En à peine quelques semaines j’avais réussi à me construire une vie. J’avais une maison et un jardin. C’était une vieille maison carrée, d’apparence robuste, avec de grandes fenêtres, construite sur ce qui avait dû être un quai il y a longtemps. À présent, un marécage tristounet la séparait de la mer, sept cents mètres plus bas.
En novembre, durant les quelques jours bousculés qui avaient suivi l’achat de la maison, je m’étais renseignée auprès des agents immobiliers ainsi qu’au magasin de Lymne, à quelques kilomètres de là, et j’avais fini par trouver quelqu’un pour s’occuper d’Elsie. Linda était petite et menue ; elle avait le teint terreux et paraissait plus âgée que ses vingt ans. Elle habitait à Lymne, et, quoi qu’elle ne puisse se targuer de brillantes études, elle possédait les deux qualités qui m’importaient, à savoir le permis de conduire et un air calme et posé. Le jour où Elsie la vit pour la première fois, elle alla s’asseoir sur ses genoux sans un mot ; il ne m’en fallait pas plus. Dans le même élan il fut décidé que Sally, la meilleure amie de Linda, viendrait deux à trois fois par semaine faire le ménage.
L’école primaire la plus proche, St. Gervase, se trouvait à Brask, cinq kilomètres après Lymne. Je m’y étais rendue et j’avais regardé à la grille. Il y avait un terrain de jeu sur gazon, des fresques colorées au mur, et je n’y vis presque pas d’enfants en pleurs ou isolés dans leur coin. À la suite de quoi j’étais entrée dans l’école pour remplir les papiers d’inscription, et Elsie n’avait pas rechigné.
Tout s’était déroulé avec beaucoup trop de facilité, c’en était presque inquiétant. Je me retrouvai avec une vie d’adulte assortie au métier d’adulte dans lequel je m’apprêtai à faire mes premiers pas. À la mi-janvier, alors que la Grande-Bretagne reprenait une activité normale après la pause de Noël, et après que Danny eut passé cinq jours à la maison sans manifester le moindre désir de s’en aller, remplissant ma maison de canettes de bière et mon lit de sa chaleur, je me rendis à l’hôpital général de Stamford. J’avais rendez-vous avec l’adjoint du directeur administratif. Geoffrey Marsh avait à peu près mon âge. À la netteté impeccable de son costume on aurait dit qu’il était sur le point de présenter les informations. La superficie et l’élégance de son bureau auraient par ailleurs tout à fait convenu à un plateau de télévision. Je me sentis immédiatement gênée, mal habillée, ce qui était sans doute en partie l’effet recherché.
Geoffrey Marsh me prit la main – « Appelez-moi Geoff, Sam » – et me dit combien il était enchanté de mon arrivée au sein de l’hôpital, ainsi que du nouveau service que j’allais diriger. Il était convaincu que ce dernier allait servir de modèle dans les méthodes de gestion des patients. Il m’emmena à l’étage en dessous et me fit parcourir un certain nombre de couloirs pour me montrer l’aile encore vide que j’allais occuper. Il n’y avait presque rien à voir, sinon la grandeur de l’endroit. L’aile se situait au rez-de-chaussée, ce qui me convenait bien. D’une fenêtre on apercevait une tache de verdure. Tout cela était très prometteur.
« Qu’y avait-il ici auparavant ? » lui demandai-je.
Il secoua la tête comme si je me préoccupais là d’un détail sans importance.
« Retournons dans mon bureau. Il faut que nous mettions sur pied un certain nombre de réunions de réflexion, Sam. » Il utilisait mon nom comme une incantation.
« À quel sujet ?
— Au sujet du service.
— Vous avez lu la proposition que je vous ai remise ? Je pensais que les demandes de personnels et les protocoles thérapeutiques que j’avais formulés étaient suffisamment clairs.
— Je l’ai lue hier soir, Sam. Elle constitue un point de départ tout à fait passionnant. Soyez assurée de ma confiance sans réserve. J’ai la certitude absolue que votre service et vous-même allez promouvoir l’hôpital général de Stamford. C’est pourquoi je veux donner toutes ses chances à ce projet.
— Il faudra bien sûr que je sois mise en contact avec les services sociaux.
— Tout à fait, reprit Marsh, comme s’il n’avait pas entendu, ou comme s’il n’avait pas voulu entendre. Tout d’abord, je veux vous faire rencontrer mon directeur des ressources humaines, et vous introduire auprès du service de gestion du travail concerné par le programme actuel d’expansion. » Nous étions à présent de nouveau dans son bureau. « Je veux vous montrer la structure à fort influx énergétique que j’ai en tête. » Il dessina un triangle. « À ce point culminant… » Son téléphone se mit à sonner et il décrocha avec un froncement de sourcils. « Vraiment ? » Son regard se posa sur moi. « C’est pour vous. Un certain docteur Scott.
— Le docteur Scott ? » Interloquée, je pris l’écouteur qu’il me tendait. « Thelma, c’est vous ?… Mais comment avez-vous fait pour me trouver ici ?… Oui, bien sûr, si c’est important. Voulez-vous que nous nous retrouvions à Stamford… Très bien, comme vous préférez. Ça vous donnera l’occasion de découvrir mon nouveau style de vie. » Je lui donnai mon adresse et les instructions détaillées que je connaissais par cœur, à commencer par la troisième sortie au rond-point, puis le passage à niveau et les mares aux canards sans canards, avant de raccrocher. Marsh était déjà pendu à l’autre téléphone. « J’ai bien peur de devoir vous quitter. C’est urgent. » Il acquiesça et me gratifia d’un signe énergique pour me montrer qu’il était occupé. « Je vous appellerai la semaine prochaine. » Il hocha à nouveau la tête, apparemment absorbé par d’autres problèmes.
Je rentrai directement à la maison. La camionnette de Danny était encore dans l’allée mais il n’était pas là et sa veste de cuir ne pendait plus au crochet. Quelques minutes plus tard, Thelma arriva dans sa vieille Morris Traveler qui crachotait. Je souris de la voir remonter l’allée en tournant la tête de tous côtés pour prendre la mesure de l’endroit où j’avais atterri. Elle portait un jean et un long manteau de tweed. Thelma avait le don de rendre disgracieuse même la tenue la plus chic. Et pourtant elle ne me semblait jamais ridicule. Quand on avait fait des recherches sous sa direction, il était impossible de rire du personnage. J’ouvris la porte et je la pris affectueusement dans mes bras, ce qui requérait une certaine dextérité dans la mesure où elle était beaucoup plus petite que moi.
« Je vois bien la maison, dit-elle. Mais où sont les ormes ?
— Si vous voulez faire le tour de la maison je peux vous montrer les souches. Les arbres ont été les premières cibles des bestioles dès leur descente du ferry hollandais.
— Vous m’en bouchez un coin, reprit-elle. Des champs tout verts, le silence, un jardin. De la boue.
— C’est beau, non ? »
Elle me répondit d’un haussement d’épaules peu convaincu et passa devant moi pour se diriger vers la cuisine.
« Un café ? proposa-t-elle.
— Faites comme chez vous.
— Comment avance votre livre ?
— Très bien.
— C’est si terrible que ça ? Danny est encore ici ?
— Oui. »
Sans rien me demander, elle ouvrit le placard à provisions et en sortit un paquet de café moulu et des biscuits. Elle versa un nombre impressionnant de cuillères à café dans la cafetière. Puis elle ajouta une pincée de sel.
« Une pincée de sel, expliqua-t-elle. C’est mon secret pour faire un bon café.
— Et quelle est la raison secrète de votre présence ici ?
— J’ai fait un peu de recherches pour les services de la justice. Nous examinons la pathologie neurologique qui commande les phénomènes de remémoration chez les enfants. Il s’agit d’évaluer si l’on peut accepter le témoignage de petits enfants dans un procès criminel. » Elle versa le café dans deux tasses avec une concentration toute théâtrale. « Un des avantages quand on devient membre du gratin c’est qu’on vous propose des billets pour des attractions auxquelles vous n’aviez pas droit avant.
— Ça a l’air sympa. Vous êtes ici pour m’inviter à l’opéra ?
— Un autre avantage, c’est que des gens vous appellent avec des requêtes bizarres. Hier, quelqu’un m’a demandé des renseignements à propos des affections post-traumatiques, sujet sur lequel je ne suis absolument pas compétente. »
Je ne pus m’empêcher de rire.
« Bienheureux le médecin qui sait au moins qu’il ne connaît rien aux affections post-traumatiques !
— Et ce n’est pas tout. Sa question concernait un problème qui est survenu à Stamford. J’ai été frappée par la coïncidence remarquable qui voulait que la personne la plus compétente que je connaisse dans ce domaine vienne justement de s’installer à deux pas de Stamford, et c’est pour ça que je suis venue vous rendre visite.
— Vous me flattez. En quoi puis-je vous être utile ? »
Thelma croqua dans un biscuit et fronça les sourcils.
« Vous devriez conserver vos biscuits dans une boîte hermétique. Si vous les laissez dans leur paquet, ils ramollissent. Comme celui-là. » Ce qui ne l’empêcha pas de le finir.
« Pas si vous mangez le paquet entier dans la journée.
— Nous sommes en présence d’une jeune fille de dix-neuf ans dont les parents ont été assassinés. Elle aussi a été attaquée, mais elle a survécu.
— Si je fais appel à mes fameuses compétences analytiques, il me semble que je devine à quelle affaire vous faites allusion. C’est le meurtre de ce patron d’industrie pharmaceutique, ce milliardaire, et de sa femme.
— Oui. Vous le connaissiez ?
— J’ai peut-être utilisé un de ses shampooings à l’occasion.
— Donc vous êtes au courant des détails de l’affaire. La vie de Fiona Mackenzie n’est pas en danger. Mais elle parle à peine. Elle a refusé la moindre visite. D’après ce que j’ai compris, elle n’a pas d’autre famille dans le pays, mais elle refuse de voir ses amis.
— Vous voulez dire qu’elle ne veut voir personne, absolument personne ? Je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais il faudrait l’encourager à rétablir certains liens avec sa vie d’avant.
— Elle a autorisé son médecin de famille à lui rendre visite. Je crois que c’est tout.
— C’est déjà un début.
— Quels seraient vos conseils dans un cas pareil ?
— Voyons, Thelma. Je ne peux pas croire que vous avez fait tout le chemin depuis Londres pour me demander des conseils au sujet d’un patient dont le cas ne m’est connu qu’à travers les journaux. Que se passe-t-il ? »
Thelma sourit et se resservit une tasse.
« Il y a un problème. La police estime qu’elle est sans doute encore en danger. Elle pourrait à nouveau être la cible des gens qui ont tué ses parents et tenté de l’assassiner. Il va falloir lui trouver un lieu d’accueil relativement sûr. Je voulais savoir ce qui conviendrait le mieux à quelqu’un qui a souffert ce qu’elle a souffert.
— Vous voulez que je la voie ? »
Thelma secoua la tête.
« Rien de tout cela n’est officiel. Je ne demande rien de plus que vos premières impressions.
— Par qui est-elle suivie ? Par Colin Daun, j’imagine ?
— Oui.
— C’est un très bon médecin. Pourquoi ne pas lui demander à lui ?
— C’est votre avis que je veux.
— Vous savez bien ce que je vais répondre. Le mieux pour elle serait de se retrouver dans un environnement familier, entourée de membres de sa famille ou d’amis.
— Elle n’a plus de famille. Nous avons envisagé la possibilité de la confier à des amis, mais la question ne se pose pas dans la mesure où elle a catégoriquement rejeté la proposition.
— Eh bien, je ne pense pas qu’il soit très bon pour elle de rester longtemps à l’hôpital.
— Et quoi qu’il en soit, ce n’est pas très pratique. » Thelma vida sa tasse. « Vous avez là une charmante maison, Sam. Elle est grande, non ? Et puis calme aussi.
— Non, Thelma.
— Je ne vous…
— Non.
— N’allez pas trop vite, répliqua Thelma, d’un ton à présent plus insistant. Nous sommes en présence d’une jeune fille sérieusement perturbée. Attendez que je vous aie appris ce que je sais à son sujet. Après, vous pourrez dire non. » Elle s’adossa à sa chaise pour rassembler ses idées. « Fiona Mackenzie a dix-neuf ans. C’est une jeune fille intelligente, qui obtient de bons résultats au lycée, sans briller particulièrement pour autant. Apparemment elle s’est toujours montrée soucieuse de plaire et de se conformer à ce qu’on attendait d’elle. On peut donc parler d’une jeune fille un peu anxieuse, en d’autres termes. J’ai cru comprendre qu’elle était un tant soit peu dominée par son père, qui avait une personnalité très imposante. Depuis sa puberté, elle a toujours été un peu forte. » Je revis le visage rond et souriant de la jeune fille entrevu aux informations. « À l’âge de dix-sept ans elle a fait une dépression, et elle a passé six mois dans un service psychiatrique privé hyperchic en Écosse. Pendant son internement elle a perdu environ la moitié de son poids et sa tendance à la gourmandise s’est transformée en anorexie. Elle a failli en mourir.
— Depuis combien de temps en est-elle sortie ?
— Elle a quitté l’institution l’été dernier, après avoir manqué son dernier trimestre et la session d’examens. Je crois qu’il était question de l’inscrire dans une boîte privée pour qu’elle repasse ses examens cette année. Immédiatement après son retour d’Écosse elle est partie quelques mois faire le tour de l’Amérique du Sud. Je suppose que ses parents entendaient ainsi marquer un nouveau départ pour elle. Elle en est rentrée il y a à peine quelques semaines. Apparemment les gens qui ont commis ces crimes ne s’attendaient pas à la trouver là. C’est peut-être le point faible dans cette enquête. D’où le danger qui la guette. D’où aussi le fait qu’elle ait besoin d’aide. Ça ne vous intrigue pas ?
— Désolée, Thelma, la réponse est non. Pendant les dix-huit mois qui se sont écoulés je n’ai jamais réussi à voir Elsie en dehors des week-ends, et dès qu’elle s’endormait le samedi et le dimanche il fallait que je me précipite pour rédiger des rapports jusqu’à deux heures du matin. La seule chose qui me reste de cette époque, c’est le souvenir de migraines dans un brouillard de fatigue. Si vous avez vraiment envisagé que je puisse recevoir chez moi une adolescente traumatisée, dans la maison où vit ma propre fille – et ce parce qu’elle est en danger, laissez-moi vous dire que vous vous êtes fourré le doigt dans l’œil. »
Thelma baissa la tête en signe de compréhension, mais je la connaissais suffisamment pour savoir qu’elle n’était pas convaincue.
« Comment va la petite Elsie, au fait ?
— Elle est têtue et désobéissante. Rien de bien nouveau. Elle vient de commencer à sa nouvelle école. » J’étais contrariée par l’expression intéressée de prédateur qui s’était dessinée sur le visage de Thelma à la mention d’Elsie et de la maison. Il fallait que je passe à autre chose. « Vos recherches ont l’air tout à fait passionnantes.
— Mmmm, murmura-t-elle, refusant de se voir entraîner sur un autre terrain.
— J’ai dirigé quelques travaux portant sur le traumatisme chez les enfants. Ça pourrait vous intéresser, poursuivis-je, butée. Vous savez certainement que les enfants revivent les expériences traumatiques par l’intermédiaire de jeux répétitifs. Une équipe dans le Kent tente de mesurer l’effet que cela produit sur leur souvenir de l’événement traumatique.
— Ce ne sont donc pas vos propres travaux.
— Non, répondis-je en riant. La somme de mes recherches sur la mémoire enfantine se résume à un jeu mnémonique auquel je joue avec Elsie.
— Un quoi ?
— Un jeu mnémonique. Avec un m. Je le fais juste pour m’amuser, mais j’ai toujours été intéressée par les systèmes qui permettent d’organiser les processus mentaux, et celui-là est un des plus anciens. Elsie et moi avons inventé une maison imaginaire, nous savons dans nos têtes à quoi elle ressemble. Nous arrivons à nous souvenir d’objets en les plaçant dans différents endroits de la maison, et en les retirant de leur place quand nous voulons nous les rappeler. »
Thelma fit une moue dubitative.
« Elle y arrive ?
— Avec une facilité surprenante. Quand elle est de bonne humeur nous pouvons mettre un objet sur la porte, un autre dans la cuisine, dans les escaliers, et ainsi de suite, et plus tard elle se souvient généralement de chacun d’eux.
— Ça paraît être une rude tâche pour une enfant de cinq ans.
— Je ne le ferais pas si elle n’aimait pas ça. Elle est très fïère d’y arriver.
— Ou de vous faire plaisir », corrigea Thelma. Elle se leva. La petite femme boulotte était ébouriffée et couverte de miettes. « À présent je dois y aller. Si vous avez d’autres idées à propos de notre problème, passez-moi un coup de téléphone.
— D’accord.
— Accrochez donc un mouchoir à la porte de la maison imaginaire d’Elsie, histoire de ne pas oublier. »
Je me sentis obligée d’ajouter quelque chose.
« Vous savez, quand je suis devenue médecin, j’avais l’idée que j’allais faire du monde un endroit plus sain, plus rationnel. Il m’arrive de penser que, lorsque j’ai commencé à traiter des patients victimes de traumatismes, j’ai laissé tomber le monde pour tenter plus modestement d’aider les gens à vivre avec.
— C’est tout à fait honorable », répondit Thelma.
Je la raccompagnai jusqu’à la porte et la regardai rejoindre sa voiture. Je m’attardai sur le seuil quelques minutes encore après son départ. C’était une idée ridicule, tout à fait hors de question. Je m’assis sur le canapé et me mis à y réfléchir.