12

« Elle me considère comme un fainéant. Pourquoi veux-tu que je sois poli avec elle ?

— Mais tu es un fainéant. Débrouille-toi simplement pour ne pas te montrer tout à fait odieux. Ou alors tu peux aller faire une longue balade et cesser de me tourner dans les pattes. »

Danny m’entoura la taille de ses bras alors que j’étais penchée sur l’évier et me mordilla l’épaule.

« J’ai faim et je n’ai pas envie de sortir.

— Tu vois bien que je fais la vaisselle », répondis-je, agacée. Danny me portait sur les nerfs aujourd’hui, tout comme hier. Après le retour des funérailles, nous en avions longtemps parlé à Finn, et Michael Daley était resté prendre un verre. Danny n’avait cessé de lui envoyer des regards de travers, comme si lui et moi avions passé la journée dans un lit et pas à un enterrement. Michael s’était lui aussi montré nerveux en présence de Danny. Ensuite, après avoir mis Elsie au lit, Danny et moi connûmes des retrouvailles passionnées. Malgré cela, les deux jours suivants ne s’étaient pas très bien passés. Il avait traîné comme à son habitude, il s’était levé tard, avait engouffré d’énormes petits déjeuners tandis que Sally faisait le ménage autour de lui, il était allé se coucher au petit matin pour me réveiller en m’attirant à lui, l’haleine empestée de bière, et tout cela m’avait irritée. Il n’avait fait aucun effort pour Finn, sans se montrer réellement grossier pour autant, ce qui m’avait également énervée. Il avait laissé ses assiettes sales dans l’évier, entassé son linge sale dans un coin de ma chambre, presque vidé le frigo sans rien remplacer, mais de me sentir m’agacer de tout cela m’irritait également, et je me reprochais d’être si chochotte. Pouvais-je en vouloir à Danny d’être ce qu’il était ? « Tu ne pourrais pas mettre la table, enfin me donner un coup de main, quoi ! marmonnai-je.

— Mettre la table. Elle n’a qu’à chercher elle-même sa fourchette dans le tiroir. Elle ne sera pas là avant au moins un quart d’heure. Tu ne veux pas monter ? » À présent il avait glissé ses mains sous ma chemise.

Je repoussai ses bras pressants de mes mains pleines de savon.

« Elsie et Finn sont à côté.

— Elles n’ont pas fini leur puzzle.

— C’est agréable de l’avoir parmi nous, non ? »

Danny me lâcha et alla s’asseoir lourdement à table. « Vraiment ? grommela-t-il.

— Qu’est-ce que tu trouves à y redire ?

— Oh, pour l’amour du ciel ! » Son bras dessina un grand cercle dans l’air. « Je n’ai pas envie de discuter de ta patiente. »

Je sortis cinq fourchettes du panier en plastique rangé à côté de l’évier et les lâchai bruyamment sur l’assiette posée devant lui.

« La quiche est dans le frigo. Mets-la au four. Il y a de la glace dans le congélateur. Je crois que tu es jaloux d’elle.

— Et pourquoi je serais jaloux ? » Maintenant Danny avait croisé les bras sur sa poitrine et me regardait droit dans les yeux.

« Parce que je l’aime bien et Elsie aussi et parce que tu n’as plus tant l’impression d’être le roi au château quand tu daignes venir nous rendre visite ici à la cambrousse, voilà pourquoi.

— Et tu sais ce que je crois, moi ? Je crois que tu as arrêté de séparer la maison et le travail. Et du coup ça complique tout. Et pendant que tu y es, pense aussi un peu à ça : déjà je dois me battre avec un mort pour gagner ton amour, et maintenant avec une gamine invalide. Comment veux-tu que je m’en sorte ? »

Plusieurs coups sonores nous parvinrent de la porte d’entrée. Pour une fois je remerciai intérieurement Roberta d’être arrivée en avance.

Je suis parfois injuste à l’égard de Roberta, parce que j’ai peur des sentiments emmêlés et contradictoires que j’ai toujours entretenus à son égard. Je ne veux pas savoir si elle est malheureuse. Quand nous étions enfants, on disait que Roberta était jolie et moi intelligente. On ne lui a jamais laissé la moindre chance. C’était elle qui portait des robes roses et, sur les étagères de sa chambre, s’alignaient des rangées de poupées. Moi, je portais des pantalons (même si, à mon grand énervement, c’étaient des fuseaux sans poches avec un élastique sous le pied) et je lisais des livres sous mes couvertures à la lumière d’une lampe de poche. Elle peignait ses ongles manucurés de vernis nacré (moi, je les rongeais), arborait de jolis chemisiers et s’épilait les sourcils. Quand sa poitrine commença à poindre, maman et elle firent une excursion spéciale dans un grand magasin pour lui acheter de charmants petits soutiens-gorge avec des culottes assorties. Quand elle eut ses premières règles, ses serviettes hygiéniques et ses taches de sang furent enrobées d’un parfum de mystère et de prestige. Petite, elle manquait d’assurance, et elle entra peu à peu dans la féminité avec bravoure et crainte, comme s’il s’agissait là de sa terrible vocation.

Alors que, jeune interne en médecine, je passais mes week-ends à assurer mon service de soixante-douze heures à l’hôpital de Sussex, sur la rivière, elle était mère et vivait à Chigwell, et, tandis que j’entrais dans l’âge mûr plus maigre et les joues moins roses, elle y arrivait plus ronde et plus lasse. Son mari la surnommait « Bobsie » et m’avait avoué un jour que ma sœur faisait les meilleurs scones de l’Essex. Mais elle, à quoi pensait-elle en me regardant ? Voyait-elle en moi un médecin de renom ou une mère famélique affublée d’un petit copain occasionnel et vulgaire, mal coiffée avec ses cheveux rouges, même pas capable de préparer une quiche quand sa sœur vient manger chez elle ?

« Et tu apprécies ton séjour auprès de Sam, Fiona ?

— C’est sympa. »

Finn avait à peine touché à son assiette. On dit qu’un anorexique ne se réforme jamais, comme les alcooliques et les fumeurs. Elle avait passé le repas assise, un petit sourire anxieux aux lèvres, tandis que Danny, avachi sur sa chaise, tentait quelques paroles charmeuses, que je promenais une mine boudeuse, et que Bobbie lançait des remarques enjouées pour dire que nous devrions tous nous voir plus souvent.

« Tu aimes la campagne, ou préfères-tu la ville ? » À force de vouloir jouer les bonnes maîtresses de maison, soucieuse que tout se passe bien, Bobbie donnait l’impression de parler à une gamine de six ans.

« Je ne sais pas…

— Tata. » Elsie avait insisté pour s’asseoir si près de Roberta qu’elle était pratiquement fourrée sur ses genoux. Ses petits coudes acérés aiguillonnaient ma sœur à chaque fois qu’elle amenait une pleine cuillerée de glace au chocolat jusqu’à sa bouche barbouillée et avide.

« Oui, Elsie ?

— Tu sais ce que je ferai quand je serai grande ? »

C’était le genre de conversations avec lesquelles Bobbie était à l’aise. Elle se détourna des trois adultes qui lui faisaient face.

« Voyons voir. Tu veux être docteur comme maman ?

— Nan-an-an-an.

— Euh, infirmière ?

— Nan.

— Ballerine ?

— Nan. Tu donnes ta langue au chat ? Je veux être une maman, comme toi.

— Oh, ma chérie, c’est très gentil, ça. »

Danny esquissa un sourire narquois et se servit une nouvelle boule de glace, qu’il aspira bruyamment. Je lui jetai un regard furieux.

« Tu es son modèle, Roberta », dit-il.

Bobbie sourit d’un air incertain. Nous sommes en train de nous moquer d’elle, pensai-je.

« Je vais débarrasser, proposa-t-elle en empilant les assiettes dans un discret fracas.

— Je m’occupe du café, acquiesçai-je, et ensuite peut-être que nous pourrions aller nous promener.

— Pas moi, intervint Danny. Moi, je crois que je vais rester traîner à l’intérieur. C’est la seule chose que j’aime véritablement faire, pas vrai, Sammy ? »

Finn nous suivit à la cuisine, deux verres à la main en guise de prétexte. Elle se tourna vers ma sœur qui frottait la vaisselle avec vigueur.

« Où avez-vous trouvé votre pull ? lui demanda-t-elle. Il est joli ; il vous va bien. »

Je m’arrêtai net au milieu de la pièce, la bouilloire à la main. Bobbie sourit, ravie, embarrassée.

« Dans un petit magasin près de chez nous, en fait. J’avais peur qu’il ne me grossisse un peu.

— Pas du tout », dit Finn.

Je me sentis submergée par une vague d’émotions : de la stupéfaction devant l’aplomb de Finn, de la honte parce que je négligeais Bobbie, une tendresse monumentale pour cette sœur qu’une petite remarque de rien pouvait rendre si heureuse. Puis j’entendis Bobbie demander à Finn ce qu’elle étudiait. Un coup de sonnette retentit, suivi d’un murmure de voix, et Danny apparut à la porte.

« Il y a un type qui s’appelle Baird, annonça-t-il.

— Dis-lui de venir dans la cuisine. Est-ce que tu peux emmener les autres au salon ?

— C’est ça, traite-moi comme un connard de maître d’hôtel ! » Il jeta un coup d’œil en direction de Roberta. « Je veux dire, un crétin de maître d’hôtel. »

Baird était assis dans la cuisine. Il tripatouillait une tasse.

« Vous voulez un café, pendant que j’y suis ?

— Non merci. Il faudrait s’occuper de votre ventilateur. Ça vous débarrasserait des odeurs de cuisine. Je peux y jeter un coup d’œil si vous voulez. Le démonter. »

Je m’assis en face de lui.

« Quel est le problème ?

— Je passais, c’est tout.

— Personne ne “passe” près des Ormeaux.

— Le docteur Daley me dit que Miss Mackenzie montre quelques signes d’amélioration.

— En effet.

— A-t-elle dit quoi que ce soit au sujet du meurtre ?

— Rupert, il est arrivé quelque chose ?

— Tout va bien, répondit-il d’un ton neutre. Je voulais juste voir comment les choses se déroulaient pour vous.

— Nous allons bien nous aussi. »

Il se leva comme pour partir.

« Je voulais juste vous dire, ajouta-t-il comme s’il venait de s’en souvenir, vous demander de rester vigilante.

— Bien entendu.

— Ce n’est pas qu’on craigne quoi que ce soit, mais au cas où vous remarqueriez quelque chose d’inhabituel, ou si Miss Mackenzie faisait une révélation, faites le 999 et demandez le poste 2243 au commissariat général de Stamford. C’est le moyen le plus rapide de me joindre, jour et nuit.

— Mais de toute façon je n’aurai pas à appeler ce numéro, Rupert, puisque vous m’avez bien expliqué que cette situation était absolument sans danger et que je n’avais pas à m’inquiéter.

— Tout à fait. Et ça n’a pas changé, même si nous n’avons toujours pratiqué aucune arrestation, contrairement à nos premiers espoirs. Est-ce la seule porte qui mène à l’extérieur, à part la porte d’entrée ? » Il prit la poignée et l’essaya. Elle ne semblait pas très solide.

« Voulez-vous que j’y mette des barreaux ?

— Bien sûr que non.

— Rupert, vous ne croyez pas que ça pourrait aider si vous me disiez qui vous recherchez ?

— Nous ne recherchons personne en particulier pour l’instant.

— Avez-vous un suspect, une description, un portrait-robot… ?

— Nous enquêtons sur diverses possibilités.

— Rupert, il ne va rien se passer ici. Personne ne s’intéresse à Finn, et personne ne sait qu’elle est ici.

— C’est ainsi qu’il faut voir les choses.

— Mais enfin, Rupert, il y a eu cet incendie dans un parking à camions l’autre jour. Combien de remorques à veaux ont été détruites ? Quarante ?

— Trente-quatre camions ont été touchés à des degrés divers.

— Est-ce que vous ne feriez pas mieux d’aller titiller ces libérateurs d’animaux plutôt que de vous en prendre à moi ?

— Je crois que certains de mes collègues poursuivent des recherches dans cette voie. En fait… » La phrase mourut sur ses lèvres.

« Vous avez un suspect ? Quelle est la raison de votre présence ici ?

— Nous poursuivons nos recherches. Il faut que j’y aille à présent. Je vous tiendrai au courant.

— Vous voulez voir Finn ?

— Il vaudrait mieux pas. Je ne voudrais pas l’inquiéter. » Je le raccompagnai à sa voiture. Il me vint une idée.

« Vous avez des nouvelles de Mrs Ferrer ?

— Non.

— Elle voulait voir Finn, lui apporter des affaires. Je me suis dit que ça pourrait lui faire plaisir.

— Ce n’est sans doute pas une très bonne idée dans l’immédiat.

— J’ai pensé que je pourrais peut-être aller la voir. Ça m’ennuie que personne ne lui ait apporté le moindre secours. Et j’aimerais aussi lui parler de la famille, de Finn. Je me demandais si vous pourriez me donner son adresse. »

Baird s’arrêta et se retourna pour regarder la maison, apparemment perdu dans ses pensées. Il se frotta les yeux.

« Je vais y réfléchir. »

Nous nous serrâmes la main. Il retint la mienne une fraction de seconde. Je crus qu’il allait dire quelque chose, mais il garda le silence et se contenta de me faire un petit signe de tête en guise d’au revoir. En repartant vers la maison, j’aperçus le visage pâle de Finn à la fenêtre de sa chambre. Je n’allais pas me laisser désarçonner si facilement. Et tout ce qui pouvait retarder un peu mon retour auprès de Danny et de Roberta comportait à mes yeux un attrait supplémentaire. Je décrochai le téléphone et j’appelai Michael Daley.