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Ma sortie au cinéma, tout le projet fut annulé. Nous passâmes la soirée ensemble, juste Elsie et moi à la maison une fois de plus, et je lui servis exactement ce qu’elle demandait. Du gâteau de riz en boîte arrosé d’un filet de caramel en forme de poulain.

« Mais si, c’est un cheval, insistai-je. Regarde, voilà la queue et là les oreilles en pointe. »

Je faisais un effort extraordinaire pour paraître normale.

« Et comment allait Finn ?

— Très bien, répondit Elsie avec insouciance, occupée qu’elle était à étaler le caramel sur le gâteau de riz avec sa cuillère.

— C’est très joli, Elsie. Tu ne vas pas en manger ? C’est bien. Qu’est-ce que tu as fait avec Finn ?

— On a vu des poules. »

Je l’emmenai prendre son bain et m’employai à faire des bulles entre mes doigts.

« Ça, c’est une bulle géante, maman.

— Tu veux que j’essaie d’en faire une encore plus grande ? De quoi vous avez parlé avec Finn ?

— On a parlé parlé parlé.

— Voilà deux bébés bulles. Mais de quoi vous avez parlé ?

— On a parlé de notre maison.

— C’est bien.

— Je peux dormir dans ton lit, maman ? »

Je la portai jusqu’à mon lit, contente de sentir sa chaleur mouillée contre ma chemise. Elle me dit de me déshabiller, ce que je fis, et nous nous allongeâmes ensemble sous les couvertures. Je mis la main sur une brosse posée sur ma table de chevet et nous nous coiffâmes l’une l’autre. Nous chantâmes quelques chansons, je lui appris la pierre et le ciseau, ce jeu où il s’agissait de transformer mon gros poing et sa petite pogne en une pierre, une feuille de papier ou des ciseaux. La pierre écrase les ciseaux, les ciseaux coupent le papier et le papier emballe la pierre. À chaque fois que nous recommencions, elle attendait que je montre ce que j’allais faire avant de prendre sa décision, comme ça elle gagnait, je l’accusais de tricher et nous éclations de rire. Ce fut un moment de bonheur intense ; je dus me retenir à tout moment de sortir de la chambre en courant pour aller hurler. J’aurais pu le faire mais je ne pouvais supporter l’idée de quitter Elsie des yeux ne serait-ce qu’une seconde.

« Quand est-ce qu’on pourra revoir Fing ? » demanda-t-elle tout d’un coup sans prévenir.

Je ne sus pas quoi répondre.

« C’est drôle que tu aies parlé de la maison avec… avec Finn. C’est sans doute parce que tu avais joué à tant de jeux avec elle.

— Non », répondit Elsie avec fermeté.

Je ne pus m’empêcher de lui sourire.

« Pourquoi non ?

— Ce n’est pas cette maison-là, maman !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’était ma maison spéciale.

— Comme c’est mignon, ma chérie. » Je pressai Elsie contre moi. « Ouille, tu me fais mal.

— Désolée, ma chérie. Elle a mis des choses dans la maison ?

— Oui, dit Elsie qui avait commencé à examiner mes sourcils. Il y a un poil blanc ici. »

Je ressentis une nausée vertigineuse. C’était comme si je regardais au fond d’un précipice ténébreux.

« Oui, je sais. C’est marrant, non ? » Sans déranger Elsie, j’attrapai à tâtons le crayon et le bloc de papier que j’avais vus à côté du téléphone sur la table de chevet. « Si on faisait un tour dans notre maison spéciale ?

— De quelle couleur sont tes yeux ?

— Aïe ! criai-je quand un doigt investigateur s’enfonça dans mon œil gauche.

— Pardon, maman.

— Ils sont bleus.

— Et les miens ?

— Bleus. Elsie, si on faisait un tour dans la maison spéciale pour voir ce qu’il y a ? Elsie ?

— Bon, d’accord, concéda-t-elle comme une adolescente réfractaire.

— Très bien, ma chérie, ferme les yeux. Parfait. On remonte l’allée. Qu’est-ce qu’il y a sur la porte ?

— Des feuilles rondes.

— Des feuilles rondes ? C’est étonnant, ça. Ouvrons la porte et voyons ce qu’il y a sur le paillasson.

— Il y a un verre de lait. »

Je le notai sur le carnet.

« Un verre de lait sur un paillasson, dis-je de ma meilleure voix d’institutrice de maternelle. Comme c’est étrange ! Nous allons contourner le verre de lait, sans le renverser, et aller dans la cuisine. Qu’y a-t-il dans la cuisine ?

— Un tambour.

— Un tambour dans la cuisine ? Quelle maison de fous ! Et si on regardait ce qui se trouve sur la télévision, d’accord ? Qu’y a-t-il sur la télévision ?

— Une poire.

— C’est charmant. Tu aimes les poires, pas vrai ? Tu mordras dedans tout à l’heure. Ne la touche pas. Je t’ai vue la toucher. » Elsie gloussa. « Allons à l’étage. Qu’y a-t-il sur l’escalier ?

— Un tambour.

— Un autre tambour. Tu es sûre ?

— Ouiiiii, répondit Elsie avec impatience.

— D’accord. C’est bien comme jeu, non ? Maintenant, j’aimerais savoir ce qu’il y a dans le bain.

— Une bague.

— C’est une drôle d’idée d’avoir une bague dans un bain. Elle est peut-être tombée de ton doigt pendant que tu barbotais dans l’eau ?

— Non, cria Elsie.

— Maintenant, sortons du bain et allons dans la chambre d’Elsie. Qu’y a-t-il dans le lit ? »

Elsie rit.

« Il y a un cygne dans le lit.

— Un cygne dans le lit. Et comment Elsie va-t-elle faire pour dormir avec un cygne dans son lit ? » Les paupières d’Elsie commençaient à trembler, sa tête se faisait plus lourde. Dans une seconde elle allait dormir. « Allons dans la chambre de maman. Qu’y a-t-il dans le lit de maman ? »

À présent, la voix d’Elsie s’amenuisait, plus lointaine.

« Maman est dans le lit de maman, répondit-elle d’une voix douce. Et Elsie est dans les bras de maman. Et elles ont les yeux fermés.

— C’est magnifique », dis-je. Mais je vis qu’Elsie dormait déjà. Je m’avançai pour écarter quelques mèches de cheveux de son front. Paul, le mystérieux propriétaire absent de l’appartement, avait disposé un bureau dans le coin de sa chambre. Je m’y rendis sur la pointe des pieds et m’assis avec le carnet. Je me frottai doucement le cou du bout des doigts et pris mon pouls le long de ma carotide. Il devait approcher les cent vingt pulsations minute. Aujourd’hui, la meurtrière de mon amant avait kidnappé ma petite fille. Pourquoi ne l’avait-elle pas tuée, pourquoi ne lui avait-elle rien fait ? Tout d’un coup je me précipitai dans la salle de bains. Je ne vomis pas. Je pris quelques inspirations lentes et profondes, mais ce fut limite. Je retournai au bureau, j’allumai la petite lampe et inspectai les notes que j’avais prises.

La meurtrière, X, avait enlevé ma fille. Elle avait risqué de se faire arrêter. Et tout ça pour jouer à un de ces ridicules petits jeux de mémoire que nous pratiquions ensemble dans ma maison à la campagne à l’époque où elle y était. Quand Elsie m’avait dit ce qu’elles avaient fait ensemble, je m’attendais à entendre quelque chose de sordide, mais à la place je me retrouvai avec cette série absurde d’objets ordinaires : des feuilles rondes, un verre de lait, un tambour, une poire, un deuxième tambour, une bague, un cygne, et puis Elsie et moi dans mon lit les yeux fermés. Qu’est-ce que c’était que ces feuilles rondes ? Je fis de petits croquis des objets. Je retins la première lettre de chaque mot pour essayer d’y trouver un message caché, mais sans succès. J’essayai d’établir une relation entre chaque objet et le lieu où il avait été placé. Y avait-il quelque chose de délibérément paradoxal dans le fait de mettre un cygne dans un lit, ou un verre de lait sur un paillasson ? Peut-être cette fille sans nom avait-elle inscrit au hasard des objets dans l’esprit de ma fille dans le but de démontrer son pouvoir.

Je laissai là le bout de papier gribouillé et retournai m’allonger près d’Elsie dans le lit. J’écoutai le bruit de sa respiration, sensible au mouvement d’expansion puis de contraction de sa poitrine. À l’instant précis où je me disais que j’avais passé une nuit entière sans dormir et où je me demandais comment j’arriverais à affronter la journée, je fus réveillée par Elsie, qui me tirait les paupières. J’émis un grognement.

« Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui, Elsie ?

— Je ne sais pas. »

C’était son premier jour dans sa nouvelle école. Au téléphone, ma mère s’était montrée critique. Elsie n’est pas un meuble qu’on peut emporter à la campagne puis ramener à Londres selon son bon plaisir. Elle a besoin de stabilité et d’un foyer. Oui, je savais ce que ma mère voulait dire. Qu’elle avait besoin d’un père, de frères et de sœurs, et, de préférence, d’une mère qui me ressemble aussi peu que possible. Je m’étais montrée sûre et enjouée au téléphone. Quand elle avait raccroché, j’avais pleuré, j’étais passée de la colère à la déprime, puis je m’étais sentie mieux. L’école primaire était obligée d’accepter Elsie parce que l’appartement que nous occupions donnait presque sur la cour de récréation.

Mon ventre se noua quand Elsie, vêtue d’une robe jaune toute neuve, les cheveux bien peignés retenus par un ruban, traversa avec moi la rue qui la conduisait dans sa nouvelle école. Je voyais des petits enfants arriver et s’embrasser. Comment Elsie arriverait-elle à survivre à cette nouvelle épreuve ? Nous entrâmes dans le bureau de la directrice. Une femme d’âge mûr sourit à Elsie, qui lui répondit par un regard insistant. Elle nous conduisit jusqu’à la séance de réception des enfants, qui se déroulait dans une annexe. La maîtresse était une jeune femme aux cheveux noirs, dont j’enviai immédiatement le calme. Elle vint tout de suite à notre rencontre et prit Elsie par les épaules.

« Bonjour, Elsie. Tu veux que ta maman reste un peu avec nous ?

— Non, dit Elsie, soulignant sa réponse d’un froncement de sourcils décidé.

— Bon, alors fais-lui un bisou pour lui dire au revoir. »

Je la pris dans mes bras et sentis ses petites mains derrière mon cou.

« Ça va ? » demandai-je.

Elle hocha la tête.

« Elsie, pourquoi les feuilles sont-elles rondes ? »

Elle sourit.

« On avait mis des feuilles rondes sur la porte.

— Quand ?

— Pour le père Noël. »

Des feuilles rondes. Elle voulait dire une guirlande. Je restai bouche bée. J’embrassai Elsie sur le front et me précipitai dans le couloir. C’est une urgence, criai-je à l’intention d’une institutrice qui me lança un regard désapprobateur. Je remontai la rue à toute vitesse et me ruai jusqu’à l’appartement. Je sentis un point douloureux dans ma poitrine et un mauvais goût dans ma bouche. Je n’étais pas en forme. J’avais presque tout remisé au garde-meuble mais il me restait un ou deux cartons pleins des livres d’Elsie. J’en renversai un par terre et me mis à fourrager dans les albums. Il n’y était pas. Je renversai le deuxième carton. Douze jours avant Noël en images. Je l’emportai dans la chambre et m’assis au bureau. C’était bien ça. Les cygnes sur le lac. Cinq anneaux d’or. Les tambours au défilé. Et une perdrix dans un poirier. Et le verre de lait ? Je feuilletai le livre en me demandant s’il se pouvait que je sois sur une mauvaise piste. Non. Je m’autorisai un demi-sourire. Huit crémières à l’étable. Alors c’était ça, une référence un peu arrangée à des comptines de Noël. Où voulait-elle en venir ?

J’inscrivis les titres dans l’ordre qu’Elsie m’avait donné : huit crémières à l’étable, neuf tambours au défilé, une perdrix dans un poirier, de nouveau neuf tambours au défilé, cinq anneaux d’or, sept cygnes sur le lac. Je fixai la liste et soudain les objets semblèrent s’éloigner tandis que les chiffres flottaient librement sur la page. Huit, neuf, un, neuf, cinq, sept. Un numéro si familier. J’attrapai le téléphone et composai le numéro. Pas de réponse. Bien sûr. J’appelai les renseignements pour obtenir l’indicatif correspondant à la région d’Otley, puis je refis le numéro. Il n’y eut pas de sonnerie, juste une tonalité continue. La ligne avait-elle été coupée lorsque j’avais déménagé ? Perturbée, j’appelai Rupert au commissariat général de Stamford.

« J’étais sur le point de vous appeler » furent ses premiers mots.

« Je voulais vous dire… – je m’arrêtai net. Pourquoi ?

— Il n’y a pas eu de victimes, vous n’avez pas à vous inquiéter, mais j’ai peur qu’il n’y ait eu un incendie. Votre maison a brûlé hier soir. » Je ne pus proférer un seul mot. « Sam, vous êtes là ?

— Oui. Que s’est-il passé ?

— Je ne sais pas. Mais il a fait tellement chaud et sec. Nous avons eu un tas de feux. Ça pourrait venir d’un problème électrique. Nous allons regarder ça de près. Nous saurons vite ce qui s’est passé.

— D’accord.

— Drôle de coïncidence que vous appeliez justement maintenant. Que vouliez-vous me dire ? »

Je repensai aux mots qu’Elsie avait prononcés au moment où elle s’était endormie hier soir.

« Maman est dans le lit de maman. Et Elsie est dans les bras de maman. Et elles ont les yeux fermés. » Étions-nous en train de dormir en toute sécurité, où alors mortes et froides comme ces couples de corps que X avait contemplés auparavant ? Léo et Liz Mackenzie. Danny et Finn, réunis dans la mort.

« Rien de précis, répondis-je. Je voulais juste savoir où en étaient les choses.

— Nous avançons », dit-il.

Je n’en crus pas un mot.