SHARI se remettait peu à peu de sa cryogénisation. Il avait recouvré la cohésion de ses pensées et de ses paroles après des heures d’un délire fiévreux. Son transfert psychokinétique depuis la salle souterraine de l’ancien palais seigneurial jusqu’au parc extérieur du palais impérial aurait pu lui coûter la vie, car il l’avait effectué après avoir été atteint par un rayon cryo, au moment où les produits de congélation commençaient à se diffuser dans son organisme. L’énergie subtile que requérait le voyage sur la pensée allait à l’encontre du processus chimique de fixation. C’était ce contraste entre la chaleur fluide et le froid conservateur qui avait maintenu Shari entre la vie et la mort pendant plus d’une journée syracusaine.
Assis sur l’une des deux banquettes-air de la chambre, Jek fit rouler dans la paume de sa main les deux sphères arrachées de haute lutte aux gardes impériaux et sur les côtés desquelles il avait repéré des chiffres gravés, « les numéros qui correspondent aux socles de cryogénisation » avaient affirmé leurs hôtes. Il ne savait donc pas s’il tenait la résurrection de Yelle dans le creux de sa main. Quelle importance ? Ils ne repartiraient pas tant qu’ils n’auraient pas ranimé les quatre gelés du palais épiscopal. Toutefois, leur première intervention à demi réussie (à demi ratée si on se montrait pessimiste) avait probablement entraîné une recrudescence de surveillance autour des deux derniers codes. Ils ne bénéficieraient donc plus de l’effet de surprise et le sénéchal Harkot aurait eu le temps d’améliorer les mécanismes de son dispositif.
La lumière des bulles flottantes jouait sur les tentures-eau, les tapis aux motifs changeants et les microdômes géodésiques. Jek n’avait jamais été environné d’un tel luxe, même dans la cabine du viduc Papironda. Il se demandait encore pourquoi cette grande famille syracusaine avait recueilli le corps inanimé de Shari. Tout s’était passé tellement vite dans le parc public du palais impérial qu’il avait parfois l’impression d’avoir évolué dans un rêve. Les silhouettes des interliciers s’étaient rapprochées à grande vitesse. Il avait d’abord repoussé la tentation de prendre la fuite, avait extirpé la boîte de seringues du colancor de Shari mais, au moment de l’ouvrir, la panique avait rendu ses gestes nerveux, inefficaces. Ses doigts tremblants, moites, n’étaient pas parvenus à débloquer le minuscule loqueteau. Il avait relevé la tête, s’était rendu compte que les interliciers étaient sur le point d’opérer leur jonction et, la mort dans l’âme, craignant d’être à son tour touché par un rayon cryo, il avait pris la décision de se réfugier dans un couloir éthérique en abandonnant le corps inerte de Shari. Ce retrait provisoire lui permettrait de garder l’entière liberté de ses mouvements et d’intervenir ultérieurement. Il lui restait un peu moins de trois heures – selon les paroles de l’un des badauds – pour ranimer le mahdi sans qu’il y eût besoin de rajouter son code génétique aux produits de décongélation. Il s’était raccroché à l’idée qu’il lui suffirait de visualiser le visage de Shari pour être instantanément transféré à ses côtés. C’était davantage un espoir qu’une certitude, une manière inconsciente, peut-être, de se dédouaner de cette dérobade qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer comme un acte de lâcheté. Il avait glissé la boîte de seringues dans la poche de sa veste, s’était assis, avait résisté à l’envie dévorante de rouvrir les yeux, de jeter un regard en direction des interliciers qui accouraient dans sa direction, et avait invoqué l’antra. La vibration du son de vie avait supplanté le bruit de cavalcade et il s’était engouffré dans un impalpable tunnel de lumière bleue.
Il avait repris conscience au milieu d’un village dont les maisons de bois et les rues de terre étaient révélatrices d’une civilisation arriérée. Sa brusque apparition avait provoqué une certaine effervescence au sein de la population autochtone. Il s’était retrouvé entouré de créatures aux faces et à l’allure simiesques. Leurs vêtements de peau grossièrement tannée et les ornements d’ivoire qui parsemaient les cheveux de certains (des femmes peut-être, il avait cru remarquer des renflements sur leur poitrine…) ne réussissaient pas à occulter leur nature bestiale. De même l’âcre odeur qui s’exhalait d’eux avait rappelé à Jek la puanteur des fauves endormis du parc cynégétique d’Anjor.
« N’ayez pas peur, ils ne sont pas méchants ! »
La voix grave qui avait jailli dans son dos appartenait à un missionnaire kreuzien, reconnaissable à son colancor et son surplis safran, un homme sans âge au visage anguleux, aux yeux brillants, aux sourcils broussailleux et aux épaules voûtées.
« C’est la première fois que vous rencontrez des mihomibêtes ? »
Revenu de sa surprise, Jek avait acquiescé d’un vague mouvement de tête. Deux astres posés comme de gigantesques luminaires aux extrémités opposées de l’horizon paraient la voûte céleste de figures géométriques qui associaient toutes les nuances du rouge et du bleu. Tout autour du village se dressait la muraille haute et sombre d’une forêt.
Le missionnaire avait fendu la foule des mihomibêtes, s’était approché de l’Anjorien, l’avait enveloppé d’un regard soupçonneux.
« Comment êtes-vous arrivé à S’ran-Bra ? Cela fait plus d’un mois qu’aucun ovalibus n’est passé au village. Vous n’êtes tout de même pas venu à pied ? La première agglomération digne de ce nom, M’all-Ker, se trouve à plus de sept cents kilomètres d’ici… Vous avez utilisé un déremat, n’est-ce pas ? »
Jek avait gardé un mutisme prudent.
« Un déremat clandestin, je suppose, avait poursuivi le missionnaire. Vous ne montreriez pas tant de méfiance si vous étiez en conformité avec la loi. Mais ne craignez rien : les édits impériaux ne s’appliquent que de manière très fantaisiste sur le satellite Gétablan. Peu m’importent les raisons, bonnes ou mauvaises, qui vous ont poussé à nous rendre visite. Il nous suffira, à mes brebis et à moi-même, de vous accueillir comme un frère de fortune, comme un fils bien-aimé du Kreuz. »
Cette entrée en matière avait préludé à un repas délicieux bien que rustique, préparé et servi par des servantes indigènes dans la casute – ainsi s’appelaient les habitations des mihomibêtes – du missionnaire. Jek s’était débrouillé pour éluder le sujet du transport malgré l’insistance de son hôte. Ce dernier avait également invité à sa table le chef du village, un dénommé D’rar Plej, et les deux plus anciennes, les raconteuses, les dépositaires de la mémoire, des femmes aux faces ridées, aux arcades saillantes, aux petits yeux renfoncés et inexpressifs. Ils n’avaient cessé de jeter des regards apeurés, dérobés et curieux à Jek dont l’émergence soudaine dans l’enceinte de leur bourgade les avait saisis d’admiration et d’effroi. Sa magie semblait plus puissante encore que celle du frère Sergian : ils s’étaient accoutumés à la machine volante du missionnaire, ce gros œuf transparent dont l’insupportable vrombissement les avait jadis terrifiés, mais aucun grondement, aucune lumière, aucune manifestation n’avaient précédé l’apparition de l’enfant vêtu de gris. Ils étaient persuadés que c’était Vyou, le dieu des vents, qui l’avait déposé sur leur territoire. Ils ne parlaient jamais de leurs dieux ancestraux au frère Sergian, car le missionnaire déployait une telle conviction, une telle ardeur pour soutenir que le grand Kreuz était le seul dieu que l’affirmation du contraire leur serait apparue comme la pire des cruautés. Cependant, aussitôt qu’il montait dans le gros œuf qui venait le prendre tous les trois mois pour l’emmener à la mission principale de M’all-Ker (d’où il revenait par déremat), ils perpétraient leurs rites traditionnels comme s’ils n’avaient jamais entendu parler du kreuzianisme. Chez eux, et c’était peut-être l’explication de l’étrange stagnation de leur civilisation, le respect de l’étranger, de l’hôte, passait avant les allégations des croyances. Jek s’était montré incapable de comprendre leur langage, un mélange improbable de borborygmes, de raclements de gorge et de quelques mots d’impériang.
« Ne vous inquiétez pas : j’ai mis moi-même plus de trois ans à décoder leur jargon », avait précisé frère Sergian.
Il avait ensuite parlé de lui, de la révélation qui l’avait entraîné à consacrer son existence à l’enseignement du Kreuz, de ses études à l’École de Propagande sacrée de Duptinat, où il avait bien connu Fracist Bogh, l’actuel muffi de l’Église du Kreuz, de son affectation sur Gétablan, l’un des satellites de Syracusa, de son éternel combat contre les compagnies de tourisme qui organisaient des safaris spéciaux pour les grands courtisans de Vénicia.
« Et vous savez qui en est le gibier ? Eux…» D’un ample geste du bras, il avait désigné le chef et les deux anciennes. « On m’a rapporté que c’est la même chose sur la planète Franzia, de l’amas de Néorop : on y chasse les sylvages pour le simple plaisir d’accrocher leur tête empaillée sur les murs du salon ! Mais qu’y a-t-il d’étonnant à ce mépris total de la vie ? L’exemple n’est-il pas venu d’en haut ? Les anciennes m’ont raconté qu’il y a de cela cinquante ans, le connétable Pamynx a fait déporter un nombre considérable de mihomibêtes pour les utiliser comme cobayes dans le cadre d’une expérimentation sur la mort mentale. Que le Kreuz nous prenne en pitié, dans quel monde vivons-nous ? Moi qui ai bien connu Fracist Bogh, je ne pense pas que son accession au trône muffial soit faite pour arranger les choses.
— Fracist Bogh ? Le gouverneur d’Ut-Gen ?
— L’ancien gouverneur. Vous le connaissez ?
— Pas personnellement…
— Son élection à la charge de Souverain Pontife m’inquiète : à l’E.P.S. de Duptinat, il témoignait déjà d’un manque de tolérance consternant.
— Les gens peuvent changer », avait avancé Jek en repoussant son assiette de bois.
La sauce aigre-douce dans laquelle baignaient les morceaux de légumes et de viande avait commencé à lui soulever le cœur. Il avait machinalement glissé la main dans la poche de sa veste, avait effleuré, outre la boîte de seringues, la petite sphère du code cryo. Ce contact l’avait brusquement reconnecté à la réalité. Ce repas et les confidences de frère Sergian lui avaient déjà coûté trop de temps. Il lui fallait maintenant retourner sur Syracusa pour ranimer Shari avant qu’il ne fût trop tard, et la surveillance étroite dont le mahdi ferait l’objet ne lui faciliterait certainement pas la tâche.
« Fracist Bogh n’a pas changé, en tout cas ! avait affirmé le missionnaire. Le début de son pontificat a été marqué par le génocide du peuple jersalémine et la multiplication des croix-de-feu. Le Kreuz est pourtant venu prêcher l’amour du prochain…
— Aimer son prochain, c’est le ramener sur le chemin de sa source, de sa souveraineté, de sa liberté…»
Jek n’avait pas compris pourquoi il avait prononcé ces mots, peut-être parce qu’ils n’étaient que l’expression de l’antra qui vibrait déjà dans le silence de son âme.
« Vous êtes bien jeune pour philosopher de la sorte. Si vous m’expliquiez maintenant comment…»
Le son de vie avait absorbé la voix du missionnaire, les froissements des vêtements de peau des mihomibêtes, invités et servantes, les petits bruits de lapement et de mastication qu’ils produisaient en mangeant, le murmure du vent, le friselis des frondaisons, les cris lointains des enfants… Juste avant d’être happé par la bouche de lumière bleue, Jek avait tenté de penser à Shari mais, curieusement, il n’était pas parvenu à reconstituer le visage de celui qui avait été son seul compagnon pendant plus de trois ans.
Il s’était rematérialisé dans une chambre éclairée par des bulles flottantes tamisées et dont l’aspect luxueux offrait ce curieux paradoxe d’être à la fois ostentatoire et discret. Il avait d’abord aperçu un grand baldaquin d’optalium, puis un corps allongé sur un lit à suspension d’air et enfin les silhouettes de deux hommes et d’une femme alignées devant une banquette. Contrairement aux mihomibêtes du Gétablan, ils n’avaient pas paru étonnés par son apparition. Ils l’avaient fixé d’un air détaché, légèrement hautain, comme ils auraient contemplé un insecte. Leurs traits d’une finesse peu commune, la pâleur artificielle de leur visage, les mèches savamment enroulées autour de leur couronne-eau, les fastueux tissus-vie de leur colancor et de leur cape, tout en eux dénotait les origines aristocratiques. Cependant, leur taille, nettement réduite par rapport à la norme, et la flamme sombre qui brillait dans leurs yeux leur donnaient une allure mystérieuse, intrigante.
« Voici donc le garçon dont vous nous avez parlé », avait dit la femme en se tournant vers un troisième homme dont Jek n’avait pas encore remarqué la présence.
Vêtu d’un uniforme de l’interlice, il n’avait pas réussi à masquer sa surprise, contrairement aux trois autres. La bouche entrouverte, les yeux exorbités, il avait dévisagé Jek avec la même expression que s’il s’était trouvé face à un spectre du grand enfer kreuzien.
« Eh bien, capitaine, ne vous a-t-on jamais appris à contrôler vos émotions ? avait repris la femme.
— Veuillez m’excuser, ma dame, je ne suis pas encore habitué à ce genre de sorcellerie.
— N’appelez pas sorcellerie ce qui n’est qu’une science, une application de lois physiques méconnues. Vous n’avez pas encore répondu à ma question. »
De cette femme, d’apparence très frêle et d’un âge indéterminé, se dégageait une autorité tranchante. Elle avait immédiatement ressuscité dans l’esprit de Jek l’image de Iema-Ta, la responsable du réseau de passeurs clandestins de Néa-Marsile.
« J’étais loin et il faisait nuit, mais je crois bien que c’est lui, avait confirmé le capitaine. De toute façon, les individus qui apparaissent et disparaissent à volonté ne doivent pas être légion sur la place de Vénicia. »
Jek s’était approché du lit et avait contemplé Shari qui semblait dormir d’un sommeil paisible, n’eût-ce été la teinte anormalement verdâtre de sa peau.
« Êtes-vous bien certain de n’avoir laissé aucun témoin derrière vous, capitaine ? avait demandé la femme.
— Certain. J’ai définitivement réduit mes hommes au silence. J’espère seulement que vous ne m’avez pas raconté des histoires, dame et sieurs de Mars.
— À quel sujet ?
— Les microstases… Ils protègent vraiment l’esprit des inquisitions mentales ?
— Douteriez-vous de nos talents, capitaine ? Notre famille est experte dans l’art des alliés chimiques depuis plus de quinze générations. »
Elle s’était approchée de l’officier et, bien que plus petite que lui de deux bonnes têtes, l’avait toisé avec condescendance.
« Ne vous faites pas plus stupide que vous n’êtes, capitaine. Si nos microstases n’étaient pas efficaces, il y a bien longtemps que nous aurions nous-mêmes été condamnés à la croix-de-feu à combustion lente…
— C’est juste. Qu’est-ce que vous comptez faire de vos deux protégés ?
— Nous vous informerons de nos intentions en temps voulu. »
Le capitaine avait hoché la tête et s’était retiré. Jek avait fait connaissance avec Miha-Hyt, Guntri et Zerni de Mars, descendants d’une des familles syracusaines les plus anciennes et les plus renommées – selon eux – de Vénicia. Il avait alors renoué le lien entre Iema-Ta, l’exilée de Franzia, une Mars elle aussi, et ses interlocuteurs syracusains. Ils avaient déjà injecté des produits de réanimation dans le corps de Shari mais, au lieu de recouvrer progressivement son métabolisme de veille, il s’était stabilisé dans un état cataleptique d’autant plus alarmant qu’une deuxième injection aurait immanquablement provoqué une surdose et l’arrêt définitif des fonctions vitales.
Ils n’avaient pas eu d’autre choix que d’attendre. Inquiet, Jek avait écouté d’une oreille distraite les explications amphigouriques des Mars : il lui avait semblé comprendre qu’ils leur proposaient une sorte d’alliance pour renverser l’empereur et éliminer le sénéchal Harkot, puis qu’ils constitueraient un gouvernement de coalition dont ils prendraient de manière tout à fait naturelle le commandement. En revanche il n’avait pas saisi quel serait le rôle des guerriers du silence au sein de cette organisation.
« Les temps sont venus de renverser les Ang, ces fossoyeurs de notre civilisation, et leurs âmes damnées d’Hyponéros ! avait déclaré Miha-Hyt, la sœur aînée, dont la voix déterminée, tranchante, démentait l’impassibilité marmoréenne des traits.
— Les Ang ont confisqué le pouvoir à l’issue des guerres artibaniques, avait ajouté Guntri, le cadet. Mikeli Ang, le premier seigneur de l’époque moderne, a purement et simplement assassiné Artibanus Saint-Noil, le héros de l’aristocratie, le vainqueur du Comité planétaire.
— Ce sont les Ang, et particulièrement le seigneur Arghetti, qui ont favorisé l’émergence des Scaythes d’Hyponéros, avait renchéri Zerni, le benjamin. Les Ang qui ont exilé Sri Mitsu, qui ont renversé la Confédération de Naflin, les Ang qui ont démantelé l’Ordre absourate…»
Jek avait décelé d’infimes mouvements sur les paupières et les lèvres de Shari. S’en étaient suivies de longues heures pendant lesquelles le mahdi, en proie à une fièvre brûlante, avait prononcé des phrases incohérentes et syncopées. Conformément aux instructions du médecin personnel de Miha-Hyt de Mars, les serviteurs lui avaient retiré ses vêtements et lui avaient recouvert le corps de bandelettes humides et imbibées d’huiles essentielles qu’ils avaient changées à intervalles réguliers. Les Mars s’étaient retirés pour se reposer – pour rendre une petite visite aux tyrans des microstases ! selon un serviteur à la langue déliée.
L’état de Shari avait alarmé Jek à un point tel qu’il n’était pas parvenu à trouver le sommeil. Le regard de l’Anjorien, assis sur la banquette à suspension d’air, était resté rivé sur le visage tourmenté et transpirant du mahdi, guettant sans relâche le moindre signe d’amélioration, la moindre lueur de lucidité qui lui eût donné un motif d’espérer. Il s’était refusé à croire que son compagnon, son instructeur, l’homme qui avait débroussaillé le chemin qui menait aux annales inddiques, l’homme dont la mère avait été torturée par les prêtres de son peuple, l’homme que le destin avait séparé de son fils et de la femme qu’il aimait, se laisserait emporter par la mort avant d’avoir accompli sa tâche.
Les heures s’étaient égrenées, interminables, ponctuées par les râles et les halètements de Shari. Les rayons de la première aube s’étaient immiscés dans la chambre par la grande baie vitrée, avaient baigné d’or rose les montants d’optalium tressé du baldaquin, les tapis à motifs changeants, les dômes géodésiques, les tentures-eau où glissaient silencieusement des poissons aux nageoires ondulantes et translucides. D’un geste de la main, Jek avait refusé le plateau repas que lui avait présenté un serviteur, puis, terrassé par la fatigue, il s’était assoupi.
L’intrusion des trois Mars et du médecin l’avait brutalement tiré de son sommeil. À la lumière du jour, plus crue que les rayons ténus des bulles flottantes, ils avaient paru bien plus âgés que la veille. Cela tenait également au fait qu’ils n’avaient pas pris le temps de se farder, de masquer les rides profondes qui leur sillonnaient le front, les tempes et les joues. La fronce du cache-tête de Miha-Hyt, mal ajusté, laissait paraître les racines grises de sa chevelure teinte en bleu.
Ils s’étaient avancés vers le baldaquin et c’est alors seulement que Jek avait croisé le regard de Shari, adossé au montant de bois précieux de la tête du lit. Un regard encore fiévreux mais qui avait recouvré son expressivité. Fou de joie, l’Anjorien avait sauté de la banquette, avait franchi en deux bonds l’espace qui le séparait du lit et s’était jeté dans les bras du mahdi, qui avait esquissé un pâle sourire. Ce débordement affectif avait consterné les Mars, dont le contrôle APD, l’un des plus renommés de Syracusa, prohibait formellement toute ostentation émotionnelle. Les Mars exploitaient d’ailleurs la réputation de leur auto-psykè-défense à des fins commerciales. L’appartenance à une grande famille ne dispensait pas des contingences matérielles, d’autant moins que les Mars se refusaient catégoriquement à quémander une prébende auprès de l’usurpateur Ang, et ils monnayaient très cher leurs leçons de prestige et de maîtrise APD chez les nobles mineurs ou les riches bourgeois en quête de reconnaissance aristocratique.
Jek, qui se moquait totalement de ce genre de considérations, était resté un long moment blotti dans la chaleur du mahdi. De temps à autre, il oubliait qu’il était entré dans l’âge d’homme et il ressentait encore le besoin d’être arrosé de tendresse, cette tendresse que lui avaient prodiguée avec tant de parcimonie p’a et m’an At-Skin.
« Nous pouvons vous aider à prendre les deux derniers codes, affirma Miha-Hyt.
— De quelle manière ? » demanda Shari.
Il venait d’achever son repas et avait reposé son plateau sur la table de chevet. Il avait passé le colancor blanc que lui avait apporté un serviteur. Aidé par l’antra, il avait récupéré en partie ses forces et son visage avait recouvré son habituel teint cuivré. La lumière du jour entrait à flots par la baie vitrée. Jek observait un salier huppé qui faisait la roue sur l’herbe fuchsia. Les rayons de Rose Rubis empourpraient les feuilles et les fruits translucides des spuniers. Les cimes mobiles et mauves des arborivoles, arrimées au sol par des lianes transparentes, oscillaient sous les caresses de la brise.
« Nous disposons d’hommes sûrs parmi la garde impériale pourpre.
— Les codes changent de place tous les jours…
— Nous sommes également informés de ces mouvements. Nous fournirons de faux codes à nos hommes : ils ne devraient pas rencontrer de difficultés à effectuer la substitution.
— Vous oubliez les rayons cryo : ils se déclenchent au moindre mouvement de la sphère…»
Miha-Hyt se tourna vers ses deux frères, qui se tenaient légèrement en retrait, et ses lèvres minces s’étirèrent en une imperceptible moue, un sourire peut-être. Elle avait savamment disposé ses deux mèches réglementaires autour de sa couronne-eau lumineuse – comme la plupart des grandes familles, les Mars étaient partisans des deux mèches et jugeaient comme une offense au goût la mode des trois, voire quatre mèches que certains avaient voulu imposer à la cour. Ses rides et les autres stigmates abandonnés par la consommation effrénée des microstases disparaissaient sous une couche de poudre blanche agrémentée d’une mouche aux commissures de sa bouche, elle-même recouverte de nacrelle rouge. Le vert sombre de sa cape mettait en valeur le beige à reflets changeants de son colancor.
« Nous disposons également de quelques fidèles alliés dans les équipes de maintenance technique. Ils neutraliseront les cryogéniseurs automatiques pendant les deux ou trois secondes que durera la substitution. Notre réseau se chargera ensuite d’acheminer les codes jusqu’ici et vous n’aurez plus qu’à vous transporter par la pensée au palais épiscopal.
— Il ne vous reste plus beaucoup de temps, dit Guntri. L’assaut devrait être donné au deuxième crépuscule…
— L’assaut ?
— Les cardinaux et le vicariat, soutenus par la cour, s’apprêtent à déposer le Marquinatole par la force. Un bataillon composé d’interliciers, de gardes pourpres et de mercenaires de Pritiv a déjà investi les passages secrets du palais épiscopal.
— C’est qui, le Marquinatole ? » demanda Jek.
Guntri se fendit d’un soupir qui, bien qu’à peine perceptible, traduisait vraisemblablement le comble de l’exaspération pour une personne de sa qualité.
« L’actuel muffi de l’Église, un jeune cardinal marquinatin qui a usurpé sa place sur le trône pontifical.
— Je croyais que le muffi était élu par les cardinaux réunis en conclave, fit observer Shari.
— D’après nos informateurs, le vicariat a falsifié le scrutin. Les eunuques le regrettent aujourd’hui, mais nous pensons qu’ils ont été eux-mêmes manipulés par l’ancien muffi Barrofill le Vingt-quatrième.
— Quel motif pousse les cardinaux à vouloir renverser le chef de l’Église ? N’est-il pas protégé par le dogme d’infaillibilité ? »
La question parut probablement incongrue aux Mars, qui se consultèrent du regard et exprimèrent leur réprobation d’un infime mouvement de la lèvre supérieure.
« Le dogme est réservé aux gens du commun, dit Miha-Hyt.
— L’infaillibilité n’est pas une loi divine, monsieur, ajouta Guntri, mais une règle politique.
— Et la condamnation du Marquinatole est également une décision politique, renchérit Zerni.
— Vous ne l’approuvez pas ? » demanda Shari.
Il n’avait pas compris, jusqu’à présent, pourquoi les annales inddiques avaient désigné le muffi de l’Église comme l’un des douze cavaliers de la rédemption. La rigidité et le fanatisme des kreuziens obscurcissaient le sentier qui menait à la source, qui reliait l’homme à sa véritable nature, et il avait encore du mal à compter parmi ses alliés l’individu qui gouvernait cette implacable machine à broyer les âmes. Il ignorait encore quel cheminement intérieur avait suivi le muffi – et son prédécesseur probablement puisque, selon les dires des Mars, Barrofill le Vingt-quatrième avait manipulé le vicariat pour favoriser l’accession du Marquinatole au trône pontifical – pour en arriver à conclure que l’Église faisait fausse route. La guerre qui dressait les cardinaux, les vicaires et les courtisans contre le souverain pontife éclairait la situation sous un jour nouveau : le conflit n’était pas seulement politique, comme l’affirmaient les Mars, il ne mettait pas seulement aux prises des Syracusains jaloux de leurs prérogatives et un homme qu’ils considéraient comme un imposteur paritole, il participait de la lutte permanente qui se livrait dans les sphères de l’esprit.
« La présence d’un paritole à la tête de l’Église ne nous plaisait guère, monsieur, précisa Guntri de Mars. Elle nous est devenue odieuse lorsque ce même paritole s’est cru autorisé à défier les grandes familles et à bafouer les traditions syracusaines. Il a réduit les audiences à leur strict minimum, il a transformé le palais épiscopal en une véritable forteresse et ses serviteurs, des paritoles comme lui, font subir les pires vexations aux visiteurs.
— Il ne gouverne pas, il passe son temps à se livrer à d’obscures pratiques assimilables à de la sorcellerie, renchérit Zerni. Tout cela nous a amenés à soutenir la position des courtisans et à proposer notre propre candidat à la succession, un homme issu d’une des dix premières familles véniciennes et protégé par les microstases. Nous avons d’ores et déjà acquis la majorité des cardinaux à notre cause. »
Shari se leva, fit quelques pas en direction de la baie vitrée et posa la main sur l’épaule de Jek. Il admira pendant quelques minutes les gracieuses arabesques des arborivoles sur le fond sanguin du premier jour. Son corps recouvrait peu à peu sa vigueur et il goûtait sans réserve le bonheur simple de contempler la magnificence du parc. La vie sous toutes ses formes lui apparaissait comme le plus merveilleux des présents. Il était conscient que ce coma de quelques heures n’avait été que la traduction de son découragement, de sa détresse, de sa tentation de renoncer, mais il était sorti de son combat avec la mort enraciné dans son aspiration de tout mettre en œuvre pour soustraire l’humanité au terrible sort qui lui était promis.
« Quelles sont vos raisons de nous offrir votre aide ? demanda-t-il sans quitter des yeux les cimes flottantes des arborivoles.
— Vous avez développé certaines… facultés qui pourraient nous être utiles, répondit Miha-Hyt. Nous pensons que vous – non seulement cet enfant et vous, mais peut-être les quatre cryos et d’autres que nous ne connaissons pas – formez le noyau d’une organisation secrète appelée un jour à remplacer l’Ordre absourate. Il nous semble qu’un gouvernement universel devrait être à la fois garanti et contrôlé par un organisme occulte composé d’individus clairvoyants, doués de perceptions affinées. Tel était le rôle dévolu aux smellas de la congrégation et aux chevaliers absourates. Ce système mis en place par Naflin le fondateur a tenu bon pendant quatre-vingts siècles… Quatre-vingts siècles, un bail extraordinairement long pour une structure interplanétaire d’une telle complexité ! Une ère formidable de stabilité et de progrès. C’est cet équilibre que nous désirons reconstituer.
— Une nouvelle Confédération de Naflin ? »
Miha-Hyt se rapprocha à son tour de la baie vitrée. Bien qu’elle fût à peu près de la même taille que Jek, qu’elle eût donc pu passer pour une fillette, l’arrondi de ses hanches et de sa poitrine, la lourdeur de sa silhouette et l’usure de son visage ne laissaient planer aucun doute sur sa maturité de femme. La fragrance de son parfum se mêlait à une odeur âpre de minéraux broyés. Elle leva la tête et plongea ses yeux d’or pâle dans ceux de Shari.
« Il serait illusoire, stupide, de ressusciter le cadavre de la Confédération de Naflin, monsieur, dit-elle en articulant chaque syllabe. Nous préférons opter pour un gouvernement centralisé éclairé, et dans cette optique conserver la structure impériale. L’Église du Kreuz avait légitimé les Ang et…
— Je ne vois pas quelle caution nous serions en mesure de vous apporter, dame de Mars ! l’interrompit Shari. Nous ne sommes qu’une poignée d’hérétiques classés à l’index !
— Ne croyez pas cela : vous disposez de la seule véritable légitimité, la légitimité populaire. Notre réseau d’informateurs extérieurs nous a confirmé que les guerriers du silence sont connus et célébrés sur toutes les planètes de l’Ang’empire. En dépit des effacements, de nombreux cultes clandestins s’érigent et se développent sur le nom du mahdi Shari des Hymlyas, de Sri Lumpa, de Naïa Phykit…»
Guntri de Mars vint rejoindre sa sœur aînée devant la baie vitrée.
« La situation est mûre, monsieur, dit-il. L’élite de la noblesse syracusaine approuve notre projet. Les mercenaires de Pritiv, déçus du manque de gratitude de l’empereur à leur égard, sont prêts à nous appuyer. Enfin, et c’est probablement l’élément le plus important, nous pensons avoir mis au point des microstases susceptibles de neutraliser les Scaythes d’Hyponéros. L’équivalent chimique de leur procédé d’effacement.
— Comment les obligerez-vous à ingurgiter votre mixture ? »
Un sourire condescendant affleura sur les lèvres de Guntri, fardées de nacrelle noire.
« Mixture n’est pas un terme très approprié, monsieur. De plus les Scaythes n’ingurgitent rien, ni nourriture, ni eau, ne respirent pas, donc n’aspirent pas, ne dorment jamais… La seule possibilité de diffuser les microstases dans leur organisme – si tant est que l’on puisse appeler organisme cette odieuse caricature de corps –, c’est de leur glisser une gélule dissolvante dans l’un de leurs orifices nasaux. Nous nous y emploierons à l’aide de minuscules automates, de la grosseur d’un insecte, que nous piloterons depuis une salle de contrôle.
— Qui avez-vous l’intention de placer sur le trône impérial ? »
Après avoir jeté un bref coup d’œil à son frère, Miha-Hyt de Mars s’avança d’un pas.
« N’y voyez aucune manifestation de défiance de notre part, mais nous préférons pour l’instant garder cette information par-devers nous. »
Shari observa distraitement un salier huppé qui faisait la roue devant un buisson de léripas. Ce n’était pas l’amour de l’humanité qui animait les Mars mais une ambition démesurée, dévorante, une volonté exacerbée d’entretenir voire d’étendre l’hégémonie syracusaine sur le reste de l’univers. Gouvernés par les microstases, ils favoriseraient l’avènement d’une puissance occulte sur les mondes colonisés, de la même manière que les kreuziens et Scaythes d’Hyponéros ouvraient la voie à l’Incréé.
« Eh bien, monsieur, que pensez-vous de notre proposition ? dit Miha-Hyt.
— De même que vous souhaitez garder secret le nom du futur empereur, je vous donnerai ma réponse lorsque vous m’aurez remis les deux derniers codes », répondit Shari.
Il avait déjà arrêté sa décision mais il n’était pas dans la position de négliger leur collaboration, d’autant moins qu’il ne savait pas si son corps était suffisamment remis pour tolérer un transfert psychokinétique immédiat. En outre il leur aurait fallu, à Jek et à lui, retourner dans les annales inddiques afin de localiser les codes, de préparer leur intervention, et ils auraient pris le risque considérable de revenir trop tard sur Syracusa, de laisser aux armées impériales le temps de prendre le palais épiscopal d’assaut et de s’emparer des quatre corps congelés.
« C’est juste, comme aurait dit notre ami capitaine, déclara Miha-Hyt. Une preuve de notre efficacité vous aidera à opérer le bon choix. Vous aurez ces codes dans deux heures. »
*
Alezaïa ne parvenait pas à se défaire du sombre pressentiment qui l’étreignait : elle avait pensé rencontrer son correspondant inférieur dans les rues de Romantigua, mais elle avait eu beau l’attendre à l’endroit et à l’heure convenus jusqu’à ce que Rose Rubis fît son apparition au-dessus des toits, il ne s’était pas présenté. Or son appartenance au réseau lui commandait d’observer un itinéraire et un horaire invariables pour permettre à sa supérieure de lui transmettre ses instructions de vive voix.
Avant de prendre son service chez les Blaurenaar – lequel service se limitait exclusivement au bien-être du sieur Patriz –, elle appela son correspondant supérieur par le canal d’urgence.
« Il a probablement eu un problème avec la famille Mars, avança celui-ci. Il a cuisiné la fille cadette de Guntri de Mars, une écervelée notoire, et ces gens-là détestent qu’on vienne fouiner dans leurs affaires.
— Quel genre de problème ? »
Son invisible interlocuteur marqua un temps de silence.
« Le genre dont on ne revient jamais, je le crains…»
Alezaïa se mordit les lèvres jusqu’au sang mais elle ne put empêcher les larmes de jaillir de ses yeux. Les passants lui jetèrent des regards réprobateurs, outrés qu’un être humain digne de ce nom, fût-il femme et paritole, pût à ce point manquer de contrôle.
« Vous remplirez donc la mission à sa place, reprit le correspondant supérieur. Trouvez un prétexte pour vous rendre à la résidence secrète des Mars et débrouillez-vous pour prévenir les deux guerriers du silence que le sénéchal garde les quatre vrais codes cryo sur lui. Il vous faut agir très vite : tout doit être réglé avant le deuxième crépuscule. »
Elle acquiesça d’un mouvement de tête, oubliant qu’il ne pouvait pas la voir. Elle suffoquait, elle ne parvenait pas à remettre de l’ordre dans ses pensées. Elle ne connaissait pas le nom de son correspondant inférieur mais la perspective de sa disparition équivalait pour elle à l’écroulement d’un monde. Elle avait l’impression que les éclats de ses illusions brisées lui meurtrissaient l’âme. Elle ne pourrait jamais se pardonner de l’avoir rudoyé lors de leur dernière communication.
« Voici les coordonnées et le code d’accès de la résidence secrète des Mars…»
Elle enregistra la suite du message comme dans un brouillard d’où émergeaient des chiffres entrecoupés de recommandations.
« Fermez votre canal d’urgence mais n’hésitez pas à me tenir informé aussi souvent que possible. Nous dépêchons d’autres correspondants sur les lieux. Ils seront chargés de vous suppléer à la moindre défaillance de votre part. Bonne chance. »
La mort dans l’âme, rongée par la détresse, elle regagna l’immeuble des Blaurenaar par les ruelles étroites de Romantigua. Cette nouvelle mission ne la dispensait pas de sa corvée quotidienne : elle ne pouvait pas se permettre de négliger Patriz de Blaurenaar, de tarir sa principale source de renseignements. Elle entra par une porte dérobée et codée réservée à son seul usage et se rendit directement dans les appartements de Patriz. Il l’attendait, nu, allongé sur le lit. Dans ses yeux gris brillaient les éclats des mégastases, ces stimulants chimiques sans lesquels son membre viril serait resté désespérément flasque.
Alezaïa se déshabilla rapidement dans la salle à ondes lavantes, revêtit la luxueuse palatine de dame de Blaurenaar et vint se glisser dans le lit. Elle dut en appeler à toute sa volonté pour endurer la tiédeur et la mollesse du grand courtisan, dont la peau douce et parfumée souleva en elle un début de nausée. Il n’était pas très âgé, une soixantaine d’années standard peut-être, mais son comportement était déjà celui d’un vieillard.
Il se percha sur elle avec aussi peu de fougue que de coutume et, comme elle ne fit rien pour lui faciliter la tâche, il peina mille morts pour réussir à la pénétrer. Elle avait la sensation de recevoir en elle une limace obstinée. Elle perçut la subtile constriction annonciatrice de l’éjaculation qui, chez Patriz de Blaurenaar comme chez la plupart des grands courtisans jeunes ou vieux, se limitait à l’émission poussive d’une gouttelette presque transparente et fluide. Il se fendit d’un long soupir et s’abattit lourdement sur elle comme terrassé par une performance physique exceptionnelle. Il ne transpirait pas, ne dégageait aucune odeur corporelle, et ce défaut d’animalité élémentaire exaspérait autant sa partenaire que la façon qu’il avait de s’endormir comme une masse après s’être soulagé en elle. Combien différente aurait été une relation amoureuse avec son complanétaire osgorite ! Elle refoula une nouvelle montée de larmes et se dégagea du corps inerte du grand courtisan.
« Désolé, je ne suis pas dans ma meilleure forme », murmura-t-il d’une voix ensommeillée.
Alezaïa s’abstint de lui répliquer qu’elle n’avait remarqué aucune différence avec les jours où il se prétendait en pleine possession de ses moyens.
« Trop de travail… poursuivit Patriz de Blaurenaar. Nous sommes le 11 de cestius et la journée s’annonce chargée… L’attaque du palais épiscopal était prévue depuis longtemps mais nous avons dû nous réunir pendant une grande partie de la seconde nuit pour mettre au point la descente d’interlice chez les Mars. Le sénéchal n’aurait pas pu lancer l’opération sans l’accord préalable des autres familles majeures…»
Alezaïa se redressa et secoua l’épaule du courtisan.
« Que se passe-t-il chez les Mars ?
— Ils ont recueilli les deux visiteurs clandestins de la nuit précédente, ces deux sorciers inddiques… D’après le sénéchal, cela fait plus de dix ans qu’ils fomentent un complot pour renverser Menati Imperator. Ils produisent des microstases qui interdisent l’inquisition mentale et comptent de nombreux alliés parmi les officiers supérieurs de l’interlice, les mercenaires de Pritiv, les cardinaux et les courtisans. Le sénéchal n’était pas intervenu jusqu’alors car il avait glissé ses propres informateurs dans leur organisation. Il estimait que les oppositions, catalysées par les Mars, seraient plus faciles à contrôler et les événements lui ont donné raison, comme toujours… Il leur a préparé une petite surprise à sa façon : les deux codes que remettra cette traînée de Miha-Hyt de Mars aux deux sorciers inddiques seront des microbombes cryogénisantes.
— Dans combien de temps s’effectuera la descente d’interlice ? »
Il entrouvrit les paupières et jeta un coup d’œil sur la pendule holographique murale.
« Dans moins d’une heure. Et maintenant, ma douce amie, quel que soit votre admirable intérêt pour les affaires de l’Ang’empire, permettez-moi de prendre un peu de repos : vous m’avez épuisé…»
Il ne lui fallut pas dix secondes pour s’endormir. Alezaïa repoussa le drap, se releva et se rua dans la salle à ondes lavantes où, tout en se rhabillant, elle contacta son correspondant supérieur par le canal d’urgence et lui rapporta rapidement les paroles du grand courtisan.
« Nous savions que le sénéchal contrôlait la famille Mars et leurs affidés, mais nous ne pensions pas qu’il serait informé de la présence des guerriers du silence dans leur résidence secrète…»
Le dépit qui sous-tendait la voix de son correspondant supérieur n’échappa pas à l’attention d’Alezaïa. Elle rajusta le cache-tête de son colancor et tira hâtivement deux mèches de sa chevelure.
« Il n’est plus question de prudence. Foncez chez les Mars et arrangez-vous pour contacter les guerriers du silence. Par n’importe quel moyen. Avez-vous une arme sur vous ?
— Je sais où en trouver une, mais je risque de mettre le réseau…
— Lune Rouque n’aura bientôt plus aucune raison d’être ! N’hésitez pas à vous servir de votre arme… Au fait, nous avons reçu des nouvelles de votre correspondant inférieur…»
Une flambée d’espoir embrasa Alezaïa.
« De mauvaises nouvelles : on l’a retrouvé dans l’entrée de son appartement. Le ventre ouvert et le crâne en charpie…»
La jeune femme réprima une violente envie de vomir. Lorsqu’elle eut repris ses esprits, une rage meurtrière s’empara d’elle et elle ne fut plus animée que par un désir incoercible de venger l’homme qu’elle avait projeté d’aimer. Elle s’approcha silencieusement de la commode de bois précieux installée entre les deux baies vitrées de la chambre, ouvrit le tiroir du bas, saisit un ondemort à canon court et à la crosse ornée de motifs nacrés, le glissa dans une poche de sa cape et, après s’être assurée une dernière fois que Patriz de Blaurenaar dormait du lourd sommeil du juste, sortit sur le palier.
*
Le délai annoncé par Miha-Hyt de Mars était dépassé depuis déjà quinze minutes et, contrairement à ses promesses, Shari et Jek n’étaient pas entrés en possession des deux derniers codes. Ils avaient mis leur inactivité à profit pour se reposer et reprendre des forces. Ils s’étaient assis sur la banquette et, indifférents aux incessantes allées et venues des serviteurs, ils avaient fermé les yeux et s’étaient laissé porter par la vibration de l’antra. Il les avait emmenés dans des zones profondes d’eux-mêmes, dans des vestiges d’existences oubliées. Ces explorations dans les fondements de leur âme ressemblaient aux expéditions dans le naos des annales inddiques : des scènes se succédaient les unes aux autres dans le plus grand désordre apparent, à cette différence près qu’ils ne restaient pas les témoins neutres des bribes d’existence qu’ils découvraient mais qu’ils en étaient également les acteurs, les moteurs. Il leur était pour l’instant impossible de donner une cohérence, une chronologie à l’ensemble, ils prenaient seulement conscience que les vies humaines, passées ou présentes, s’agençaient en un ordre secret, tissaient l’imperceptible trame de l’univers, cette même trame que s’ingéniaient à détruire l’Incréé et ses agents de l’Hyponéros.
Lorsque Shari avait rouvert les yeux, un bref regard à la pendule murale lui avait appris que les deux heures prévues s’étaient pratiquement écoulées. Les serviteurs avaient déserté la chambre, inondée de la lumière pourpre de Rose Rubis. Le silence tendu qui régnait sur la résidence semblait abriter une foule de dangers. Les saliers huppés n’émettaient plus leurs iroulements mélodieux et les ramures des arbres avaient cessé de bruisser. Ce calme était peut-être naturel en cette heure du premier jour vénicien où les rayons de l’astre rouge se faisaient accablants, mais il avait créé en Shari un sentiment persistant de malaise, à tel point qu’il s’était demandé s’il avait eu raison d’accorder sa confiance à ses hôtes.
Il avait eu une pensée pour Oniki et Tau Phraïm, puis, après avoir évacué sa tristesse, il s’était dit que leur séjour chez les Mars, s’il avait été rendu nécessaire par sa cryogénisation, n’avait que trop duré. D’une pression sur le bras, il avait tiré Jek de sa profonde immersion dans les arcanes de l’inconscient.
« Nous devons nous tenir prêts à nous transférer à tout moment et à nous retrouver dans les annales inddiques.
— Tu as les codes ? avait demandé l’Anjorien qui, n’ayant pas encore tout à fait réinvesti son corps, éprouvait des difficultés à coordonner ses idées.
— Non, mais les deux heures se sont écoulées et ce silence ne me dit rien qui vaille. »
Les secondes s’étaient égrenées avec une lenteur effarante. Il n’y a rien de pire que d’être dépendant du bon vouloir d’un tiers, rien de pire que d’être suspendu à l’ouverture d’une porte alors que se fait ressentir l’impérieuse nécessité de l’action.
Des bruits de pas retentirent dans le vestibule de la chambre. Nerveux, Jek voulut se lever et se précipiter à la rencontre des nouveaux arrivants, mais la voix de Shari le cloua sur la banquette.
« L’antra. Prépare-toi au transfert. »
Les trois Mars, suivis du capitaine de l’interlice et d’une jeune femme qu’ils n’avaient encore jamais vue, s’engouffrèrent dans la chambre. Deux petites sphères blanches oscillaient dans la main tendue et gantée de Miha-Hyt.
« Nous sommes désolés de ce retard, monsieur, mais nos amis de la maintenance technique ont mis plus de temps que prévu à neutraliser les systèmes de sécurité afférents aux codes. »
Aucune trace de contrition n’était cependant décelable dans le timbre de sa voix. Elle s’approcha de la banquette et tendit le bras vers Shari en un geste emphatique.
« Voici les gages de notre bonne foi, monsieur. Et les promesses, je veux l’espérer, d’une collaboration fructueuse. »
Jek fixait les sphères qui oscillaient doucement dans la main réduite de Miha-Hyt, mais quelque chose d’indéfinissable, une intuition, une prémonition, l’empêchait de se réjouir de la réunion, tant attendue pourtant, des quatre codes. Il lui semblait qu’une énergie diabolique se dégageait de ces deux boules blanches. Il lança un coup d’œil à Shari en espérant attirer son attention, mais il se rendit compte que le mahdi, figé sur la banquette, partageait son impression.
« Vous ne les prenez pas, monsieur ? » demanda Miha-Hyt.
Elle désigna d’un mouvement de menton la jeune femme qui se tenait derrière elle.
« Peut-être êtes-vous perturbé par la présence de cette jeune personne ? Nous sommes tellement portés par l’enthousiasme que nous manquons à tous nos devoirs. Je vous présente Irka-Hyt, la fille cadette de mon frère Guntri. Elle a absolument tenu à vous rencontrer. »
Vêtue d’un colancor noir à parements argentés et d’un manteau serré à la taille, Irka-Hyt était une adepte de la mèche unique, une mode qui avait connu une grande vogue au sortir de l’âge médian. Toutefois, elle affirmait sa modernité par la longueur inhabituelle de cette tresse bleutée qui s’enroulait comme un serpent autour de sa couronne-eau lumineuse. Elle esquissa une révérence, pas l’une de ces courbettes raides et ridicules qui caractérisaient les bourgeois et les délégués des guildes professionnelles, mais une inclinaison du buste d’une fluidité et d’une prestance inégalables.
« Irka-Hyt n’a qu’un seul défaut, reprit Miha-Hyt. Sa jeunesse et sa fougue l’inclinent aux indiscrétions et nous placent parfois dans des situations embarrassantes. Mais elle nous est aussi et surtout d’une grande utilité car l’empereur, qui aime sa spontanéité, l’invite régulièrement à ses soirées privées. Elle est devenue de ce fait notre meilleur agent de renseignement au palais impérial.
— C’est vous qui me placez dans une situation embarrassante, ma tante », murmura la jeune femme.
Elle dépassait Miha-Hyt et ses frères d’une demi-tête. Elle était encore dans la pleine possession de sa beauté mais une aura grise, l’ombre vigilante des microstases sans doute, ternissait déjà l’éclat de sa peau et de ses yeux bleus.
« Prenez ces codes, monsieur. Mon bras fatigue et…»
Un tumulte soudain l’interrompit, ponctué par un crépitement puis par un bruit sourd qui évoquait la chute d’un corps sur les dalles de marbre. Une odeur de chair calcinée se diffusa dans l’air parfumé de la pièce. Shari se tourna vers Jek et, d’un geste de la main, lui intima l’ordre de se préparer au transfert.
La porte s’ouvrit dans un fracas de tonnerre et une femme aux vêtements de servante s’introduisit dans la pièce. Des volutes de fumée noire s’échappaient du canon de l’ondemort qu’elle braquait en direction des Mars. Des lueurs farouches enflammaient ses yeux de braise. La pâleur extrême de son visage trahissait à la fois la peur, la tension et une détermination farouche. Jek invoqua l’antra et commença à visualiser les bouches de lumière.
« Ne touchez pas ces codes ! hurla la servante. Ce sont des micro-bombes cryogénisantes.
— Êtes-vous folle ? s’indigna Guntri de Mars en s’avançant d’un pas vers l’intruse. Le fait de porter la livrée blanche des Blaurenaar crée des obligations. La singularité de votre comportement…
— Taisez-vous, sieur de Mars, ou je vous brûle la cervelle ! Quant à vous, capitaine, je vous déconseille vivement de bouger ! »
Son ton résolu figea Guntri sur place et dissuada l’officier de tenter de la désarmer. C’était une Osgorite, une correspondante d’un réseau clandestin probablement, et les réactions imprévisibles de ces terroristes paritoles en faisaient des adversaires particulièrement redoutables. Elle se dirigea lentement vers la banquette et dévisagea ardemment Shari.
« Le sénéchal Harkot garde les quatre véritables codes sur lui. Dans la poche intérieure de son acaba…»
Elle avait mis toute la force de sa conviction dans sa voix et dans son regard.
« Le muffi…»
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Un rayon scintillant jaillit de l’embrasure de la porte et la frappa entre les omoplates. Elle lâcha son arme et fit quelques pas mécaniques avant de s’effondrer comme une masse au pied du lit.
Les deux faux codes explosèrent au même moment dans la main de Miha-Hyt et les puissants gaz cryogéniques qu’ils renfermaient se répandirent dans la chambre.