu’à la fin de notre vie !

— Simple question de souplesse, captain ! »

Le captain posa sur le vieux pulonnier un regard à la fois incrédule et outré. Les appliques fixées aux cloisons, alimentées par l’antique dynamo couplée aux moteurs, diffusaient une lumière jaune dont l’intensité variait en fonction de l’allure du moussier.

« Tu ne serais pas en train de me suggérer, Cal, de livrer notre passager aux autorités ?

— Qu’est-ce qui est préférable, captain ? Vivre avec l’échine pliée ou mourir en bombant le torse ? Les Scaythes ne sont pas des adversaires ordinaires. »

Saül Harnen lança un coup d’œil par le hublot. Ils traversaient une zone ténébreuse, épargnée par les serpentaires et imperméable aux rayons de Tau Xir et de Xati Mu. Il avait confié le pilotage du moussier à un équipier qui n’avait pas le même doigté que lui pour esquiver les pylônes et dont les coups de barre, brutaux, balançaient le navire d’un bord sur l’autre. Si le captain ne montait pas rapidement reprendre sa place, la plupart des hommes régurgiteraient bientôt le repas qu’ils venaient tout juste d’avaler.

« La belle saloperie c’est toi, Cal Pralett ! tonna Saül Harnen. Ce gosse nous offre une chance unique de relever la tête et je n’ai pas l’intention de la laisser passer.

— Vous êtes libre de voir de la chance là où je pressens les emmerdements, captain ! » déclara le vieux pulonnier en écartant les bras.

Tau Phraïm ne comprenait pas la peur de Cal Pralett : les esprits de ces hommes ne craindraient aucune inquisition tant qu’il se tiendrait parmi eux, car il pouvait étendre à l’infini le rempart sonore qui protégeait son cerveau. S’il n’avait encore jamais usé de cette faculté, pas même pour protéger sa propre mère, c’était tout simplement parce qu’il n’en avait jamais ressenti la nécessité. Tant que les serpents avaient monté une garde vigilante autour d’eux, il avait estimé que personne ne pourrait les déloger du corail. L’introduction des oiseaux géants avait radicalement modifié le cours des choses : elle l’avait contraint à quitter son territoire familier pour s’aventurer sur le territoire des hommes et, contrairement aux reptiles, les hommes étaient la proie d’étranges pulsions qui rendaient les relations hasardeuses, conflictuelles.

« Je ne t’oblige à rien, Cal, reprit le captain. Mais je veux que tu me donnes ta parole de la boucler jusqu’à ce que nous ayons commencé notre action.

— Votre action ? ironisa Cal Pralett. On croirait entendre un de ces exaltés qui ont été crucifiés sur la place de Koralion ! Avec qui comptez-vous affronter les mercenaires de Pritiv ?

— Les Ephréniens qui veulent se débarrasser des Syracusains et de leurs valets masqués sont beaucoup plus nombreux que tu ne crois…»

La lumière maladive soulignait la rudesse de la face du vieux pulonnier.

« Pour commencer, où allez-vous cacher votre petit protégé ? »

Le captain se leva, se pencha sur la table et passa la main dans les cheveux bouclés de Tau Phraïm.

« J’ai ma petite idée là-dessus, mais tu comprendras, je l’espère, que je la garde pour moi…»

 

*

 

On frappa sept coups sur la porte de bois de l’entrée dérobée du cloître. Les deux permades de garde sursautèrent, se consultèrent du regard puis, sans dire un mot, l’une d’elles sortit dans le jardin intérieur et s’en alla quérir Muremi, la plus ancienne des matrions. C’était la nuit pure, le moment où aucune des deux étoiles ne brillait dans le ciel, où aucune colonne de lumière ne tombait des tuyaux des grandes orgues.

La tête renfrognée de Muremi s’immisça dans l’entrebâillement de la porte de sa cellule.

« Êtes-vous bien sûre d’avoir entendu les sept coups ?

— Certaine, mère…

— Allez prévenir les autres matrions et donnez-leur rendez-vous dans la salle d’audience. Je les y attendrai avec les visiteurs. »

La permade s’inclina et s’évanouit dans les ténèbres. Muremi n’eut pas besoin de s’habiller. Elle avait reçu le messacode des patrions du Pulôn quelques heures plus tôt. Elle avait aussitôt revêtu sa tenue officielle, sa robe rose ornée d’étoiles de corail, et s’était tenue prête, assise sur un tabouret, mobilisant toute son énergie pour résister au murmure enchanteur du sommeil. La décoction quotidienne d’herbes thutâliques préparée par les guérisseuses ne suffisait plus à soulager ses rhumatismes articulaires et la douleur, intolérable, la contraignit à s’arrêter à trois reprises dans l’allée centrale du jardin intérieur.

Elle pénétra dans la guérite de veille et, d’un geste du bras, ordonna à la permade restée sur place – une limace essoufflée et grasse comme toutes les sœurs jugées inaptes au nettoyage des orgues et chargées de l’entretien et l’administration du cloître – de neutraliser le système d’identification cellulaire.

La porte s’ouvrit silencieusement sur quatre silhouettes statufiées dans la nuit noire : il y avait là deux patrions, reconnaissables à leur uniforme blanc, un homme corpulent dont le visage buriné, la combinaison écrue et les cuissardes rouges dénotaient la condition de captain, et l’enfant, qui n’avait pas encore atteint ses quatre ans.

Muremi s’effaça pour inviter les visiteurs à entrer.

« Dois-je réactiver le système d’identification cellulaire, mère ? demanda la permade.

— Réfléchissez un peu, ma fille ! répondit la matrion d’une voix bourrue. L’identificateur n’a pas mémorisé les coordonnées cellulaires de ces messieurs. »

La permade passa la main sous son voile amidonné et se frotta la nuque, signe chez elle d’intense réflexion.

« Je ne sais pas combien de temps durera votre réunion, mère, mais nous ne pouvons pas laisser le cloître sans protection…

— De l’initiative, ma fille ! Réactivez l’ancienne barrière magnétique.

— Elle n’interdira pas à d’éventuels importuns de se rematérialiser à l’intérieur du cloître. »

Muremi haussa les épaules, bougonna un « ce sera mieux que rien ! » à peine audible et sortit de la guérite.

Les matrions, parées de la robe rose des réceptions officielles, avaient toutes pris place dans les travées surélevées de la salle d’audience, éclairée par une dizaine de bulles-lumière flottantes. Muremi introduisit les visiteurs et traversa la pièce pour aller s’asseoir dans le fauteuil de la doyenne. Tous les regards convergèrent en direction de l’enfant. C’était la première fois dans la longue histoire du Thutâ que l’enfant d’une proscrite était admis à se présenter devant le cénacle des matrions. La présence du fruit d’amours interdites dans le temple même de la chasteté ne relevait pas de l’anecdote, elle préludait à un changement radical des coutumes et des comportements. Les yeux brillants des matrions exprimaient à la fois de la méfiance et de la fascination : méfiance parce que cet enfant venait leur rappeler qu’elles n’étaient pas infaillibles, que n’importe laquelle d’entre elles pouvait transgresser les règles qu’elles étaient chargées de faire respecter, fascination parce qu’il réveillait la femme et la mère qui sommeillaient en elles. Même si elles refusaient de se l’avouer franchement, elles pensaient qu’Oniki avait eu raison d’ouvrir son ventre à son mystérieux amant car il aurait été dommage de priver Ephren d’un enfant d’une telle beauté. Qu’il fût de surcroît le symbole de la lutte contre les kreuziens et leurs sbires des forces d’occupation ne pouvait que les conforter dans cette opinion.

« Veuillez éclairer nos sœurs sur les raisons de votre présence en nos murs, messieurs du Pulôn », dit Muremi.

Un patrion s’inclina et s’avança vers le centre du cénacle.

« Au cours de sa dernière mission de consolidation des piliers, le captain Saül Harnen ici présent a recueilli le fils de la thutâle proscrite Oniki Kay. Cet enfant est notre détonateur, l’élément qui nous manquait pour donner le coup d’envoi de la reconquête. Bien qu’âgé seulement de trois ans, il a ouvert une brèche en tenant les troupes d’occupation en échec. Nous nous inspirerons de son exemple pour renforcer la détermination de nos troupes…

— Quelles troupes ? l’interrompit Muremi.

— Les Ephréniens qui ne supportent plus le joug kreuzien…

— Ils sont nombreux ?

— Assez pour éliminer les mercenaires de Pritiv.

— Et les Scaythes d’Hyponéros ? Comment comptez-vous vous en débarrasser ?

— En les recouvrant de tonnes de mousse polypène…

— Ne craignez-vous pas que les inquisiteurs éventent vos projets ? »

Le visage parcheminé du patrion se creusa de quelques rides supplémentaires.

« Nous avons fait en sorte de les aiguiller sur des fausses pistes, répondit-il. Mais nous ne pouvons pas savoir s’ils ont mordu à l’hameçon. Nous n’avons pas d’autre choix que de prendre des risques.

— Quel rôle destinez-vous au Thutâ ?

— Nous souhaiterions que vous gardiez l’enfant et sa mère jusqu’à la fin des hostilités. Nous pensons que votre cloître, avec son système d’identification cellulaire, est l’abri le plus sûr de Koralion.

— Oniki est retenue prisonnière au temple…

— Sa délivrance sera notre premier objectif.

— Vous nous demandez de violer nos propres règles…

— Nous vous demandons de participer à la libération d’Ephren, matrions !

— Quand comptez-vous entreprendre votre action ?

— Bientôt…»

 

Les délibérations des matrions ne durèrent que quelques minutes. Elles prièrent les visiteurs de revenir dans le cénacle et les informèrent qu’elles acceptaient leur proposition. Le captain Saül Harnen prévint les responsables du Thutâ que l’enfant ne parlait pas, ou plus exactement qu’il employait un langage étrange qui évoquait le sifflement des serpents de corail. Puis il souleva Tau Phraïm, le pressa chaleureusement contre sa poitrine et, sans ajouter un mot, sortit de la pièce sur les talons des patrions.