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« Après toi.

— Ah non, je t’en prie.

— Pour l’amour du ciel, sers-toi, espèce d’andouille. »

Ils étaient agglutinés autour de la machine à café. Les uniformes et les costumes se débattaient pour attraper le sucre ou le lait. Ils étaient pressés. Dans la salle de conférence, qui n’était que rarement utilisée, le nombre de sièges était limité et personne ne voulait manquer l’occasion.

« C’est un peu tôt pour une réunion de mise au point, non ?

— C’est le commissaire qui l’a voulu.

— N’empêche, il me semble que c’est un peu tôt. »

 

La salle de conférences se trouvait dans la nouvelle extension du commissariat central de Stamford. Tout n’y était que formica et néons, et on entendait bourdonner le chauffage central. Le commissaire Bill Day avait fixé une réunion générale à onze heures quarante-cinq le jour de la découverte des corps. Les stores avaient été relevés, dévoilant de l’autre côté de la rue un immeuble de bureaux dont les vitres miroitantes reflétaient un ciel d’hiver dégagé. Un appareil de rétroprojection et une caméra vidéo occupaient le coin le plus éloigné de la salle. Des officiers entreprirent de défaire les piles de chaises en plastique pour les installer autour de la longue table.

L’inspecteur principal Frank Baird, dit Rupert, se fraya un passage entre les officiers attroupés – il dépassait la plupart d’entre eux d’une bonne tête – et vint s’asseoir au bout de la table. Il déposa devant lui une pile de dossiers et consulta sa montre en se passant sur la moustache un doigt songeur. Bill Day entra dans la pièce, en compagnie d’un homme plus âgé vêtu d’un uniforme ; il se fit immédiatement un silence attentif. Day alla s’asseoir à côté de Rupert Baird, mais l’homme en uniforme demeura volontairement debout près de la porte, légèrement adossé contre le mur. Ce fut Bill Day qui prit la parole le premier.

« Bonjour, messieurs… et mesdames. » Il venait de croiser le regard ironique de l’agent Pam MacAllister, assise à l’opposé. « Nous ne vous retiendrons pas longtemps. Il s’agit simplement d’une réunion préliminaire. » Il marqua une pause pour observer les visages qui le fixaient autour de la table. « Écoutez, les enfants, soyons clairs. Nous n’avons pas droit à l’erreur. » Il y eut des hochements de tête. « J’aimerais profiter de l’occasion pour vous présenter le commissaire principal Anthony Cavan, que la plupart d’entre vous ne connaissent pas. »

L’homme en uniforme debout près de la porte accueillit d’un petit signe de tête les regards qui se tournèrent vers lui.

« Merci, Bill. Bonjour tout le monde. Je suis ici pour la conférence de presse, mais je tenais à passer vous voir, histoire de vous encourager. Faites comme si je n’étais pas là.

— D’accord, reprit Bill Day, un léger sourire aux lèvres. J’ai demandé à l’inspecteur principal Baird de conduire la réunion. Rupert ?

— Je vous remercie, monsieur, enchaîna Baird en remuant d’un air assuré des papiers posés devant lui sur le bureau. Cette réunion a pour but d’établir la clarté sur cette affaire dès le départ. La police de Stamford va faire l’objet d’une grande attention médiatique. Il importe de ne pas nous ridiculiser en public. Souvenez-vous de l’affaire Porter. » Tout le monde connaissait l’affaire en question, ne serait-ce que de réputation : les documentaires télévisés, le procès en appel, les livres, les retraites anticipées, les mutations. L’atmosphère s’était nettement refroidie. « Je vais essayer de faire le point le plus rapidement possible. » Il mit ses lunettes et se plongea dans ses notes. « Les corps ont été trouvés vers huit heures trente ce matin, jeudi 18 janvier. Les victimes sont Leopold Victor Mackenzie et sa femme Elizabeth. Mr Mackenzie était le président de la société Mackenzie et Carlow. Ils fabriquent des produits pharmaceutiques, des médicaments, ce genre de choses. Leur fille Fiona a été conduite à l’hôpital général de Stamford.

— Est-ce qu’elle va survivre à ses blessures ?

— Je n’ai pas eu de nouvelles de l’hôpital. Nous l’avons placée dans une chambre sous haute surveillance, avec un droit de visite très limité. C’est son médecin de famille qui a insisté là-dessus et nous pensons qu’il a raison. Deux agents montent la garde devant sa porte.

— A-t-elle dit quoi que ce soit ?

— Non. C’est la femme de ménage espagnole de la famille, Mrs Ferrer, qui a prévenu la police, peu après huit heures et demie. L’endroit a été bouclé dans les dix minutes qui ont suivi. Mrs Ferrer se trouve en ce moment même dans nos locaux.

— Est-ce qu’elle a vu quelque chose ?

— Apparemment non. Elle… »

Baird s’interrompit et leva les yeux en entendant la porte s’ouvrir. Un homme d’âge mûr affublé de lunettes à monture métallique pénétra dans la pièce, les cheveux en bataille. Il tenait une sacoche rebondie à la main et haletait.

« Philip, je vous remercie d’être passé, dit Baird. Quelqu’un pourrait-il lui donner une chaise ?

— Je n’ai pas le temps de m’asseoir. Je viens de rentrer de la maison et je suis en route pour Farrow Street. Je veux qu’on y amène les corps sans attendre. Je n’ai qu’une minute à vous accorder. Et de toute façon, je ne crois pas pouvoir vous être d’une quelconque utilité pour l’instant.

— Je vous présente le docteur Philip Kale, notre médecin légiste, expliqua Baird aux agents présents. Qu’êtes-vous en mesure de nous apprendre ? »

Le docteur Kale posa sa sacoche par terre et fronça les sourcils.

« Comme vous le savez, je me dois en tant que médecin légiste de ne pas construire de théories prématurées. Cependant… – il se mit à marquer les étapes de sa présentation avec ses doigts. D’après le premier examen pratiqué sur les corps sur le lieu du crime, les deux assassinats présentent des similitudes frappantes. Cause du décès : anoxie par hémorragie massive, due aux blessures pratiquées à la gorge, que certains d’entre vous ont pu voir. Les victimes ont été tuées d’une incision faite dans le cou avec une lame, sans doute effilée, d’au moins deux centimètres de longueur. Il peut s’agir de n’importe quel instrument, d’un simple canif à un couteau à découper la viande. Conclusion : homicide.

— Pouvez-vous nous indiquer l’heure du décès ?

— Pas avec précision. Comprenez bien que tout ce que je vous dis là est tout à fait préliminaire. » Il s’arrêta un instant. « Quand j’ai examiné les corps sur le lieu du crime, le processus hypostatique avait démarré sans être complètement développé. Si je devais formuler une hypothèse, je dirais que la mort est survenue au moins deux heures avant la découverte des corps, mais pas plus de cinq ou six heures plus tôt. Certainement pas au-delà de six heures.

— La fille n’aurait pas pu survivre cinq heures la gorge tranchée, vous ne croyez pas ? »

Le docteur Kale réfléchit.

« Je ne l’ai pas examinée. Sans doute pas.

— Y a-t-il autre chose que vous puissiez nous apprendre ? Un détail concernant le crime ? »

Un très léger sourire se dessina sur les lèvres du médecin.

« La personne, homme ou femme, qui s’est servie du couteau a utilisé sa main droite et n’éprouve aucune aversion handicapante à la vue du sang. À présent je dois y aller. Les autopsies devraient être terminées d’ici au milieu de l’après-midi. Je vous enverrai mon rapport. »

Après son départ, la salle s’emplit de murmures. Baird ramena le silence en donnant plusieurs petits coups sur le bureau.

« Est-ce qu’on a obtenu une information, la plus infime soit-elle, des gens qui se trouvaient sur les lieux ? »

Plusieurs agents remuèrent la tête.

« J’ai parlé à la femme de ménage. »

C’était le détective Chris Angeloglou qui avait pris la parole.

« Et alors ?

— Elle m’a dit qu’avant-hier Mrs Mackenzie avait donné une réception. Deux cents personnes y étaient présentes. Ce n’est pas une très bonne nouvelle pour nous. Désolé.

— Bon Dieu. Vous l’avez dit à Foster ?

— Oui.

— Eh bien, il va devoir s’en occuper avec son équipe. Il va nous falloir une liste des invités.

— J’y travaille déjà.

— C’est bien. Nous n’avons pas encore trouvé le moindre signe indiquant que les portes aient pu être forcées. Mais nous n’en sommes qu’au tout début. Et puis, de toute façon, leur porte d’entrée ne présente aucune résistance. N’importe qui pourrait l’ouvrir avec une carte de crédit ou une règle en plastique. Un examen rapide des pièces a révélé que les tiroirs et les armoires avaient été fouillés. Il y a beaucoup de dégâts. Des photographies ont été déchirées et réduites en morceaux.

— Le meurtrier cherchait quelque chose en particulier ?

— Ne nous lançons pas dans des hypothèses avant d’avoir rassemblé toutes les informations et de les avoir recoupées. Je ne veux pas que vous vous mettiez à chercher des indices dans le but de prouver une théorie. Il me faut tous les indices d’abord. Après, vous pourrez commencer à échafauder des hypothèses. » Il jeta un coup d’œil sur ses notes. « Qu’avons-nous d’autre ? Il y avait ce mot sur le mur, écrit avec le rouge à lèvres de Mrs Mackenzie. “Porcs”.

— Manson, lança le détective Angeloglou.

— Pardon ?

— Il me semble que c’est ce que le gang de Manson avait écrit sur le mur avec du sang le jour où ils ont tué tous ces gens en Californie. C’est tiré d’une chanson des Beatles.

— OK, Chris. Vous allez me vérifier ça. Mais ne vous laissez pas emporter. C’est sans doute un cul-de-sac. Voilà donc où nous en sommes pour le moment, et ce n’est pas terrible. Je ne vais pas tarder à mettre fin à cette réunion. Si vous passez ensuite voir Christine, elle vous remettra une copie du tableau de service. Il va falloir passer au peigne fin le moindre centimètre de la maison, faire du porte-à-porte pour interroger les voisins, aller chez Mackenzie et Carlow pour parler avec quelqu’un de la société, et interroger les gens qui se trouvaient à la réception. Nous avons déjà envoyé des agents à la gare et nous avons établi des barrages sur Tyle Road pour trouver d’éventuels témoins. J’espère qu’on attrapera les salopards qui ont fait ça dans les vingt-quatre heures. Si jamais on n’y arrive pas, je veux le maximum d’informations pour étayer l’enquête. Des questions ?

— Avaient-ils des ennemis ?

— Pourquoi croyez-vous que nous faisons une enquête ?

— Y avait-il beaucoup d’objets précieux dans la maison ?

— C’est à vous d’aller vérifier ça. Vous êtes policier, non ?

— C’est peut-être très simple, monsieur. »

Les sourcils broussailleux de Baird s’élevèrent à quarante-cinq degrés. Tous les regards se tournèrent en direction de Pam MacAllister, qui était assise tout au bout de la table.

« N’hésitez pas à nous apporter vos lumières, agent MacAllister.

— Si elle survit à ses blessures, la fille nous dira sans doute ce qui s’est passé.

— À la bonne heure, répondit sèchement Baird. En attendant, tant qu’elle ne sera pas en mesure de nous faire une déclaration, nous allons agir comme si nous étions des hommes de terrain. Des femmes de terrain dans votre cas. En tout cas, moi, je vais m’y employer. »

Pam MacAllister rougit mais s’abstint de répondre.

« Bien, reprit Baird, tout en rassemblant ses papiers avant de se lever. Si vous tombez sur la moindre information significative, passez me voir. Mais ne venez pas me déranger pour rien. »