11

Debout côte à côte devant le miroir en pied de ma chambre, nous avions l’air de deux sorcières prêtes à se rendre au Sabbat. J’avais revêtu une longue jupe noire qui me descendait au-dessous du genou, une chemise de soie sauvage noire, une veste noire et, surprise de l’éclat flamboyant de mes cheveux roux qui ressortaient davantage encore sur ce sombre accoutrement, j’avais même mis un chapeau cloche noir. Finn portait son polo noir et je lui avais prêté une robe-tunique floue couleur charbon à mettre par-dessus. Elle lui arrivait aux mollets mais lui donnait pourtant l’air touchant et gracile, drapée dans les plis couleur encre. Sa chevelure lisse et lustrée m’arrivait à peine à l’épaule ; sous sa frange son visage paraissait pâle et ses lèvres un peu enflées. Soudain, sans jamais quitter des yeux son reflet dans la glace, elle émit un petit ricanement déconcertant ; une hanche osseuse affleura sous la tunique qui l’enveloppait. Si nous nous étions trouvées dans d’autres circonstances, j’aurais peut-être ri moi aussi et offert un commentaire ironique ou moqueur. Dans la situation présente, je gardai le silence. Qu’y avait-il à dire de toute façon ?

Hors champ, à l’exception d’un petit genou bien rond, Elsie était assise sur mon lit. Elle manquait l’école sous le prétexte d’un rhume qui consistait apparemment en un reniflement théâtral dispensé toutes les vingt minutes. Si je m’étais retournée – ce que je me retenais de faire parce qu’il me semblait qu’un drame subtil se jouait pour Finn devant le miroir – je l’aurais vue assise, les jambes ramassées sous les fesses, occupée à se draper dans les longs colliers de pacotille en perles rondes qu’elle péchait à pleines poignées dans une boîte. En l’état, je l’entendais simplement murmurer : « Oh, mais ça alors, c’est joli, je suis tellement fière de toi. Une vraie petite princesse. »

Dehors, il pleuvait. Quand il pleut, la campagne est encore plus détrempée que la ville. C’est à cause de toutes ces feuilles et de ces brins d’herbe qui retiennent d’autant plus l’eau. Et il en restait encore beaucoup en suspens dans l’air, comme si les marécages et la boue étaient déjà si imprégnés qu’il leur était impossible d’absorber la moindre humidité supplémentaire. C’était mon petit coin d’Angleterre, un petit coin indécis, incapable de choisir entre la mer et la terre. Un puissant bruit de moteur suivi du craquement mouillé du gravier signala l’arrivée d’une voiture.

« C’est Danny », soufflai-je. Elsie se laissa glisser à bas du lit que je n’avais pas fait, entraînant avec elle un duvet chiffonné ; des rangées superposées de verroterie colorée rebondissaient autour de son cou et une couronne de plastique rose s’échappa de ses cheveux en bataille tandis qu’elle se dirigeait vers l’escalier.

« Tu es sûre que c’est bien ce que tu veux ? » demandai-je une nouvelle fois à Finn. Elle acquiesça.

« Et tu es sûre de vouloir que je t’y accompagne ? Je ne pourrai pas m’asseoir près de toi, tu sais.

— Oui. »

J’étais moins convaincue que ce soit une bonne idée. Je sais que les funérailles nous aident à prendre conscience du fait que ceux que nous aimons sont morts et qu’ils ne reviendront pas ; je sais que c’est le moment de faire ses adieux à quelqu’un et de commencer son deuil. Je suis déjà allée à des funérailles – enfin, à un enterrement en particulier – où ça s’est avéré, où j’ai senti commencer à fondre en moi l’énorme bloc de glace du chagrin. Les mots familiers vous touchent, c’est vrai. Les visages autour de vous, ravagés par la même expression de douleur, vous introduisent dans une communauté de chagrin. En même temps, la musique, les sanglots retenus dans votre poitrine, le spectacle de cette longue boîte et la connaissance de ce qu’elle renferme s’emmêlent et se déversent en un chagrin qui marque le début du dégel.

Mais à cet enterrement-là, elle allait devoir affronter les regards insistants de policiers, de journalistes, de photographes et de curieux braqués sur elle. Il lui faudrait retrouver tous les gens dont elle s’était cachée depuis le jour où elle avait perdu ses parents. Nous y serions escortées par des agents en civil qui la protégeraient durant toute la cérémonie, jouant les gardes du corps auprès d’une jeune fille encore en danger. Les gens disent trop facilement qu’il faut se montrer fort face à une perte et prendre sur soi. Finn me semblait avoir plus besoin de protection que de se retrouver face à elle-même. L’évitement est une stratégie de défense courante et dangereuse chez les gens qui souffrent de dépression post-traumatique, et c’est sans conteste la stratégie qu’elle avait adoptée. Mais retrouver des habitudes sûres et apaisantes peut aussi se révéler la meilleure façon pour eux de commencer le travail de guérison.

« C’est à toi de décider, repris-je. Si tu veux y aller, dis-le-moi. D’accord ?

— Je voudrais juste… »

Elle n’acheva pas sa phrase.

« Dans ce cas, viens, je vais te présenter Danny. »

Elle me lança un regard implorant.

« Il ne va pas te mordre. Du moins, pas méchamment. »

Je pris Finn par la main et l’entraînai hors de la chambre. Plus tard, Danny rit en évoquant sa première rencontre avec Finn, ce tableau que nous formions elle et moi dans l’escalier, deux figures mélodramatiques vêtues de noir. Mais au moment où il nous entendit descendre, il se contenta de lever la tête dans notre direction sans sourire, laissant glisser ses cheveux sur ses épaules. De même, Finn ne sourit pas, mais elle ne montra pas non plus la moindre hésitation. Elle me lâcha la main et nous nous approchâmes toutes les deux – le claquement métallique de mes chaussures de cuir à boucles suivant le glissement feutré de ses escarpins. Elle s’arrêta devant lui, minuscule devant sa forte carrure, et leva les yeux. Ni l’un ni l’autre ne souriaient.

« Je me présente, je suis Finn », murmura-t-elle d’une voix sourde qui s’élevait derrière l’écran soyeux de ses cheveux.

Danny accueillit cela d’un signe de tête. Il lui tendit la main mais, au lieu de la lui serrer, elle posa ses doigts fins contre sa paume, comme un petit enfant qui décide de faire confiance à quelqu’un. Ce n’est qu’à ce moment-là que Danny détourna les yeux et vint chercher mon regard, derrière Finn.

« Salut, Sammy, lança-t-il d’une voix nonchalante, comme s’il ne s’était absenté qu’une heure au lieu de presque deux semaines. Tu sais à quoi tu ressembles ?

— Je parie que tu vas me le dire.

— Oui, tout à l’heure. »

Elsie surgit de la cuisine.

« Il y a un monsieur qui s’appelle Mike.

— Il est temps que nous y allions, Finn. »

Danny pencha la tête et m’embrassa sur les lèvres. Je posai le plat de la main contre sa joue et il s’y appuya un bref instant, tandis que nous échangions un sourire. Je humai le parfum de sa peau. Puis Finn et moi sortîmes sous la pluie. Daley descendit de sa voiture. Il portait un costume froissé bleu nuit à larges revers. Il faisait plus penser à un musicien de jazz un peu éméché qu’à quelqu’un qui se rend à un enterrement. Tout à coup, Finn s’arrêta, un pied dans la voiture.

« Non. »

Je lui posai une main sur le dos.

« Finn ? »

Daley fit un pas dans sa direction.

« Dépêchez-vous, Finn. Nous allons être… »

Je l’interrompis.

« Tu n’es absolument pas obligée d’y aller.

— Allez-y, vous, déclara-t-elle brusquement. Vous et Michael, vous me représenterez.

— Finn, il me semble que tu devrais y aller. Ce n’est pas votre avis, Sam ? intervint Daley. Il faut que tu voies du monde.

— S’il vous plaît, Sam, implora-t-elle. S’il vous plaît, vous voulez bien y aller pour moi ? »

Daley m’interrogea du regard.

« Vous ne pensez pas que ça lui ferait du bien d’y aller ? Elle ne peut pas continuer ainsi à ne voir personne. »

Une étincelle de panique s’alluma dans le regard de Finn. Je commençais à sentir la pluie pénétrer mes vêtements et je voulais quitter le gravier boueux et les trombes d’eau. Nous ne pouvions pas l’emmener de force.

« C’est à elle de décider de ce qu’elle veut faire », tranchai-je.

Je fis un signe en direction du perron, d’où Danny et Elsie se précipitèrent pour apprendre les modifications de dernière minute. En partant, j’aperçus une dernière fois Finn qu’on reconduisait vers la maison, petite silhouette, trempée et vacillante soutenue par Danny, tandis qu’Elsie trottinait derrière eux et que la pluie tombait sans discontinuer.

 

Pendant l’office, je restai silencieuse et immobile tandis que Daley, silencieux lui aussi, n’arrêtait pas de gigoter. Il passait les doigts dans sa chevelure soyeuse, se frottait le visage comme pour en faire disparaître les cernes noirs qui lui donnaient cet air si dissolu, et se balançait constamment d’un pied sur l’autre. Je finis par poser une main sur son bras pour le calmer.

« Vous avez besoin de vacances », murmurai-je. Il me gratifia d’un sourire en retour, rompant la tristesse grisâtre d’un éclair de ses dents blanches. Une vieille femme assise à côté de moi, un chapeau en forme de pâté en croûte fiché sur la tête, se lança dans un vibrato passionné quand vint le temps de chanter, et entonna en chevrotant : « Pain des ci-i-i-i-eu-eu-eu-eux ». Je me contentai d’articuler les mots tout en jetant un coup d’œil alentour. J’essayai de prendre la mesure du monde de Finn et de sa famille. À mes yeux, jusqu’à présent, Finn était terriblement isolée. Ces funérailles me semblaient irréelles. Je n’avais pas le moindre lien avec le couple assassiné, si ce n’était leur fille. Je savais à peine à quoi ils ressemblaient. La seule image que j’avais d’eux me venait de la photographie entrevue dans le journal, un cliché flou pris à un bal de charité où ils apparaissaient, lui solidement charpenté et elle très mince, tous deux souriant poliment à quelqu’un qu’on ne voyait pas, tandis que l’événement de leur mort affreuse les faisait entrer dans l’histoire locale. « Nour-r-r-r-r-is-moi que je n’ai-ai-ai-ai-aie plus faim. »

Il m’arrive de me demander si les gens peuvent sentir le parfum de la banlieue quand ils me voient, tout comme on dit d’un chien qu’il flaire la peur. Il me semble que j’arrive à sentir la richesse et la respectabilité à un kilomètre, et c’est cette odeur qui me frappait ici. De modestes jupes noires et des gants noirs bien coupés, des tailleurs de drap agrémentés d’une touche délicate, plus féminine, à l’encolure, des bas noirs, des chaussures basses sans fantaisie (mes boucles voyantes lançaient des éclairs dans l’air maussade de l’église victorienne), de petites boucles d’oreilles pendues à une multitude de lobes, un maquillage qu’on ne peut déceler mais dont on sait qu’il pare les visages de toutes les femmes mûres, un chagrin réservé et bienséant, une larme discrète ici et là, de modestes bouquets fort chers de fleurs printanières disposés sur les deux cercueils si nus couchés sur le catafalque. Il m’avait fallu un jour m’occuper de funérailles ; j’avais dû feuilleter les catalogues et apprendre le vocabulaire. Je passai d’un visage à l’autre. Sur un banc devant moi se trouvaient sept jeunes adolescentes. De ma place j’apercevais leurs charmants profils qui se superposaient comme ceux des anges sur les cartes dorées de Noël. Je remarquai qu’elles se tenaient les mains ou se donnaient des petits coups de coude, et de temps en temps elles penchaient la tête pour attraper les chuchotements murmurés ici ou là. Des camarades d’école de Finn, décidai-je, et je promis de les approcher plus tard. Sur le banc de l’autre côté de l’allée, une femme assez forte vêtue d’une robe noire moirée et coiffée d’un chapeau à large bord sanglotait copieusement dans son mouchoir. Je reconnus immédiatement en elle la femme de ménage, celle qui avait découvert les corps. De tous les gens que j’observai ce jour-là, elle fut la seule à exprimer un chagrin brut, bruyant, sans dignité. Qu’allait-il lui arriver ?

Nous nous agenouillâmes en silence pour nous remémorer les chers disparus, dans les craquements d’une dizaine de genoux fatigués. Je me demandai ce que tous ces gens se rappelaient, quelle conversation, quelle dispute, quel incident minime venait agiter la surface implacable dont la mort avait recouvert la vie des Mackenzie. Ou alors, se souvenaient-ils d’avoir oublié d’éteindre le four, s’interrogeaient-ils sur la tenue qu’ils allaient porter au concert ce soir, à moins qu’ils ne s’inquiètent de savoir si des pellicules ne tombaient pas sur leurs épaules drapées de sombres tissus. Qui parmi eux avait été proche de Finn, qui étaient les vieux amis de la famille qui l’avaient connue depuis l’enfance, qui l’avaient vue souffrir, qui avaient suivi sa transformation en une charmante jeune femme et assisté à l’épanouissement du vilain petit canard devenu cygne gracieux ? Qui au contraire constituait les vagues connaissances, ceux qui se présentaient ici parce que le couple avait été assassiné et que la police et des journalistes se trouvaient à la porte de l’église ?

« Notre Père… », amorça le pasteur, et nous de poursuivre, obéissants, « Qui êtes aux cieux, Que Ton nom soit sanctifié… ». Et la femme de ménage, dont j’avais oublié le nom, continua de sangloter.

 

Ferrer, son nom m’était revenu. Elle resta en arrière alors que la foule commençait à remonter l’allée et je me frayai un chemin à contre-courant pour aller à sa rencontre. Elle était à peine visible, courbée en deux entre deux bancs d’église. Je m’approchai d’elle et vis qu’elle ramassait des objets tombés par terre pour les mettre dans son sac. Elle se mit à enfiler son manteau et le renversa à nouveau.

« Laissez-moi vous aider », proposai-je en me penchant pour aller récupérer à tâtons des clés, un porte-monnaie, des pièces et des petits bouts de papier pliés en quatre qui s’étaient échappés sous le banc. « Vous allez vous joindre à nous à côté ? » Je découvris son visage de plus près, la peau pâle, les yeux enflés d’avoir pleuré. « Dans la salle d’à côté ? »

Je sentis un petit coup dans mon dos. Je me tournai pour découvrir l’inspecteur Baird. Il me fit un signe de tête et un sourire, avant de se rappeler où il était et de reprendre un air grave.

« Vous venez donc de rencontrer Mrs Ferrer, dit-il.

— Est-ce que quelqu’un s’est occupé de cette femme ? De l’aider ? demandai-je.

— Je ne sais pas. Je crois qu’elle repart pour l’Espagne d’ici à quelques jours.

— Comment vous sentez-vous ? » m’enquis-je auprès de la malheureuse. Elle ne me répondit pas.

« Ne craignez rien, articula Baird avec la lenteur tonitruante que les Anglais adoptent quand ils parlent à des étrangers. Je vous présente le docteur Laschen. Elle est médecin. » Mrs Ferrer le fixait d’un regard anxieux et affolé. « Hum… oun doctoro, oun medico. »

Mrs Ferrer ne me prêta aucune attention et débita un discours saccadé et incohérent à l’intention de Baird. Elle avait des affaires pour la petite. Où était-elle ? Elle rentrait chez elle et elle voulait rendre des choses à Miss Mackenzie. Lui dire au revoir. Il fallait qu’elle lui dise au revoir, elle ne pouvait pas s’en aller avant de l’avoir vue. Baird m’adressa un coup d’œil nerveux.

« Eh bien, Mrs Ferrer, si vous voulez me faire passer quelques objets, je peux… » Il me regarda à nouveau et me fit signe de m’éloigner du menton. « Ne vous inquiétez pas, docteur. Je m’occupe d’elle. »

 

« Vous avez l’air de quelqu’un qui joue au bridge. Peut-être pourriez-vous nous aider à résoudre un problème. »

Deux femmes – l’une avait le nez assez fort et une épaisse chevelure brune, l’autre, plus petite, avait soigneusement ramassé ses cheveux blancs sous un petit chapeau noir – me firent signe de m’approcher et de me joindre à leur conversation. À l’âge de treize ans environ, ma mère m’avait forcée à fréquenter un club de bridge pour y prendre des cours, dans le cadre d’une éducation complète visant à me permettre de m’élever dans la société. Je n’y étais pas restée plus de deux semaines, ce qui m’avait permis d’apprendre comment on comptait les points, mais c’était à peu près tout.

« Si j’ouvre à deux sans atout, qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

— Les atouts, répliquai-je gravement. Ce sont les cartes noires ou les rouges ? »

Je les vis se décomposer et me retirai, une tasse de thé à la main, un sourire désolé aux lèvres. De l’autre côté de la pièce, j’aperçus Michael en pleine conversation avec un homme au crâne dégarni. Je me demandai qui avait arrangé tout cela, réservé la salle, préparé les sandwiches, loué le récipient à thé. Tout à coup, une réflexion accrocha mon attention.

« J’espérais bien voir Fiona, la pauvre petite. Est-ce que quelqu’un l’a vue ? »

Sans bouger, je fis semblant de boire à ma tasse vide.

« Non, répondit quelqu’un. Je ne crois pas. J’ai entendu dire qu’elle avait été envoyée à l’étranger pour se remettre. Je crois qu’ils avaient de la famille au Canada ou quelque chose comme ça.

— On m’a dit qu’elle était encore à l’hôpital, ou dans une maison de repos. Elle a failli mourir, vous savez. Pauvre chérie. Une enfant si douce, si confiante. Comment parviendra-t-elle à s’en remettre ?

— Monica affirme – la voix dans mon dos se changea en murmure théâtral, de sorte qu’elle me parvint avec encore plus de netteté – qu’elle a été, enfin, vous savez, violée.

— Oh non, quelle horreur. »

Je m’écartai du groupe, soulagée que Finn n’ait pas eu à subir cette épreuve. Le travail de deuil pouvait attendre. Baird était resté patiemment auprès de Mrs Ferrer dans un coin, et je les vis se diriger vers la porte. Je croisai le regard de Mrs Ferrer qui s’approcha alors de moi, me prit la main, et marmonna ce qui me sembla être des remerciements. Je tentai de l’assurer que, si elle avait besoin de quoi que ce soit, je me chargerais de la satisfaire, et que j’allais me procurer son adresse auprès de Baird pour venir la voir. Elle me fit oui de la tête mais je n’étais pas certaine qu’elle ait compris. Cependant elle me lâcha la main et fit demi-tour.

« Comment va la femme de ménage ? » s’enquit une voix derrière moi. Michael Daley.

« N’êtes-vous pas son médecin ?

— Elle fait partie de ma clientèle. Je l’ai prise pour rendre service aux Mackenzie. » Daley tourna la tête et la regarda sortir de la pièce. Quand il reprit la parole, il avait le front plissé, songeur. « Sait-elle qui vous êtes ?

— Baird nous a présentées. Je ne crois pas qu’elle ait compris le lien qui existe entre Finn et moi.

— Qu’est-ce qu’elle voulait ?

— De l’aide, il me semble, et d’urgence. Elle voulait également remettre à Finn certaines de ses affaires. Et la voir, avant de repartir en Espagne. »

Pensif, Daley sirota quelques gorgées de xérès.

« Ça me semble être une bonne idée, reprit-il. Je crois que ce serait bon pour Finn de voir quelqu’un qu’elle connaît.

— Je ne suis pas sûre que ce soit très prudent, mais d’un autre côté elle peut représenter une sorte de présence sécurisante.

— Effectivement », conclut-il.

Il y eut un silence, puis il esquissa un sourire. « Il y a une ou deux personnes à qui il faut que je fasse semblant de m’intéresser. Je viendrai vous chercher pour partir. »

Massées en un groupe compact dans un coin de la pièce, se tenaient les jeunes filles que j’avais remarquées à l’église. Je me dirigeai vers elles et, après avoir attiré l’attention d’une des adolescentes, je m’introduisis dans leur cercle.

« Vous êtes sans doute des amies de Finn ? »

Une grande fille aux cheveux bruns coupés aux épaules et au nez insolent couvert de taches de rousseur tendit une main en me regardant d’un air suspicieux avant d’interroger ses amies des yeux. Qui étais-je ?

« Juste des amies d’école », répondit-elle.

J’avais souhaité glaner des informations au sujet de Finn par l’intermédiaire de gens qui l’avaient connue, mais à présent je me retrouvais à cours d’inspiration.

« J’ai connu son père. Sur un plan professionnel. »

Elles accueillirent l’information par de petits hochements de tête dépourvus de curiosité. Elles attendaient que je continue.

« Est-ce que vous pourriez me parler de Finn, me décrire son caractère ? demandai-je.

— Son caractère ? » Cela venait d’une fille blonde aux cheveux courts et au nez fin. « Elle est sympa. » Elle regarda ses camarades, quêtant leur approbation. Les adolescentes hochèrent la tête.

« Elle était sympa, corrigea une autre fille. Je suis allée lui rendre visite à l’hôpital. On a refusé de me laisser l’approcher. C’était crétin, à mon avis.

— J’imagine…

— Vous êtes prête à y aller ? »

Je me retournai dans un sursaut pour me retrouver face à Michael. Il glissa une main sous mon bras et adressa un signe de tête aux jeunes filles. Elles lui répondirent d’un sourire auquel je n’avais pas eu droit.

 

Le parking de la petite église paroissiale de Monkeness se trouvait juste derrière la digue et nous nous y attardâmes quelques minutes. Je grignotai une part de gâteau aux noix que j’avais fauchée sur un plateau alors que nous sortions, tandis que Michael allumait une cigarette. Il lui fallut plusieurs allumettes pour y arriver, et il finit par s’accroupir derrière la paroi de la digue.

« Est-ce que Finn s’entendait bien avec ses parents ? »

Il haussa les épaules.

« Étaient-ils proches ? Est-ce qu’ils se disputaient souvent ? Il faut que vous m’aidiez, Michael. Je suis censée vivre avec cette gosse. »

Il tira une longue bouffée de cigarette et fit un geste d’impuissance.

« Je crois qu’ils étaient assez proches.

— Enfin, il a bien dû y avoir des problèmes. Elle a été hospitalisée pour une dépression et une tendance à l’anorexie. Vous étiez son médecin.

— C’est vrai, répondit-il, le regard perdu vers les flots indistincts. Elle était adolescente, à l’époque. L’adolescence est une période difficile pour chacun de nous, alors… » Il haussa à nouveau les épaules et ne termina pas sa phrase.

« C’est une épreuve pour vous parce que vous étiez ami avec ses parents ? »

Daley se retourna vers moi et me fixa de ses yeux fatigués.

« Ça m’est en effet très pénible parce que j’étais ami avec ses parents. La police vous a-t-elle expliqué ce qu’ils leur ont fait ?

— Vaguement. Je suis désolée. »

Nous montâmes dans la voiture, puis nous quittâmes le parking. La campagne paraissait grise, broussailleuse, monotone. Je savais que c’était à cause de mon humeur. J’avais assisté à des funérailles et je ne ressentais aucun chagrin. Mes pensées s’étaient emballées, sans résultat. Je regardai par la fenêtre. Une ville de roseaux.

« Je ne suis pas ce qu’il faut pour Finn, murmurai-je. Et je ne suis pas particulièrement fière de ce que j’ai fait aujourd’hui. »

Michael se tourna vers moi.

« Et pourquoi donc ?

— Je crois que Finn voulait me faire comprendre quelque chose en me demandant de la représenter aux funérailles de ses parents, et je n’ai fait que fourrer mon nez partout pour tenter de découvrir qui elle était. »

Michael eut l’air surpris.

« Pourquoi avoir fait une chose pareille ?

— Il m’est impossible de me faire une idée d’un patient dans un vide référentiel. Il me faut un contexte.

— Et qu’avez-vous appris ?

— Rien que je ne sache déjà : que la connaissance que nous avons même de nos amis les plus proches et de notre famille reste toujours étrangement vague. “Sympa”. J’ai appris que Finn était “sympa”. »

Il posa une main sur mon bras, l’enleva pour changer de vitesse avant de l’y reposer à nouveau.

« Vous auriez dû m’en parler. Si ça vous dit, je pourrai vous présenter à des gens qui ont bien connu la famille.

— Ce serait une bonne idée. »

Il me regarda et m’adressa un petit sourire narquois.

« Je serai votre billet d’entrée pour la bonne société rurale.

— Ils ne voudront pas de moi. Je suis très classe moyenne. »

Il rit.

« Je suis sûr qu’ils feront une exception dans votre cas. »