17

« Une vache à lait ? »

La suggestion parut amuser Geoffrey Marsh, qu’elle semblait presque flatter.

« C’est ce qu’il m’a dit.

— Vous ne devriez pas croire tout ce que des inconnus vous racontent à des soirées. Qui était-ce ?

— Un dénommé Frank Laroue, un universitaire. » Geoff Marsh sourit à l’énoncé du nom. « C’est un ami à vous ?

— Je le connais. Il pense sans doute que tout ce qui touche à la médecine occidentale tient du complot capitaliste visant à maintenir les travailleurs en état d’infériorité. Cependant, dans le cas présent, il n’a pas tort. Le stress post-traumatique constitue une discipline en voie de développement, ça ne fait pas le moindre doute. »

Le lundi suivant la réception, Geoff et moi nous retrouvâmes attablés devant un café et des croissants pour un petit déjeuner de travail. Je lui avais répété les mots de Laroue histoire de l’agacer un peu et je fus tout à fait surprise de le voir les prendre au sérieux.

« Mais enfin, vous ne pouvez envisager que les traumatismes rapportent réellement de l’argent », protestai-je.

Marsh secoua la tête avec vigueur et avala une bouchée de croissant.

« Cela vous surprendra peut-être, mais c’est le cas. Vous avez vu le jugement rendu la semaine dernière en faveur des pompiers de Northwick après leur plainte pour traumatisme. Quels étaient les dommages et les coûts correspondants ? Cinq millions de livres et des poussières ?

— Tant mieux pour tes pompiers.

— Et encore plus pour nous. À mon avis, on ne va pas tarder à voir les compagnies d’assurances insister sur la nécessité de s’engager dans une politique prévisionnelle de traitement du stress pour se protéger contre des litiges à venir. Et nous sommes en position tout à fait favorable pour devancer le marché et fournir ce traitement.

— Je croyais que le but de ce service était de répondre à un besoin thérapeutique, pas de protéger les investissements des compagnies d’assurances.

— Les deux volets ne sont pas contradictoires, Sam. Vous devriez être fière de cette opportunité qui s’ouvre à nous. Après tout, ce service est votre enfant.

— Il m’arrive de penser que mon enfant ne prend pas la voie que j’avais envisagée pour lui. »

Geoff vida sa tasse ; son visage prit une expression sentencieuse.

« Vous savez bien qu’il ne faut pas empêcher ses enfants de suivre l’orientation qu’ils choisissent.

— Merci, docteur Spock, répondis-je avec amertume. L’enfant dont nous parlons n’est même pas encore né. »

Geoff se leva et s’essuya la bouche avec une serviette en papier.

« Sam, je veux vous montrer quelque chose. Venez par ici. »

Il m’emmena jusqu’à une des fenêtres de son large bureau qui surplombait l’hôpital. Du doigt, il m’indiqua un coin du domaine sur lequel il s’élevait, où l’on pouvait voir quelques hommes coiffés de casques orange s’affairer mollement autour d’une baraque de tôle.

« Nous nous agrandissons, reprit-il. Stamford s’étend. Nous nous trouvons au bon endroit, sur la côte active de l’Angleterre. Nous sommes à deux pas de Londres, proches de l’Europe, sur un terrain en friche. J’ai un rêve, Sam. Imaginez que cet hôpital privé parvienne à réaliser tout son potentiel et qu’on le lance sur le marché boursier. Nous pourrions devenir le Microsoft de la santé. »

Je suivis son regard, complètement estomaquée.

« J’imagine qu’à présent vous allez me demander de transformer les pierres en pain. Malheureusement je ne peux pas rester ici dans le désert pendant les quarante jours qui me restent parce que je dois retourner à mon soi-disant livre. »

Geoff me regarda d’un air déconcerté.

« De quoi parlez-vous, Sam ?

— Ce n’est rien, Geoff. Je vous verrai la semaine prochaine, de retour dans le monde réel.

— Mais c’est ça le monde réel, Sam. »

Tout en quittant Stamford par la route qui m’était à présent familière, je songeai tristement qu’il avait probablement raison, puis je me mis à penser au reste de mon monde, à Elsie, à Danny, à Finn, à mon livre, et mon humeur prit une couleur plus sombre encore. Elsie était à l’école, Danny se trouvait Dieu sait où, mais quand j’arrivai à la maison je découvris Finn assise sur le canapé, un magazine étalé sur les genoux, le regard perdu dans le vide. Le cœur serré, je jetai un coup d’œil à l’escalier qui conduisait à mon bureau, puis je pris une profonde inspiration et la rejoignis.

« Qu’est-ce que tu dirais d’une promenade ? » proposai-je.

Nous partîmes en silence. Nous prîmes sur la gauche et, durant environ deux kilomètres, nous suivîmes le bord de la mer, avant de tourner brusquement de nouveau à gauche. Nous longions le bord d’un champ labouré délimité par un fossé si profond qu’on aurait presque dit un canal. Devant nous, il n’y avait rien d’autre que de fragiles rangées d’arbres alignés aussi droits que les poteaux d’une barrière, que je supposai faire office de protection contre le vent.

J’étais plongée dans d’intenses réflexions. Nous étions le 19 février. Finn était chez nous depuis quatre semaines. Il me restait encore deux semaines avant de mettre fin à cet épisode, peut-être trois. Mais pour Elsie, cet expédient temporaire était devenu sa vie. Elle adorait descendre l’escalier chaque matin pour nous retrouver toutes les deux, Finn dans ma vieille chemise de nuit, moi dans une tenue sans le moindre rapport avec le travail de bureau, assises à la table de la cuisine à boire du café en bavardant. Elle aimait que je la conduise à l’école tous les matins et que je l’emmène jusqu’à la porte de la salle de classe avec les autres parents, que j’embrasse en vitesse sa joue piquante de froid quand la cloche sonnait en lui promettant de venir la chercher l’après-midi. Et chaque jour, quand la cloche retentissait à nouveau à quatre heures moins vingt, je la voyais se précipiter en courant de l’école, emmitouflée dans son manteau, son sac à déjeuner dans une main, souvent une feuille de papier rigide barbouillée de couleurs vives dans l’autre, et il m’apparaissait clairement qu’elle était ravie d’être comme les autres enfants. Je faisais très attention de ne pas mettre mes tenues les plus extravagantes quand j’allais la chercher. J’essayais de discuter avec les autres mères des lotions antipoux et de la prochaine vente de charité de l’école. Pendant quelques instants, il me prenait à moi aussi l’envie de me fondre dans le décor. À l’heure du goûter, Finn préparait des toasts au miel pour Elsie, c’était devenu une sorte de rituel. Quand venait pour Elsie le moment de se coucher, Finn entrait sur la pointe des pieds dans sa chambre pour lui dire au revoir tandis que je lui lisais des histoires. Je me rendis compte un jour qu’elle nous avait donné le sentiment d’être une véritable famille plutôt qu’un simple couple mère-fille, chose que Danny n’avait jamais vraiment réussi à faire. Et je compris aussi que c’était parce que je ne lui en avais jamais laissé la possibilité.

Mais pour Finn autant que pour moi cela représentait un leurre, une fausse vie de conte de fées. Bientôt il lui faudrait retourner dans un monde d’amis et d’avocats, d’examens, d’obligations, de fêtes, de compétition, de sexe, d’université, de hasard et de douleur.

Nous parvînmes au niveau d’une petite église d’allure austère, à peine plus grande qu’une boîte, dont les murs gris étaient percés d’une seule fenêtre ; une notice à l’extérieur précisait qu’elle datait du VIIIe siècle. Elle avait servi de grange, d’étable et, conformément à la tradition locale, d’entrepôt clandestin pour des tonneaux de vin de contrebande. Et ayez l’obligeance de ne pas jeter vos détritus, s’il vous plaît. De but en blanc, je demandai à Finn si elle avait pensé à ce qu’elle allait faire. Elle haussa les épaules, envoya promener un caillou en dehors du chemin, et enfonça plus profond ses mains dans ses poches.

« Tu ne peux pas rester ici, tu le sais. Je vais commencer à travailler d’ici à deux mois. Et puis de toute façon ta vie n’est pas ici. »

Elle marmonna une réponse inaudible.

« Quoi ? » Je tournai la tête dans sa direction. Son visage renfrogné était battu par le vent.

« J’ai dit que ma vie n’est nulle part, reprit-elle avec colère.

— Écoute, Finn…

— Je ne veux pas en parler, d’accord ? Vous n’êtes pas ma mère, il me semble.

— À propos de mère, continuai-je d’une voix aussi dégagée que possible, perturbée par la rage qu’elle manifestait, la mienne arrive demain. Elle vient déjeuner. »

Finn leva la tête. Son visage avait perdu son expression de résistance butée.

« Comment est-elle ? Elle vous ressemble ?

— Je ne crois pas. » Je marquai une pause et souris. « Mais peut-être plus que je n’aime à le penser. Elle est sans doute plus proche de Bobbie. Très respectable. Elle est furieuse que je ne me sois toujours pas mariée. Je crois qu’elle se sent gênée par rapport à ses amies.

— Elle voudrait que vous épousiez Danny ?

— Oh ça non.

— Est-ce que Danny reviendra bientôt ? »

Je haussai les épaules et nous repartîmes, reprenant la grande boucle paresseuse qui nous ramènerait à la maison.

— Sam, qui était le père d’Elsie ?

— Un type sympa », répondis-je avec sécheresse. Puis je me radoucis et me surpris à révéler à Finn une chose que je n’avais pratiquement jamais dite à personne. « Il est mort quelques mois avant sa naissance. Il s’est suicidé. »

Finn ne dit rien. C’était la seule réponse possible. J’y vis une ouverture.

« Tu ne parles jamais de ton passé et je le comprends. Mais j’aimerais que tu me racontes quelque chose. Parle-moi de ce qui a été important pour toi, une personne, une expérience, ce que tu veux. »

Finn continua d’avancer sans que rien dans son attitude indique qu’elle m’avait bien entendue. Je m’inquiétai de savoir si je ne l’avais pas poussée à se renfermer plus avant. Après une centaine de mètres elle se mit à parler, sans ralentir le pas, le regard toujours fixé droit devant elle.

« On vous a dit comment j’avais passé l’année dernière ?

— Quelqu’un m’a dit que tu avais fait un tour en Amérique du Sud.

— Oui. Tout ça me semble très vague et très lointain à présent, au point que j’ai du mal à distinguer les différents pays que j’ai visités. Ça a représenté une drôle de période pour moi, comme une sorte de temps de convalescence et une renaissance. Mais je me souviens d’une fois en particulier. J’étais au Pérou et je suis allée voir les ruines du Machu Picchu, un temple qui a eu beaucoup d’importance à l’époque de l’empire inca. Quand on s’y trouve au moment de la pleine lune, on peut payer sept dollars pour assister à ce qu’ils appellent le boleto nocturno, et on vous fait faire le tour des ruines la nuit. C’est ce que j’ai fait. J’ai regardé l’Intihuatana – c’est le seul calendrier de pierre qui n’a pas été détruit par les Espagnols – et je suis restée là dans les rayons de lune à penser à la lumière et à la façon dont les empires déclinent et meurent comme les gens. L’empire inca a disparu. L’empire espagnol aussi. Et je me disais que tout ce qui survivait c’étaient ces pierres, ces ruines, ces petits morceaux, et cette lumière sublime. »

Je n’avais jamais entendu Finn parler de cette manière auparavant et je me sentis profondément affectée par ses paroles.

« C’est magnifique. Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de me dire ça maintenant ?

— C’est vous qui l’avez demandé », lâcha-t-elle. Je crus percevoir dans sa réponse un agacement glacé, à moins qu’il ne s’agît seulement du vent froid qui soufflait de la mer du Nord.

Au moment où la maison apparut devant nous, Finn ouvrit à nouveau la bouche :

« Qu’est-ce que vous allez lui faire à manger ?

— Leur faire à manger. Mon père l’accompagne. Oh, je ne sais pas. J’irai au supermarché acheter un truc tout fait.

— Je peux préparer le déjeuner à votre place ?

— Tu veux faire la cuisine ?

— Oui, ça me ferait plaisir. Et est-ce qu’on pourrait aussi inviter le docteur Daley ? »

Je constatai avec étonnement que quelque part en moi je n’appréciais pas l’attachement que Finn continuait d’éprouver pour Michael Daley. C’était pourtant un lien compréhensible. Il représentait un contact avec la normalité, il était beau, c’était son médecin de famille. Cependant, ma vanité perverse souhaitait qu’elle dépende de moi, au moment même où je renforçais ma résolution de la voir partir dans les deux semaines à venir.

« Je vais l’appeler.

— Et Danny ?

— Nous nous passerons peut-être de Danny cette fois-ci. »

L’espace d’un instant le visage de Danny m’apparut, son visage nocturne, tendre, rugueux, nettoyé de l’ironie qu’il arborait en général dans la journée, ce visage qu’il ne présentait qu’à moi, je l’espérais, et je me sentis envahie par une folle bouffée de désir. Je ne savais même pas où il se trouvait. Je ne savais pas s’il était à Londres ou dans une autre ville. Mais qu’est-ce que je foutais donc dans ce pays boueux, à aider une gamine déglinguée tandis que je perdais mon amant ?

Ce sentiment de malaise ne me quitta pas de la journée ; il me collait comme le mauvais temps, au point que même le fait d’aller chercher Elsie à l’école ne parvint pas à dissiper mon humeur maussade. Elle aussi se révéla grognon et je tentai de l’égayer en lui racontant que Finn et moi avions visité une église qui avait autrefois servi de cache à des pirates pour entreposer les trésors qu’ils avaient débarqués de leurs bateaux.

« Quels trésors ? demanda-t-elle.

— Des couronnes d’or, des colliers de perles, des boucles d’oreilles en argent. Ils les enterraient et après ils dessinaient une carte qu’ils signaient avec leur propre sang. »

Quand nous rentrâmes à la maison, Elsie était déterminée à dessiner sa propre carte au trésor. Finn et moi nous installâmes autour d’un café dans la cuisine tandis qu’Elsie, penchée bien en avant sur la table, le front plissé, un petit bout de langue glissé au coin des lèvres, barbouillait une feuille en utilisant presque toutes les couleurs de ses feutres magiques. Le téléphone sonna et Linda décrocha.

« C’est pour vous, cria-t-elle depuis le premier étage.

— Qui est-ce ?

— Je ne sais pas. »

Je maugréai en me dirigeant vers le salon où je pris l’appareil.

« Docteur Laschen ?

— Oui. À qui ai-je l’honneur ?

— Frank Laroue. J’ai été ravi de vous rencontrer samedi et j’espérais que nous pourrions nous revoir.

— Avec plaisir, répondis-je d’une voix calme alors que mon cerveau paniqué battait la chamade. Qu’est-ce que vous aviez en tête ?

— Que diriez-vous de m’inviter à prendre le thé dans votre nouvelle maison ? J’aime voir comment les gens vivent.

— Et votre femme ?

— Ma femme est absente.

— J’ai peur que ma maison ne soit pas vraiment en état de recevoir des visites pour le moment. Pourquoi ne pas nous retrouver en ville pour prendre un verre ? »

Nous nous mîmes d’accord sur l’heure et le lieu et la conversation prit fin avant que j’aie eu le temps de changer d’avis. Je me demandai si je devais mettre Michael Daley au courant, mais j’abandonnai bientôt cette idée. J’étais censée aller faire un tour sur son bateau. C’était bien suffisant. J’avais le droit de m’amuser un peu, et que Danny aille se faire voir.

« On dirait trois pirates toutes les trois. Tu ne trouves pas, Elsie ? déclara Finn au moment où je retournai dans la cuisine. Sam, moi et toi.

— Ouais, répondit Elsie.

— Tu as fini ?

— Ouais. »

J’éclatai de rire.

« Alors on va signer la carte du trésor, toi, moi, et Finn ? »

Les yeux d’Elsie se mirent à briller.

« Ou-ai-ai-ais, répondit-elle avec enthousiasme.

— Bon, alors où est le feutre magique rouge ?

— Non, dit Elsie. Je veux du sang. On va la signer avec du sang.

— Elsie ! » protestai-je d’une voix sèche, en jetant un coup d’œil anxieux en direction de Finn. Elle se leva et quitta la pièce. « Elsie, il ne faut pas dire des choses pareilles. »

Finn revint à la cuisine et s’assit à côté de moi.

« Regardez. » Elle tenait une aiguille entre le pouce et l’index. Elle souriait. « Ne vous inquiétez pas, Sam. Je vais mieux. Ce n’est pas parfait, mais je vais mieux. Regarde, Elsie, c’est facile. » D’un coup sec, elle enfonça l’aiguille dans l’extrémité de son pouce gauche, puis elle se pencha et fit tomber une goutte écarlate sur la carte d’Elsie. Avec le chas de l’aiguille elle retoucha la goutte pour dessiner un F assez réussi. « À votre tour, Sam.

— Non, je déteste les aiguilles.

— Mais vous êtes médecin.

— C’est bien à cause de ça que je suis devenue médecin, pour pouvoir piquer les autres, pas moi.

— Votre main, ordonna-t-elle d’une voix impérieuse. N’ayez pas peur. J’en ai pris une autre pour vous. » Je tendis la main avec mauvaise grâce et tressaillis quand elle enfonça l’aiguille dans le bout de mon pouce. Puis elle le pressa au-dessus de la feuille.

« J’imagine qu’il va falloir que j’écrive Samantha, ronchonnai-je.

— Un S suffira », corrigea Finn en riant.

Je donnai à la goutte de sang la forme d’un S.

« Et maintenant Elsie, déclara Finn.

— Je vais prendre le sang de maman. » Le ton était sans appel.

Finn fit sortir une autre goutte de mon pouce et Elsie l’étala. Le résultat de l’opération faisait penser à une framboise écrasée. Je regardai mon pouce.

« Ça fait mal.

— Laissez-moi voir », dit Finn. Elle me prit la main et examina mon pouce. Il y avait une pointe de rouge au bout. Elle se pencha et le fit disparaître d’un coup de langue, puis leva vers moi ses grands yeux noirs.

« Et voilà, déclara-t-elle. Dorénavant, nous sommes sœurs de sang. »