LE SOLEIL brillait de tous ses feux dans l’azur du ciel mais sombre était le cœur de Jek At-Skin, assis sur la rive du torrent dans lequel il s’était baigné avec Yelle.
Les poils commençaient à lui pousser sur les joues, sur les jambes et sur le bas du ventre, sa voix muait, mais plus le temps passait et plus Yelle prenait possession de lui. Il entendait son rire moqueur dans les sifflements du vent, il voyait la flamme dorée de sa chevelure dans les frondaisons, il se baignait dans les lacs gris-bleu de ses yeux, il distinguait sa silhouette dans les effluves de chaleur, il touchait sa peau tiède et dorée sur les rochers gorgés de soleil. Les paysages, les couleurs, les odeurs de Terra Mater étaient imprégnés de Yelle, chaque parcelle du monde où elle avait vécu s’ingéniait à ressusciter son souvenir. Ce n’était certes pas une fille ordinaire, elle n’avait pas la langue dans sa poche et les mots qui sortaient de sa bouche étaient aussi affûtés et blessants que des flèches, mais plus il s’efforçait de lui trouver de défauts et plus elle se parait de qualités. Le mahdi Shari lui avait appris que son petit corps congelé avait été exposé, en compagnie des corps de Naïa Phykit, San Francisco et Phœnix, dans un palais de Vénicia ouvert au public, puis qu’ils avaient été remis tous les quatre au muffi de l’Église du Kreuz et installés dans une pièce secrète du palais épiscopal.
Une boule d’angoisse s’était gonflée dans la gorge du petit Anjorien.
« Qu’est-ce qu’il veut en faire ? avait-il demandé. Les brûler ?
— Je ne crois pas, avait répondu Shari. Le sénéchal Harkot a refusé de remettre leurs codes cryo au muffi et l’Église kreuzienne ne les jugera pas tant qu’ils n’auront pas été ranimés.
— Pourquoi ? C’est pourtant plus facile de condamner les gens quand ils ne peuvent pas se défendre. Les kreuziens ne se sont pas gênés pour gazer le Terrarium des Quarantains.
— L’Église aime faire des exemples et orchestrer des agonies théâtrales, or la mise à mort d’un hérétique congelé ne serait ni un exemple ni une agonie théâtrale.
— Pourquoi ne partons-nous pas les délivrer ? avait demandé Jek après avoir marqué un temps de silence.
— Pour trois raisons, avait répliqué le mahdi Shari. La première, c’est que nous ne disposerons que de très peu de temps et que nous devrons faire preuve d’une très grande maîtrise pour coordonner notre action. Or tu as encore besoin de t’exercer pour dominer à la fois le voyage psychokinétique et tes émotions. La deuxième, c’est que nous devons éviter de nous précipiter dans la souricière tendue à notre intention par le sénéchal Harkot. La troisième, c’est que les quatre codes cryo, séparés les uns des autres, changent d’emplacement chaque jour. Nous partirons lorsque je serai sûr de mes informations… et sûr de toi ! »
Jek crut entendre un bruit derrière lui. Il n’aimait pas se retrouver seul sur cette planète déserte. Il avait l’impression que des hommes masqués de blanc allaient surgir de partout à la fois et se saisir de lui comme ils s’étaient emparés de Yelle, de Naïa Phykit, du prince San Francisco et de Phœnix. Il se retourna mais ne distingua rien d’autre que les premiers contreforts du massif des Hymlyas. Les ramures bruissaient sous l’effet d’une douce brise et les oiseaux assoupis se faisaient avares de leurs trilles. Dans le lointain se dressaient, hautains et vigilants, les pics vêtus de neige éternelle.
Le mahdi Shari s’en était allé, à l’aube, rendre une visite à Oniki et Tau Phraïm sur la lointaine planète Ephren. Il avait confié à Jek qu’il n’apparaissait pas à la thutâle proscrite et à son fils, surveillés en permanence par des Scaythes lecteurs et des mercenaires de Pritiv en poste sur l’île de Pzalion, mais qu’il restait immatériel, tapi dans les couches subtiles de l’éther, s’interdisant formellement d’établir un contact qui aurait pu trahir sa présence et les mettre tous les trois en danger. Il lui fallait plusieurs jours pour recouvrer son entrain lorsqu’il revenait de ses expéditions.
Jek n’aurait jamais cru que le mahdi Shari, le demi-dieu en haillons qui était descendu du ciel sur un rayon de lumière, pût être en proie à la détresse, au chagrin. Le petit Anjorien avait ressenti le même étonnement lorsque, quelque trois années plus tôt, Naïa Phykit s’était mise à pleurer après avoir évoqué Sri Lumpa. Il avait cru que ce genre de sentiment ne s’appliquait qu’aux simples mortels, comme lui, et il se rendait compte que les êtres de légende, les derniers espoirs de l’humanité, souffraient également dans leur chair et dans leur âme. Cette constatation l’inquiétait et le rassurait à la fois. L’inquiétait parce que leur sensibilité, leur fragilité semblaient incompatibles avec la force de caractère que requérait leur mission, le rassurait parce qu’ils restaient humains et donc mieux disposés à comprendre et représenter les hommes.
Jek repensait parfois à p’a et m’an At-Skin, ces deux créatures ordinaires dont il avait de plus en plus de mal à reconstituer les traits. Lors de ses périodes d’abattement, de puissants vents de nostalgie le poussaient à travers l’immensité spatiale et le ramenaient sur la triste et froide Ut-Gen. Son monde natal se vêtait alors de couleurs vives, de chaleur et de gaieté et lui apparaissait soudain comme la plus belle planète de l’univers connu. Puis il se disait que s’il était resté à Anjor, il n’aurait pas connu Yelle, et Ut-Gen lui était révélée sous son véritable jour, dans ses oripeaux de froidure et de grisaille. Bien que le mahdi Shari ne lui eût pas encore permis de se promener seul dans les couloirs éthériques, il estimait avoir une maîtrise suffisante du voyage psychokinétique pour s’aventurer dans l’immensité spatiale. Il mourait d’envie de rendre une petite visite à p’a et m’an At-Skin, au moins pour leur montrer que leur fils unique avait survécu au gazage du Terrarium Nord d’Anjor, qu’il était devenu un guerrier du silence, l’un de ces êtres héroïques qui se transportaient d’un point à l’autre de l’univers par la seule force de la pensée. Il savait, sans vouloir se l’avouer, qu’il était davantage mû par un sentiment d’orgueil que par un reliquat d’affection filiale. Il voulait leur prouver qu’ils s’étaient trompés, qu’il avait bien fait de quitter le nid familial et de suivre les conseils d’Artrarak, le vieux Quarantain. M’an interromprait ses activités de nettoyage pour le contempler avec admiration et p’a gonflerait les joues comme lorsqu’il montrait à ses invités l’étroite bande de terrain qu’il appelait le « jardin », et qui sait ? ils renieraient peut-être le monstre kreuzien qui leur dévorait le cœur et l’âme.
Il se leva et prit la direction du village. Le mahdi et lui avaient élu domicile dans l’ancienne maison de Sri Lumpa, que Shari s’obstinait à appeler « mon père Tixu ». Depuis qu’il avait la possibilité de se déplacer sur la vibration de l’antra, Jek appréciait particulièrement la marche à pied, le plaisir simple de se confronter à la matière, de fouler la terre, de sentir les baisers du soleil sur sa peau, de respirer l’air tiède et chargé d’odeurs.
Les herbes folles avaient envahi l’ancienne rue principale du village et les constructions alignées disparaissaient sous une végétation luxuriante. On ne distinguait plus que des fragments de charpentes des toits effondrés et le haut des murs de pierre. L’épais rempart de ronces qui s’était formé autour du buisson du Fou ne dissuadait pas Jek d’aller régulièrement se recueillir devant les fleurs diamantines et perpétuelles. Là, tandis que le courant de ses pensées le ramenait immanquablement vers Yelle, il percevait l’horrible bruit du blouf, une rumeur à la fois lointaine et distincte qui lui glaçait le sang. Il ressentait dans sa propre chair l’agonie de l’univers, au point qu’il avait parfois l’impression d’être lui-même rongé par l’invisible adversaire des hommes.
« Le grand univers n’est qu’une projection des petits univers », avait lâché le mahdi Shari à qui il s’était ouvert de son inquiétude.
Ces propos sibyllins avaient davantage soulevé de questions qu’ils n’avaient apporté de réponses dans l’esprit du petit Anjorien qui, bien qu’attendant des commentaires un peu plus explicites, n’avait plus osé déranger son interlocuteur claquemuré dans un silence renfrogné.
À chaque fois qu’il parcourait l’étroit sentier creusé au milieu de la rue principale, la même frayeur le saisissait que lorsque Yelle et lui avaient découvert, étendus au milieu des fruits séchés, les corps cryogénisés de San Francisco et de Phœnix. La même atmosphère figée, ensorcelée, ensevelissait le village. Les battements de son cœur s’accéléraient au fur et à mesure qu’il s’approchait de la maison de Sri Lumpa et Naïa Phykit. Il s’attendait à voir un homme nu surgir de l’embrasure de la porte et braquer une arme gelante dans sa direction. Marti de Kervaleur, le serviteur du blouf, s’était pourtant suicidé, et des déremats mobiles avaient téléporté sur Syracusa les mercenaires de Pritiv et les quatre corps inertes. Personne n’était informé de la présence du mahdi Shari des Hymlyas et de Jek At-Skin sur Terra Mater – d’ailleurs, selon les propres paroles du monstre caché de Marti, le mahdi Shari était considéré à 89 % comme un produit de la conscience collective humaine et n’avait pas d’existence réelle –, le bouclier protecteur déployé par l’antra tenait à l’écart les Scaythes lecteurs et les autres curieux, mais cela n’empêchait pas l’Anjorien d’être saisi d’effroi lorsqu’il franchissait le seuil de la maison. Il revoyait sans cesse le corps de Yelle allongé sur les dalles de l’entrée, son visage enfoui sous les plis de sa robe retroussée, et la tristesse le recouvrait comme une aile sombre et froide.
Des relents de légumes et de fruits pourris flânaient dans la maison. Pendant trois ans, le mahdi Shari et Jek avaient vécu sur les réserves amassées par les pèlerins, puis par Sri Lumpa et Naïa Phykit. Ils n’avaient eu ni le temps ni la volonté d’effectuer de nouvelles cultures ou même de disposer quelques fruits des dernières récoltes dans les caissons de déshydratation. Ils n’en souffraient pas l’été, une saison où la nature déployait à profusion ses largesses, mais ce manque de prévoyance se faisait cruellement sentir durant l’hiver, où ils devaient se contenter de bouillons de légumes chancis et d’un pain fabriqué avec une farine sure, humide et grumeleuse. Quant à l’eau du puits, elle croupissait et prenait avec le temps une redoutable saveur de moisissure.
Jek regrettait parfois la table de m’an At-Skin, les fruits et les légumes fades des fermes communautaires d’Ut-Gen et même l’amère soupe aux pois que pendant des années ses parents l’avaient obligé à ingurgiter jusqu’à la dernière cuillerée. Son sentiment de solitude ne le quittait jamais et se faisait particulièrement accablant lorsque le mahdi Shari partait pour des voyages qui parfois duraient plusieurs jours.
« Ne bouge pas jusqu’à mon retour. Ici, protégé par l’antra, tu ne risques rien. »
Livré à lui-même, l’Anjorien repoussait tant bien que mal la tentation d’enfreindre les consignes de Shari et de gagner un monde habité, un monde où il pourrait faire des choses aussi stupides que battre le pavé, errer dans les rues, se faufiler au milieu d’une foule et contempler des vitrines. Les transferts psychokinétiques – un mot qu’il affectionnait pour son aspect à la fois barbare et mystérieux – effectués sous la supervision du mahdi le conduisaient toujours sur des planètes désertes. Les excursions dans les couloirs impalpables de l’éther lui procuraient des sensations vertigineuses, grisantes, mais il était déçu de se rematérialiser sur le sable brûlant d’un erg, sur l’herbe mauve d’une plaine infinie ou sur la grève d’un océan noir et brumeux. Le grouillement humain lui manquait, à lui qui avait passé toute son enfance dans une ville de plusieurs dizaines de millions d’âmes.
Il entra dans la pièce qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de pièce d’exercice. Il y régnait une fraîcheur apaisante en regard de la fournaise extérieure. Il saisit un fruit dans la corbeille posée sur la table et s’assit sur un tabouret face à la cheminée d’où s’exhalait une sempiternelle odeur de cendre froide. Comme à chaque fois qu’il se retrouvait seul, il n’avait pas pris de bain et n’avait pas lavé ses vêtements dans le torrent, une manière dérisoire d’affirmer son indépendance face à l’autorité parfois cassante du mahdi. Il vogua un long moment sur la mer tourmentée de ses pensées et le fruit avait une saveur tellement désagréable qu’en dépit de sa faim – se laisser dépérir de faim, une autre façon d’affirmer son autonomie… – il le jeta à peine grignoté par une fenêtre entrouverte.
Il resta immobile jusqu’à ce que le soleil s’abîme à l’horizon dans un éclaboussement de rosaces et de stries pourpres.
Il prit sa décision lorsque les ténèbres entreprirent de cerner la maison. Le mahdi n’était pas revenu et il ne s’imaginait pas passer la nuit seul sur Terra Mater. Il ne dormirait pas, comme d’habitude, et son insomnie se peuplerait de créatures fantomatiques et terrifiantes : les murmures de la brise seraient les souffles de harpies posées sur le toit, les stridulations d’insectes résonneraient comme autant de cliquetis barbares, les bruissements des frondaisons se mueraient en chœurs infernaux, les craquements des chevrons trahiraient l’approche d’un tueur sournois, et la vibration protectrice de l’antra ne serait d’aucune efficacité contre ces ennemis-là. À l’aube, il aurait honte de ses frayeurs nocturnes et se promettrait qu’il ne se laisserait plus prendre aux sortilèges de la nuit.
Il se rendait compte qu’il tardait à sortir de l’enfance et que c’était peut-être à cause de ce refus de grandir que le mahdi Shari différait leur départ. Il lui fallait libérer son esprit des souvenirs qui le hantaient, et pour cela retourner sur Ut-Gen, revoir le marché de Rakamel et le quartier d’Oth-Anjor, embrasser une dernière fois p’a et m’an At-Skin. Ce projet, qui n’avait été d’abord qu’un rêve un peu fou, s’imposait maintenant à lui avec la force de l’évidence.
Toujours assis sur le tabouret, il tenta d’établir le silence intérieur. Cette étape lui prit beaucoup plus de temps que de coutume, probablement parce qu’il transgressait pour la première fois les ordres de Shari et que le sentiment de culpabilité l’empêchait de se relâcher, de s’immerger dans les profondeurs apaisées de l’esprit. Il rouvrit les yeux et s’aperçut avec étonnement qu’une encre noire, dense, avait envahi la maison. Un crépitement caractéristique l’avertit qu’une averse orageuse s’acharnait sur le village. Pendant quelques secondes il fut tenté d’allumer une bougie, tant les ténèbres profondes et l’humidité l’oppressaient, mais il se contenta de réprimer un frisson et de clore les paupières. Ses pensées se dispersèrent tout à coup, comme poussées par un vent puissant, et l’antra, le son de vie, s’éleva dans le silence de son temple intérieur. Il atteignit rapidement le carrefour familier d’où partaient toutes les routes, ces couloirs éthériques qui lui apparaissaient sous la forme de bouches et de tunnels aux parois de lumière bleue.
« La façon dont tu les perçois t’est personnelle, avait précisé Shari. Mon père Tixu m’a raconté qu’à ses débuts il les voyait comme des filtreurs de particules d’un vieux déremat.
— Et vous ? Comment les voyez-vous ?
— Comme des éclats de l’amour d’Oniki…»
Jek s’engouffra dans la première bouche et eut la sensation d’être happé par un flot d’énergie infinie. Pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer, il fusa sur les courants d’éther, éprouvant une jouissance indescriptible. Son corps ne fut plus qu’un principe brûlant, volatil, fluide, et après que l’eut effleuré une ultime pensée pour une adorable petite peste du nom de Yelle, il perdit toute notion d’espace et de temps.
*
Le Scaythe Kyax des échelons supérieurs, vêtu de l’acaba rouge de la sainte Inquisition, s’efforçait de ne pas perdre de vue la petite silhouette qui se faufilait agilement entre les étals du marché de Rakamel. Il aurait été plus simple de la laisser prendre de l’avance et de suivre à distance son empreinte mentale, mais Kyax s’avérait incapable d’entrer dans son esprit.
L’attention du Scaythe avait d’abord été attirée par l’étrange accoutrement de l’enfant, vêtu d’une tunique et d’un pantalon de coton inusuels sur Ut-Gen. Or le contrôle exercé par l’Église du Kreuz et les Scaythes lecteurs sur les déremats des compagnies de transfert rendait les voyages difficiles entre les planètes de l’Ang’empire, et un garçon de douze ans ne serait pas parvenu à forcer le triple barrage dressé par les vérificateurs mentaux, financiers et physiques. Peut-être aurait-il pu recourir aux services d’un réseau clandestin, mais à en juger par sa tenue sale et chiffonnée, il ne venait pas d’une famille aisée et les transferts pirates coûtaient de véritables fortunes. Bien qu’il portât des vêtements étrangers, il semblait connaître parfaitement le centre d’Anjor car il enfilait les rues sans la moindre hésitation.
Intrigué, Kyax avait immédiatement entamé un travail de perquisition dans le cerveau de ce garçon mais il s’était heurté à une onde constante et compacte qui dressait un infranchissable rempart. Il était demeuré un long moment dans l’incapacité de prendre une décision, comme déconnecté. C’était la première fois qu’un esprit humain refusait de s’ouvrir, de lui livrer ses secrets. Il avait insisté mais la vibration s’était amplifiée et l’avait contraint à battre en retraite. Davantage que de la douleur – concept abstrait pour les Scaythes – les implants cérébraux de son encéphale avaient capté la puissance latente de cette barrière sonore : elle résonnait comme une menace pour son principe vital, et par extension pour le principe vital de tout l’Hyponéros.
Il avait sollicité un entretien mental d’urgence avec le Scaythe Horax, conseiller personnel du cardinal-gouverneur Xandius de Mermer et grand inquisiteur de la planète Ut-Gen.
« J’espère que vous avez de bonnes raisons de me déranger, germe Kyax, avait répondu Horax. Nous entrons dans la dernière phase du Plan et chacun est sensé connaître son rôle.
— Un élément nouveau : je suis actuellement sur les traces d’un enfant dont le cerveau, protégé par une barrière vibratoire, reste impénétrable.
— Un Utigénien ? »
La question, absurde pour un Scaythe relié en permanence aux données basiques de la cuve, prit Kyax au dépourvu. Il marqua un long temps de pause avant de répondre.
« Comment le saurais-je, puisque je n’ai pas eu la possibilité de lire en lui ? Ses vêtements tendraient à montrer qu’il vient d’un autre monde mais il semble bien connaître Anjor.
— Continuez de le suivre, germe Kyax. Il y a une probabilité, faible mais réelle, que cet enfant soit un suppôt de la science inddique, un humain-source. La barrière vibratoire à laquelle vous faites allusion évoque certaines techniques de protection des sorciers de l’Indda.
— La cuve ne nous avait-elle pas assuré que les ennemis ultimes de l’Hyponéros avaient été neutralisés ? La mission Kervaleur programmée par le sénéchal Harkot n’a-t-elle pas été annoncée comme un succès total, définitif ?
— Nous avons affaire à des humains, germe Kyax, à des créatures qui échappent à la pure logique. Cet enfant a très bien pu se glisser à travers les mailles du filet. Son statut de guerrier du silence donnerait en tout cas une explication cohérente à sa présence sur Ut-Gen.
— Précisez. Je ne saisis pas les tenants et les aboutissants de votre raisonnement.
— Je n’étais pas aussi stupide que cela en vous demandant si cet enfant était Utigénien, germe Kyax.
— Précisez.
— La légende populaire prétend que les guerriers du silence voyagent sur leurs pensées.
— Je comprends. Il ne serait pas obligé de recourir aux services des compagnies officielles ou des réseaux de passeurs clandestins pour se transférer d’un monde à l’autre.
— Vous n’êtes guère rapide, germe Kyax. Tâchez donc de l’être un peu plus pour ne pas perdre cet enfant de vue. Nous resterons en communication prioritaire et permanente.
— Une dernière précision. Quelles sont d’après la cuve nos probabilités d’avoir affaire à un guerrier du silence ?
— La curiosité est une caractéristique humaine, germe Kyax. Cependant, pour vous encourager, sachez que le pourcentage est brusquement passé de 0,07 % à 26 %. »
Fort heureusement, l’enfant s’arrêtait de temps à autre devant un étal pour contempler, avec des lueurs d’envie dans les yeux, les quartiers de viande suspendus à leurs esses, les fruits et les légumes disposés dans des cagettes plates. Ces haltes permettaient à Kyax de combler les quelques mètres de retard que la foule creusait entre le garçon et lui. La terreur figeait les traits des employés des fermes communautaires lorsque l’acaba pourpre venait frôler leur éventaire comme un nuage de sang. Les implants cérébraux du Scaythe captaient des impulsions convulsives de panique et de culpabilité. Les humains avaient toujours quelque chose à se reprocher – l’exploitation du sentiment de culpabilité était d’ailleurs l’un des axes majeurs du plan, car se sentir coupable, c’était déjà se couper de sa source – et Kyax aurait pu sur-le-champ confondre les trois quarts d’entre eux, cet homme par exemple qui s’obstinait à adorer des dieux païens au milieu d’une forêt, cette femme qui organisait chez elle des rites orgiaques de l’ancienne religion de l’H-Prime, cette autre qui utilisait les serres de la communauté fermière où elle travaillait pour se livrer à d’inavouables trafics…
Cependant la filature du garçon mobilisait toute son énergie et le moment n’était pas venu d’expédier ces misérables sur les croix-de-feu ou dans un office d’effacement. Ils ne perdaient rien pour attendre. Kyax reviendrait plus tard, s’engouffrerait avec avidité dans leurs cerveaux, exhumerait tous leurs manquements aux dogmes kreuziens – il fallait reconnaître aux humains cette admirable faculté de prescrire des règles restrictives contraires à leur nature et donc impossibles à observer – et les ferait convoquer devant le tribunal de la sainte Inquisition.
L’enfant quitta enfin l’enceinte du marché et emprunta une ruelle qui débouchait sur l’esplanade des Saints-Supplices. La foule se clairsemait sur le parvis du temple où se dressaient des croix-de-feu éclairées par des projecteurs de sol. Ce système d’éclairage permanent était le fruit de l’imagination de l’ancien gouverneur d’Ut-Gen, le cardinal Fracist Bogh, élu depuis lors muffi de l’Église. Les faisceaux lumineux soulignaient les corps écartelés par les souffleries et permettaient de constater qu’ils en étaient à des stades différents de calcination : les uns n’étaient plus que des masses informes de chair boursouflée, purulente, d’autres commençaient seulement à se dépouiller de leurs cheveux et de leur apparence humaine, d’autres enfin, intacts n’était-ce la teinte rougeâtre qui leur enflammait la peau, avaient encore assez de forces pour se tordre de douleur sous les intolérables caresses du feu pulsé. Ils étaient trop asséchés pour laisser couler des larmes mais l’insupportable souffrance se lisait dans leurs yeux exorbités, et leur bouche entrouverte laissait échapper des gémissements inaudibles.
Les hommes témoignaient également d’une ingéniosité incomparable pour torturer leurs semblables. La notion de cruauté était étrangère à l’Hyponéros. Les Scaythes se contentaient d’effacer l’humanité, elle et son champ d’action, parce que telle était la tâche pour laquelle ils avaient été conçus et ils la remplissaient avec la froide efficacité qui les caractérisait (dernières probabilités : 94,06 %).
L’enfant s’immobilisa au pied d’une croix-de-feu et contempla le supplicié pendant quelques minutes, un homme jeune dont les muscles imposants et bandés ne parvenaient pas à infléchir les flux d’air concentré qui maintenaient écartés ses bras et ses jambes. Kyax se posta à quelques pas, feignit d’admirer les tourelles effilées, élégantes, du temple kreuzien et, en même temps, effectua une rapide incursion dans le cerveau de l’hérétique. Il eut l’impression – une réaction significative de ses implants cérébraux plutôt qu’une véritable impression – de pénétrer dans un volcan en éruption où la douleur était un grondement sourd et les pensées des gerbes de lave en fusion. Cela ressemblait assez fidèlement à une dissolution dans la cuve matricielle et Kyax rencontra quelques difficultés à donner une cohérence à l’ensemble. Il découvrit cependant que l’homme pensait à un autre homme, son ancien amant plus exactement, et que, animé par un ultime et incompréhensible sentiment de pudeur, il tentait désespérément de placer ses mains en paravent devant ses organes de reproduction.
Jek avait d’abord été heureux de revoir Anjor, de respirer l’air saturé d’humidité de sa planète natale, de marcher dans les rues étroites et bordées de bâtisses aux façades écaillées, d’entrevoir l’œil rouge d’Harès, le soleil déclinant, sous l’épais manteau de brume, d’entendre les grondements sourds des tubes du Réseau de Transport Anjorien, de croiser les silhouettes silencieuses et furtives des passants. Il s’était rematérialisé directement dans les faubourgs de la cité, non loin de l’ensemble de bâtiments qui se dressait sur l’ancien site du Terrarium Nord. Il ne restait rien de la porte monumentale du ghetto et des innombrables puits de descente qui desservaient les tunnels d’accès aux terriers des Quarantains. L’Église du Kreuz avait fait construire un temple à cent tourelles, un palais résidentiel et une école de propagande sacrée. Les souvenirs des longues heures passées dans le terrier d’Artrarak, le vieux Quarantain à la voix d’or, avaient afflué dans l’esprit de Jek, épuisé par sa longue translation.
Il n’avait aucune idée de la distance qui séparait Terra Mater d’Ut-Gen, car ses connaissances astronomiques se limitaient à quelques notions rudimentaires sur le système d’Harès et ses environs, mais il n’avait pas eu besoin d’observer des pauses intermédiaires de récupération comme c’était souvent le cas lors des exercices imposés par le mahdi. Avant même de reprendre conscience, il avait su qu’il était arrivé à destination. Il était resté un long moment prostré sur les pavés humides, en proie à un terrible mal de crâne, aussi faible qu’un nouveau-né, incapable de reconstituer l’intégrité de son être. Il avait entrevu des formes mouvantes autour de lui, des uniformes et des acabas de différentes couleurs. Il avait eu l’angoissante sensation que l’antra ne le protégeait plus, que des pensées étrangères ondulaient comme des tentacules dans son esprit ouvert.
« Tu es tombé ? Tu t’es fait mal ? » avait murmuré une femme sans âge penchée sur lui.
Il s’était redressé, comme piqué par une aiguille, avait remué la tête en signe de dénégation, avait filé sans demander son reste. Il avait de nouveau perçu la vibration rassurante de l’antra, sa migraine s’était estompée et il s’était peu à peu détendu. Ses pas l’avaient spontanément porté vers le centre de la cité, vers le marché de Rakamel. Il avait alors décidé de refaire à pied les sept kilomètres de l’itinéraire qu’il avait suivi à maintes reprises quelques années plus tôt. Au sortir de la place des Saints-Supplices, il avait emprunté l’interminable et sinueuse avenue qui menait au quartier d’Oth-Anjor.
Les premiers moments d’euphorie passée, il avait commencé à regretter son initiative. Il ne pouvait se départir de la sensation qu’un danger sournois planait au-dessus de sa tête, mais le transfert aller lui avait coûté une telle débauche d’énergie que son organisme réclamait un temps de récupération et qu’il n’avait pas pour l’instant la capacité d’entreprendre le trajet retour. L’aspirant Jek At-Skin était loin de maîtriser les subtilités du voyage psychokinétique. Il n’entrevoyait plus qu’une solution : reprendre contact avec ses parents, s’accorder une nuit de repos dans la maison familiale et repartir le lendemain.
Il sentit la brûlure d’un regard sur sa nuque. Il jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule mais la grisaille et la brume perpétuelles l’empêchèrent de déceler un éventuel adversaire parmi les silhouettes qui déambulaient derrière lui. Instinctivement, il pressa le pas. Le jour déclinait et les lampadaires mobiles s’emplissaient de lumière blanche. Il passa devant plusieurs bornes du RTA mais s’interdit de descendre dans une station souterraine pour prendre un tube, car la clandestinité s’accommodait mal avec la foule, la lumière et la surveillance renforcée.
Il atteignit sans encombre Oth-Anjor, un quartier historique et résidentiel qui se caractérisait par ses maisons à demi enterrées et ses ruelles fortement déclives. Il transpirait abondamment en dépit de la fraîcheur humide du crépuscule. Il se retourna pour la centième fois mais ne repéra rien d’inquiétant ou même de simplement insolite dans la pénombre environnante. Il se dit alors que cette anxiété persistante, due à la solitude et à la fatigue, était le prix à payer pour la conquête de son autonomie.
Des larmes vinrent aux yeux de Jek lorsqu’il aperçut p’a et m’an At-Skin à travers la fenêtre. C’était l’heure du dîner et ils s’étaient installés autour de la table familiale, aux places qu’ils avaient l’habitude d’occuper. Le ventre de p’a s’était encore distendu, ses épaules affaissées, et de grossiers ses traits étaient devenus monstrueux. Il avait en revanche supprimé les trois mèches censées donner de l’élégance à sa face rustaude. Quant à m’an, son visage s’était tellement creusé que les os semblaient sur le point d’en crever la peau à chacun de ses mouvements. Ils mangeaient en silence, les yeux perdus dans le vague. Des volutes de fumée s’échappaient de leur assiette et du récipient de porcelaine synthétique – toujours le même – trônant au centre de la table.
L’émotion étrangla Jek lorsqu’il constata que m’an avait mis un troisième couvert à la place qui avait autrefois été la sienne. Ils n’avaient jamais voulu croire à la disparition de leur fils et ils agençaient leur quotidien comme s’il vivait toujours avec eux. Les colancors dont ils s’affublaient montraient qu’ils se consacraient toujours au culte kreuzien, mais ils n’en avaient pas pour autant renoncé à tout sentiment humain.
Jek essuya ses yeux humides d’un revers de manche puis ouvrit le petit portail de fer forgé qui donnait sur le « jardin ». Il traversa la bande de terre pelée en deux enjambées et se retrouva devant la porte d’entrée. L’identificateur de passage bricolé par p’a avait apparemment gardé ses empreintes cellulaires en mémoire, car aucun signal d’alarme ne retentit lorsqu’il posa la main sur la poignée. Le cœur battant, il poussa la porte et s’engouffra dans la pièce de plain-pied qui faisait office de cuisine, de salle à manger, de salon et, avant qu’il ne quitte la maison, de chambre à coucher. Alertés par le bruit, p’a et m’an At-Skin levèrent en même temps les yeux sur lui.
Son sourire se crispa lorsqu’il croisa leur regard éteint. Ils le regardaient sans le voir, comme s’il était transparent.
« P’a… m’an… C’est moi, Jek…
— On se connaît ? » demanda p’a en gonflant les joues.
Le sang de Jek se figea et il se retint à grand-peine d’éclater en sanglots.
« Je suis Jek, votre fils… insista-t-il d’une voix tremblante.
— De quoi parlez-vous ? Nous n’avons jamais eu d’enfant, dit m’an en secouant la tête. Comment êtes-vous entré ?
— L’identificateur de passage a gardé mes empreintes en mémoire.
— Ah bon ? Il va falloir que je le change », commenta p’a.
L’espace de quelques secondes, Jek se demanda si sa translation n’avait pas altéré les fonctions de son cerveau, ou encore s’il n’allait pas se réveiller en sursaut dans la maison de Sri Lumpa sur Terra Mater. Puis il se dit qu’il avait grandi, qu’il avait changé, qu’ils ne l’avaient pas reconnu, qu’ils le prenaient pour un cambrioleur ou un mendiant et que c’était à lui de dissiper ce malentendu. Il prit une longue inspiration pour apaiser les battements désordonnés de son cœur et s’approcha de la table.
« Regardez-moi bien : c’est moi, Jek, votre fils, cria-t-il. Ça fait plus de trois ans que je suis parti. Vous vouliez m’expédier dans l’École de Propagande Sacrée d’Oul-Bahi…»
Tout en parlant, il scrutait le visage de ses parents mais ses paroles ne rencontraient visiblement aucun écho en eux et ils continuaient de le fixer d’un air hagard, stupide.
« Je me suis rendu chez un Quarantain du nom d’Artrarak la nuit où l’Église a ordonné le gazage et le comblement du Terrarium Nord…»
Il prit soudain conscience que quelqu’un – un Scaythe effaceur sans doute – avait subtilisé une partie de leurs souvenirs et les larmes trop longtemps contenues roulèrent sur ses joues. Il continua toutefois de parler, autant pour s’alléger d’un passé qui l’encombrait que pour essayer de réveiller des souvenirs dans leur esprit engourdi.
« Le Terrarium Nord ? demanda p’a. Qu’est-ce que c’est ? Une usine ?
— Au lieu de crier et de pleurer comme ça, vous feriez mieux de déguerpir et de nous laisser finir notre dîner, ajouta m’an.
— Quand on pleure, c’est qu’on a quelque chose à se reprocher ! déclara p’a d’un ton sentencieux. Les gens qui ont la conscience tranquille ne pleurent pas. »
Jek ne tint pas compte de leur intervention. Les larmes éclataient sur ses lèvres, se pulvérisaient en gerbes éphémères et brillantes à quelques centimètres de sa bouche.
« Grâce à mon ami quarantain, j’ai échappé au gaz mortel. Je me suis retrouvé dans le désert nucléaire où j’ai été recueilli par le trar Godovan et ses aérotomiques. J’ai traversé une partie de l’espace à bord du vaisseau géant du viduc Papironda, et l’autre partie dans le compartiment intérieur d’un xaxas, un migrateur céleste. Sur Terra Mater, le berceau du genre humain, j’ai connu Naïa Phykit et sa fille Yelle avant qu’elles ne soient capturées par les mercenaires de Pritiv et livrées au muffi de l’Église. Le mahdi Shari m’a appris à voyager sur le son de vie, sur l’antra, et je suis venu vous saluer avant notre départ pour Syracusa. J’irai délivrer Yelle parce que je l’aime et que je veux l’épouser. Je vais aussi bien que possible, même si vous me manquez parfois… Vous n’avez vraiment gardé aucun souvenir de moi ? »
P’a secoua la tête avec une rare énergie pour quelqu’un qui paraissait si éteint.
« J’aimerais bien finir ma soupe avant qu’elle refroidisse, gronda m’an.
— Pourquoi avez-vous mis un couvert supplémentaire ? Vous attendiez quelqu’un ?
— Une manie de m’an At-Skin, répondit p’a en haussant les épaules. Elle prétend que c’est une bonne action que de réserver un couvert aux absents.
— Les absents ?
— Les morts, les disparus, les âmes qui errent au-dessus de nos têtes. Ils voient qu’on pense à eux et intercèdent en notre faveur auprès des saints de l’Église…»
Jek hocha la tête. Il se rendait compte que Yelle, Naïa Phykit, San Francisco et Phœnix constituaient dorénavant sa seule véritable famille. Il avait désormais hâte de partir, hâte de quitter cette maison, cette ville, cette planète, hâte de rejoindre le mahdi Shari et d’orchestrer en sa compagnie la délivrance et la réanimation des quatre corps congelés. Il comprenait également les raisons qui l’avaient poussé à revenir sur les lieux de son enfance : il devait couper définitivement les liens qui le reliaient à son passé pour devenir un véritable guerrier du silence. Le spectacle de ses parents effacés, réduits à l’état de loques humaines, l’ancrait dans sa résolution, le pressait de rattraper le temps perdu. Il était privé du plaisir de les toucher, de les étreindre, de se repaître de leur chaleur, mais il ne leur en tenait pas rigueur, il lui suffisait de les aimer. Il lança un coup d’œil mi-amusé mi-nostalgique à la bulle-écran de l’holovision posée sur une étagère, symbole inutile et dérisoire de la richesse de la famille At-Skin.
« Au revoir, dit-il en esquissant un sourire.
— Au revoir, mon garçon, dit p’a. Ne vous trompez pas de maison la prochaine fois… Et n’oubliez pas de refermer la porte. »
M’an plongea résolument sa cuillère dans son assiette sans plus se préoccuper de lui.
La porte grinça légèrement sur ses gonds. Les deux satellites nocturnes d’Ut-Gen faisaient leur apparition au-dessus des toits et teintaient de rouille l’épais manteau de brume.
Une fois dans la rue, Jek hésita sur la direction à prendre. Bien qu’il eût en partie reconstitué ses forces, il préférait attendre avant d’entreprendre une nouvelle translation. Les ténèbres autour de lui semblaient abriter une foule de dangers. Il frissonna, remonta le col de sa tunique, croisa les bras sur sa poitrine mais ne parvint pas à se réchauffer. Il se souvint que les stations souterraines du RTA offraient une chaleur constante, même pendant la saison du grand hiver. À cette heure-ci, il n’y aurait que peu de monde et il pourrait s’asseoir en attendant de recouvrer l’intégralité de ses facultés mentales et physiques. Il pressa le pas en direction d’une borne éclairée du RTA.
Trois formes grises et blanches sortirent de l’obscurité et se déployèrent une dizaine de mètres devant lui. Des mercenaires de Pritiv dont les manches retroussées laissaient entrevoir les rails luisants de lance-disques. Leurs yeux jetaient des éclats par les fentes oculaires de leur masque.
Jek eut besoin de quelques secondes pour appréhender la situation. Il regarda autour de lui et constata que ces trois-là n’étaient pas seuls : il en surgissait d’autres de tous les côtés. Il lui sembla également discerner, légèrement en retrait, l’acaba rouge d’un Scaythe inquisiteur.
« N’utilisez pas les disques ! gronda une voix. Seulement les rayons cryo ! Il nous le faut vivant ! »
L’épouvante pétrifia Jek, incapable de remettre de l’ordre dans ses pensées. Son unique réaction fut de trembler de tous ses membres. Il entendit, comme sur Terra Mater quelques années plus tôt, le claquement de la culasse d’un cryogéniseur. Les assaillants grouillaient maintenant autour de lui comme des mouches sur une charogne.
Un éclair blanc illumina les ténèbres. En un réflexe instinctif, Jek rentra la tête dans les épaules. Le rayon lui frôla les cheveux et s’en alla percuter le bas d’un mur quelques mètres plus loin. Le mercenaire de Pritiv laissa échapper un juron de dépit, amplifié par la cavité buccale de son masque.
Ce mouvement d’esquive tira Jek de son hébétude. Si ces hommes le capturaient, il serait exposé en compagnie de Yelle, de Naïa Phykit et des deux Jersalémines dans une pièce secrète du palais épiscopal de Vénicia, et plus grave, il ne pourrait pas aider le mahdi Shari à les libérer, à lutter contre le blouf. Il discerna de nouveau le cliquetis d’une culasse, feignit de plonger sur sa gauche et se jeta sur sa droite. Le rayon cryo crépita sur le sol, à l’endroit précis où il s’était tenu une demi-seconde plus tôt. Son pied heurta l’arête saillante d’un pavé. Il perdit l’équilibre et s’affala de tout son long sur le dos. Il se rétablit aussitôt sur ses jambes et, ignorant la douleur qui lui cisaillait l’épaule, courut en louvoyant en direction d’un muret qui ceinturait une maison.
« Remuez-vous, bande d’incapables ! glapit une voix. Ce satané gosse va nous filer entre les doigts ! »
Ils hésitaient à tirer, de peur d’être eux-mêmes intoxiqués par les émanations des gaz cryogènes qui rendaient la visibilité presque nulle. Jek mit cette indécision à profit pour se rapprocher du muret. L’antra résonnait en sourdine dans un recoin de son esprit. Tout en courant, il s’efforça de chasser les pensées parasites et de rétablir le silence intérieur.
« Coupez-lui le chemin, bordel de Dieu ! »
Ses gestes étaient maintenant d’une facilité, d’une fluidité étonnantes. Il n’eut qu’à placer les mains en appui et à exploiter son élan pour franchir le muret. Il se reçut en souplesse sur une allée de cailloux plongée dans l’obscurité. Une nouvelle salve de rayons fusa au-dessus de sa tête et heurta la façade de la maison dont le crépi vola en éclats.
« De l’autre côté du mur ! Si vous le laissez filer, je vous pendrai moi-même avec vos tripes ! »
L’aboiement lointain d’un animal, un chienlion domestique peut-être, domina un instant le brouhaha. Jek se releva et contourna l’angle formé par les deux murs. Un rai de lumière s’échappait d’une porte entrouverte, éclairait de biais un massif fleuri et un buisson aux feuilles sanguines. Il n’avait guère d’autre choix que de se réfugier dans la maison, à demi enterrée comme celle de ses parents. Il s’engouffra dans le vestibule, repéra un escalier descendant qu’il emprunta sans hésitation. Il aperçut en contrebas deux formes qu’il prit d’abord pour des statues. Il dévala les marches quatre à quatre et ce n’est que lorsqu’il posa le pied sur le palier qu’il se rendit compte qu’il avait affaire à des êtres humains, les propriétaires de la maison sans doute. Vêtus de chemises de nuit utigéniennes, figés dans l’embrasure d’une porte ogivale, ils ouvraient de grands yeux ahuris. Des sphères atomiques de chauffage flottaient sous le plafond lambrissé en émettant leur bourdonnement caractéristique.
« Que faites-vous ici ? demanda l’homme, aussi corpulent et laid que p’a At-Skin.
— La porte d’entrée était ouverte… répondit Jek.
— Ce n’est pas une raison pour…»
Un fracas soudain, provenant du vestibule, l’interrompit.
« Ce sale gosse doit être en bas ! vociféra un poursuivant.
— Que vous veulent-ils ? demanda la femme, aussi douce et belle que m’an At-Skin l’avait été jadis.
— Me capturer et me congeler ! articula rapidement Jek. Votre chambre ferme-t-elle à clef ? »
La femme acquiesça d’un mouvement de tête.
« J’ai besoin d’être seul pendant quelques secondes…» ajouta-t-il.
Les mercenaires de Pritiv s’étaient rués à leur tour dans la cage d’escalier. La femme s’effaça et, d’un geste de la main, invita le fuyard à s’introduire dans la pièce. Il lui adressa un sourire chaleureux avant de refermer la porte derrière lui et de brouiller le code du verrou magnétique. Pendant quelques instants, elle avait été une mère formidable, la mère à la fois belle, aimante et forte dont il avait toujours rêvé.
« Tu es complètement folle ! protesta l’homme. Tu…»
Elle lui intima l’ordre de se taire en lui posant la main sur les lèvres.
Les mercenaires de Pritiv mirent deux minutes à ouvrir la porte dont ils découpèrent le panneau supérieur à l’aide d’une poire à rayon désintégrant. Cependant, ils eurent beau passer la chambre au peigne fin, l’enfant demeura introuvable. La voix vibrante, métallique, du Scaythe inquisiteur brisa le silence qui retombait sur la maison.
« Inutile d’insister.
— Vous avez une idée de la manière dont il est sorti de cette pièce ? demanda l’ovate des mercenaires de Pritiv.
— Pas la moindre », mentit Kyax.
Il se retourna et pointa le bras vers le couple d’Anjoriens, prostrés sur un divan.
« Je sais en tout cas que cette femme et cet homme l’ont aidé dans sa fuite.
— Je n’étais pas d’accord ! » plaida l’homme en se redressant.
La femme releva la tête et lui décocha un regard à la fois stupéfait et méprisant. Les yeux uniformément jaunes du Scaythe brillaient comme des astres maléfiques dans la pénombre de son capuchon.
« Pourquoi ne portez-vous pas un colancor de nuit, conformément aux préceptes de notre sainte Église ?
— C’est elle ! » bredouilla l’homme en désignant sa compagne.
Ses iris noirs agrandis par la peur se posaient comme des oiseaux pris au piège sur les replis de l’acaba pourpre.
« Elle trouve ridicule le colancor et elle… elle se refuse à moi si je ne cède pas à ses caprices…
— L’abstinence est une vertu, déclara le Scaythe.
— Que faisons-nous d’eux ? demanda l’ovate.
— Emmenez-les à la prison du temple. Ils seront jugés demain matin par le tribunal de la sainte Inquisition. Si vous le souhaitez, vous pouvez auparavant vous amuser avec la femme pour lui faire passer le goût de la rébellion.
— Non ! hurla l’homme, tombant à genoux.
— Inutile de vous agiter de la sorte, sieur. Le tribunal ne vous condamnera qu’à un effacement léger si vous n’avez pas grand-chose à vous reprocher. »
Mais Kyax savait d’ores et déjà que les nombreux manquements de cet Anjorien au Code kreuzien des Tolérances Conjugales lui vaudraient, à lui et à son épouse, le supplice de la croix-de-feu à combustion lente.
Le Scaythe activa le contact mental avec Horax.
« L’enfant s’est échappé mais il a divulgué quelques informations orales intéressantes chez ses parents biologiques.
— Précisez.
— Il vit sur Terra Mater avec un personnage que les probabilités avaient estimé comme un pur produit de la conscience collective humaine : le mahdi Shari des Hymlyas. Ils préparent une expédition sur Syracusa pour libérer Naïa Phykit et les trois autres cryos.
— Rectification, germe Kyax : la thèse de la non-existence du mahdi Shari servait jusqu’alors nos intérêts, mais cela fait plus de trois années standard que le sénéchal Harkot attend sa venue sur Syracusa. Votre échec dans la capture de ce garçon, un guerrier du silence à plus de cinquante pour cent, n’aura donc aucune conséquence néfaste.
— Au contraire : son emprisonnement aurait éveillé la méfiance du mahdi Shari et l’aurait peut-être dissuadé de s’aventurer sur la planète impériale.
— Vos implants cérébraux ont gagné en efficacité, germe Kyax. La cuve ne vous a donc pas complètement raté. Louée soit votre maladresse. Fin de notre communication : je me dois maintenant d’alerter nos relais. »
Kyax contempla l’Anjorien affaissé à ses pieds, secoué de sanglots. La femme, immobile sur le divan, n’esquissa pas un geste de défense lorsque les mercenaires de Pritiv la saisirent par les bras, la soulevèrent et lui arrachèrent sa chemise de nuit.