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Je ne crois pas en Dieu. Je ne pense pas y avoir jamais cru, même s’il me reste vaguement en tête le souvenir incertain et fragmentaire de m’être agenouillée devant mon lit comme Christopher Robin et d’avoir balbutié à toute vitesse Notre-Père-qui-êtes-aux-cieux-que-Ton-nom-soit-sanctifïé. Et je me rappelle la terreur que m’inspirait, toute jeune, la prière qui dit : « Si je meurs avant mon réveil, je vous prie, mon Dieu, d’emporter mon âme. » Je restais allongée dans ma longue chemise de nuit avec ses fronces autour des poignets et ses boutons de nacre blanche sagement fermés jusqu’en haut, à cligner des yeux d’inquiétude dans la pénombre pour tenter d’éloigner le grand mur du sommeil, tandis que la poitrine de Bobbie se soulevait et retombait dans le lit à l’autre bout de la chambre. Et j’ai toujours haï l’idée d’une divinité capricieuse qui répond aux appels à l’aide de certains et ignore ceux des autres.

Mais en me réveillant dans le petit jour gris d’un matin de mars, acculée au bord d’un lit presque entièrement occupé par une Elsie qui avait pris ses aises, je me surpris à ma grande honte à murmurer : « S’il vous plaît, mon Dieu, faites que ça ne soit pas vrai. » Le matin, pourtant, est difficile. Pas autant que les nuits, bien sûr, quand le temps ressemble à un grand fleuve qui déborde sur ses berges et perd toute la puissance de son courant pour venir s’immobiliser dans des bassins d’eau stagnante. Mes patients me parlent souvent de terreurs nocturnes. Et ils parlent aussi de la terreur qu’ils éprouvent quand ils se réveillent de leurs rêves et se retrouvent précipités dans le cauchemar d’une réalité inchangée.

Je restai allongée quelques minutes, jusqu’à ce que la première vague de panique passe et que je retrouve un souffle régulier. Elsie gigota brusquement à côté de moi. Elle me retira la couette d’un coup et s’enroula dedans comme une petite créature en hibernation. Seul le sommet de son crâne dépassait. Je le caressai et il disparut avec le reste. Dehors, j’entendais les bruits du jour : un chien aboyait, un coq chanta, des voitures changeaient de vitesse dans le virage en épingle à cheveux. Les journalistes s’étaient éloignés de ma porte, les journaux ne couvraient plus cette histoire en permanence, le téléphone avait arrêté de sonner toutes les cinq minutes pour déverser son lot de sollicitudes ou de questions indiscrètes. J’avais retrouvé ma vie.

Du coup je sautai du lit et, en silence pour ne pas réveiller Elsie, j’enfilai une courte robe de laine, des collants rayés et une paire de bottines, m’appliquant à faire passer les lacets dans chaque petit œillet, ce qui me permit de remarquer que mes mains ne tremblaient plus. J’accrochai des pendants à mes oreilles et me brossai les cheveux. Je n’allais nulle part, mais je savais que si je restais à me traîner fagotée dans un fuseau qui faisait des poches aux genoux je ne ferais qu’ajouter à ma morosité. Thelma m’avait dit un jour que les sentiments suivent souvent le comportement, plutôt que le contraire : l’acte courageux donne du courage, l’action généreuse contribue à diminuer la jalousie mesquine. Ainsi, à présent, j’allais confronter le monde comme s’il ne me rendait pas malade de peur, et alors peut-être ma nausée commencerait-elle à s’estomper.

Je donnai à manger à Anatoly, bus une tasse de café brûlant et établis la liste des courses avant qu’Elsie ne se réveille et n’entre dans la cuisine d’un pas mal assuré. Elle avala un bol de céréales au miel, que je finis pour elle, puis un bol de muesli, non sans en retirer les raisins secs à la cuillère et me tendre la fin du mélange beige poisseux.

« Je veux un insecte qui pique dans un bocal, dit-elle.

— D’accord. » Nettoyer l’habitat d’un insecte était à ma mesure.

Elle me jeta un regard surpris. Elle avait peut-être démarré trop bas, une grave erreur de négociation.

« Je veux un hamster.

— Je vais y penser.

— Mais j’en veux vraiment un.

— Le problème avec les animaux domestiques, expliquai-je, c’est qu’il faut nettoyer leur cage, les nourrir, et après les deux ou trois premiers jours tu commences à en avoir marre et alors devine qui doit faire le travail. Et puis les animaux ça meurt. » À peine ces mots sortis de ma bouche, je les regrettai. Mais Elsie ne cilla pas.

« Je veux deux hamsters, comme ça s’il y en a un qui meurt, il me restera toujours l’autre.

— Elsie…

— Ou alors un chien. »

Des lettres furent bruyamment insérées dans la fente de la porte et atterrirent sur le sol carrelé.

« J’y vais. »

Elsie se laissa glisser de sa chaise et alla récupérer la pile d’enveloppes, plus épaisse qu’à l’ordinaire. Je mis de côté la brune qui contenait des factures. J’examinai d’un œil méfiant les fines enveloppes blanches affranchies automatiquement, sur lesquelles mon nom avait été tapé à la machine. Elles provenaient avec une quasi-certitude de journaux ou d’émissions de télévision. J’ouvris celles qui étaient écrites à la main et les parcourus rapidement. « Chère Sam, s’il y a quoi que ce soit que nous puissions faire… », « J’ai été tellement surprise quand j’ai lu… », « Chère Sam, je sais que nous avons un peu perdu contact ces derniers temps, mais quand j’ai appris la nouvelle… »

Restait une enveloppe qui me laissa perplexe. Elle était adressée à Daniel Rees, écrit en lettres majuscules bien nettes au stylo bleu. Je me dis que je ferais sans doute mieux de l’envoyer à ses parents. Je haussai l’enveloppe devant la lumière et l’examinai à contre-jour, comme si elle détenait la clé du mystère. Le rabat était détaché sur un coin. Je glissai mon doigt dans l’ouverture et l’agrandis un peu. Puis je l’ouvris complètement.

 

Cher Mr Rees,

Suite à votre requête de ce matin concernant des week-ends en Italie, nous vous confirmons que vous avez réservé deux nuits d’hôtel avec demi-pension à Rome pour le week-end des 18 et 19 mars. Nous vous ferons parvenir sous peu les détails de votre vol et vos billets. Pourriez-vous nous envoyer confirmation écrite que les billets sont à établir au nom de Mr D. Rees et du Docteur S. Laschen ? Nous vous remercions de vous être adressé à notre agence.

Nous vous prions d’agréer l’expression de nos salutations distinguées.

Miss Sarah Kelly

Globe Travel.

 

Je repliai la lettre et la remis dans son enveloppe. Rome avec Danny. La main dans la main, amoureux, en tee-shirt. Lui et moi enlacés sous les draps empesés d’une chambre d’hôtel, tandis qu’un ventilateur agiterait l’air cuit. Des pâtes, du vin rouge, et de gigantesques ruines antiques. De fraîches églises, et des fontaines. Je n’étais jamais allée à Rome.

« Elle est de qui la lettre, maman ?

— Oh, de personne. »

Pourquoi avait-il changé d’avis si brusquement ? Qu’avais-je fait, ou quel geste n’avais-je pas fait, pour qu’il préfère la mort dans une voiture carbonisée avec une gamine déglinguée à un voyage à Rome avec moi ? Je sortis à nouveau la lettre. Suite à votre requête de ce matin… Elle était datée du 8 mars 1996. C’était ce jour-là que ça s’était passé, qu’il s’était enfui avec Finn. La douleur se concentra, près d’éclater, au-dessus de mes yeux.

« Est-ce qu’on va encore être en retard à l’école, maman ?

— Comment ? Non ! Bien sûr que non, nous allons être en avance au contraire. Viens. »

 

« J’ai juste signé là où elle m’a dit de le faire.

— Mais enfin, Sally, comment as-tu pu ne rien regarder ? C’était son testament, et c’était une jeune fille très perturbée.

— Désolée. » Sally continua de frotter le four. Ce fut tout.

« Je voulais t’en parler, Linda, avant qu’Elsie ne rentre de l’école.

— Elle a dit que ce n’était rien. » Les yeux de Linda s’emplirent de larmes. « Juste une formalité.

— Tu ne l’as pas lu ? »

Elle se contenta de hausser les épaules en remuant la tête. Pourquoi n’avaient-elles pas voulu en savoir plus, comme moi ?

 

La maison de Michael n’était pas grande mais elle ne manquait pas de charme dans son genre, avec son côté confortable et sa décoration recherchée. Le rez-de-chaussée était entièrement dégagé, d’un seul tenant. Dans le coin cuisine bien rangé, une porte-fenêtre donnait sur une cour pavée ornée d’une petite fontaine conique. Je regardai autour de moi : des bibliothèques fournies, des tapis aux couleurs vives posés sur un carrelage austère, des dessins torturés à la mine de plomb qui se tordaient sur des murs d’une sereine blancheur, des plantes en pot verdoyantes et charnues, des casiers à vin entièrement approvisionnés, des photographies de bateaux et de falaises sans le moindre personnage. Comment un simple médecin pouvait-il s’offrir un tel style ? Enfin, au moins était-il prêt pour le niveau de vie qu’il allait bientôt acquérir. Nous nous assîmes devant une longue table de réfectoire et bûmes du vrai café servi dans des tasses aux anses délicates.

« Vous avez eu de la chance de me trouver. Je suis de garde », dit-il. Puis il se pencha en avant et prit ma main dans les siennes. Je remarquai combien il avait les ongles longs et soignés.

« Vous allez bien ? »

Il me parlait comme à une malade. Je dégageai la main.

« Dois-je comprendre que non ? s’enquit-il. Écoutez, toute cette histoire est absolument affreuse, pour vous autant que pour moi. Nous devrions essayer de nous aider l’un et l’autre à nous en sortir.

— J’ai lu le testament de Finn. »

Il leva un sourcil.

« Est-ce qu’elle vous l’a montré ? » Je remuai la tête et il soupira. « Alors c’est de ça qu’il s’agit ?

— Michael, est-ce que vous savez ce qu’elle a écrit dans son testament ? Vous en avez un exemplaire en votre possession. »

Il soupira de nouveau.

« Je sais que j’en suis l’exécuteur, mais je ne sais pas en quoi ça consiste. C’est elle qui me l’a demandé.

— Ça veut dire que vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’il y a dedans ? »

Il regarda sa montre.

« Est-ce qu’elle vous a tout légué ? demanda-t-il dans un sourire.

— Non. C’est à vous qu’elle a tout laissé. »

Son expression se figea. Il se leva et se dirigea vers la porte-fenêtre. Je ne voyais que son dos.

« Eh bien ? » demandai-je.

Il se retourna.

« Elle m’a tout laissé ? » Il se passa les doigts dans les cheveux. « Pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ?

— Mais vous ne pouvez pas accepter, n’est-ce pas ? »

Le visage de Michael prit une expression énigmatique.

« Je ne sais pas quoi dire. Tout cela est tellement…

— Tellement contraire à l’éthique, complétai-je. Tellement suspect.

— Comment ? » Michael releva les yeux comme s’il venait tout juste d’entendre ce que j’avais dit. « Pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ? À quel jeu jouait-elle ?

— Vous allez accepter ?

— Comment ? Tout cela est si brusque. »

Un bip résonna soudain. Il mit la main dans la poche de sa veste.

« Désolé, je dois filer, dit-il. Je suis abasourdi, Sam. » Puis il sourit. « À samedi. » Devant mon air surpris, il continua : « Le bateau, vous vous souvenez ? Ça pourrait nous faire du bien. Nous aider à mettre les choses en perspective. Et il faudrait que nous ayons une véritable conversation. »

J’avais complètement oublié ce projet : une sortie en bateau, il ne manquait plus que cela.

« Ça me fera du bien », acquiesçai-je d’une voix creuse.

 

Je tenais Elsie dans mes bras comme un joyau précieux ; j’avais peur de la casser tant mon amour pour elle était puissant. Je me sentais si forte, si vivante, si euphorique de chagrin et de rage. Mon sang bondissait dans mes veines, mon cœur battait à tout rompre ; je me sentais propre, souple, en éveil.

« Est-ce qu’un jour Danny t’a dit quelque chose à propos de Finn ? » demandai-je avec précaution, comme si de rien n’était.

Elle haussa les épaules.

« Et Finn – je caressais ses cheveux soyeux en me demandant quels secrets étaient enfermés sous son petit crâne bien dessiné –, est-ce qu’elle t’a parlé de Danny ?

— Nan. » Elle se mit à gigoter sur mes genoux. « Mais Danny me posait souvent des questions sur Finn.

— Oh. »

Elsie me regarda de ses grands yeux curieux.

« Et Danny disait que tu étais la meilleure maman du monde.

— Vraiment ?

— Ce n’est pas vrai ? »

Après qu’Elsie se fut endormie, je me mis à rôder dans la maison ; j’écartai les rideaux, je me faufilai avec difficulté sous les lits, j’allai fouiller dans tous les coins. Au bout du compte, je me retrouvai avec une ménagerie chiffonnée de six minuscules animaux en papier disposés devant moi sur la table de la cuisine, trois petits oiseaux, deux espèces de chien, et une forme incompréhensible. Je les fixai et ils me rendirent mon regard.