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Elle avait ses yeux noirs, ainsi que ses lourds sourcils qui se rejoignaient presque au milieu du front. Ses cheveux en revanche étaient plus clairs et plus fins et elle avait la peau d’une texture différente, déjà couverte de taches de rousseur quoique le printemps ait à peine commencé. Danny avait le teint pâle, mais toujours uni. Il prenait une belle couleur égale, brun caramel, aux beaux jours. Je me souvenais de son odeur et de sa légère moiteur quand il était resté au soleil.

Je n’avais jamais rencontré aucun membre de sa famille. Danny m’avait dit qu’ils vivaient à l’ouest de l’Angleterre, où son père possédait une entreprise de construction. Il avait un frère et une sœur, c’était tout. J’étais occupée à écrire mon livre – il avançait à toute vitesse à présent, et serait fini d’ici à quelques semaines – quand le téléphone avait sonné. J’avais laissé le répondeur s’en charger.

« Bonjour, docteur Laschen. C’est… enfin… je m’appelle Isobel Hyde, nous ne nous connaissons pas, mais je suis la sœur de Danny et… »

Je fus prise d’un frisson et d’un mouvement de répulsion. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien me vouloir ? Je décrochai le téléphone.

« Bonjour, ici Sam Laschen, je me cachais derrière le répondeur. »

S’ensuivit un échange gauche, ponctué de silences embarrassés. Elle craignait que je ne la soupçonne de vouloir mettre la main sur la dernière des affaires de Danny encore en ma possession ; pour ma part, j’ignorai ses intentions. Je lui dis que rien de ce qui me restait de lui n’avait de valeur mais que bien entendu elle pourrait tout récupérer si elle le souhaitait, cependant elle m’expliqua que ce n’était pas ce qu’elle voulait mais que, puisqu’elle était à Londres pour quelques jours, elle se demandait si elle ne pourrait pas monter dans un train pour venir me rendre visite Je ne sais pas pourquoi, sans doute à cause d’un instinct irrationnel, mais je n’avais pas envie qu’elle vienne jusqu’à la maison. J’avais eu mon compte de tous ces gens qui voulaient voir où j’habitais, et je ne savais pas quels motifs morbides pouvaient pousser une femme à aller découvrir le lieu où son frère avait vécu avec une maîtresse qu’il avait abandonnée, sans parler du reste. En fait, je n’avais pas la moindre idée de ce qui se passait, c’est pourquoi je lui répondis que j’irais la chercher à la gare à Stamford le lendemain matin et qu’ensuite nous pourrions parler dans un pub.

« Comment allons-nous nous reconnaître ? demanda-t-elle.

— Je vous reconnaîtrai peut-être. Moi je suis grande et j’ai les cheveux très courts. Personne dans les rues ne me ressemble de près ou de loin dans tout le comté. »

Je manquai fondre en larmes quand elle descendit du train et fus incapable de proférer le moindre mot. Je me contentai de lui serrer la main puis la conduisis jusqu’à un café en face de la gare. Nous nous assîmes et nous mîmes à jouer avec nos tasses.

« D’où venez-vous ?

— Nous vivons à Bristol pour l’instant.

— Dans quel coin ?

— Vous connaissez Bristol ?

— Pas vraiment, confessai-je.

— Alors il ne servirait à rien de vous donner des détails, vous ne croyez pas ? »

Le charme tranquille de Danny était apparemment un trait de famille.

« Je n’ai apporté aucune des affaires de Danny, avouai-je. Il y a une ou deux chemises, quelques caleçons, une brosse à dents, un rasoir, ce genre de choses. Il n’a jamais semblé posséder grand-chose. Je pourrai vous les envoyer si vous le désirez.

— Non. »

Cela fut suivi d’un silence qu’il me fallut rompre.

« C’est très intéressant pour moi de vous rencontrer, Isobel. Mais c’est aussi très perturbant. Vous lui ressemblez tellement. Danny ne me parlait jamais de sa famille. Peut-être se disait-il que je n’étais pas le genre de femme qu’on peut présenter à sa mère. Il est parti d’une façon horrible. Et je ne suis pas sûre de comprendre le but de votre visite, même si bien sûr je suis profondément désolée pour vous tous. »

Une fois de plus il y eut un silence et je commençais à me sentir un peu inquiète. Qu’allais-je faire avec cette femme qui me fixait avec les yeux de Danny ?

« Je n’en suis pas vraiment sûre moi-même, finit-elle par dire. Ça va peut-être vous sembler idiot mais je voulais vous rencontrer, vous voir. Il y a très longtemps que j’avais ce désir, et j’ai pensé qu’il était fort possible que nous n’en ayons plus jamais l’occasion.

— C’est bien probable, étant donné les circonstances. Je veux dire, que nous n’ayons plus l’occasion de nous rencontrer.

— Toute la famille se trouve dans un état épouvantable.

— Ça ne me surprend pas. »

Je ne m’étais pas autorisée à penser aux parents de Danny. Isobel avait pendant tout ce temps gardé le regard baissé sur sa tasse, mais à présent elle leva ses grands yeux noirs aux lourdes paupières et me regarda. Je sentis une onde de désir m’envahir et serrai les dents jusqu’à me faire mal.

« Vous comptez venir à l’enterrement ?

— Non.

— C’est ce que nous nous étions dit. »

Une pensée horrible me vint à l’esprit.

« Vous n’êtes pas venue me demander de ne pas m’y rendre, à tout hasard ?

— Non, bien sûr que non. Vous ne devez pas penser des choses pareilles. »

Isobel semblait chercher à rassembler son courage avant d’effectuer le grand saut.

« Isobel, y a-t-il quelque chose que vous vouliez me confier, parce que dans le cas contraire…

— Oui, m’interrompit-elle. Je ne suis pas très douée pour présenter les choses mais, ce que je voulais dire, enfin, vous savez, Danny a eu des tas d’aventures, avec des tas et des tas de femmes avant vous.

— Eh bien, je vous remercie, Isobel, d’avoir pris la peine de venir pour ça.

— Je me suis mal exprimée. Il était comme ça, vous le savez, et les femmes avaient toujours un faible pour lui. Mais ce que je voulais vous dire, c’est que vous, vous étiez différente. Pour lui. »

Je me sentis soudain près de perdre le contrôle de mes émotions.

« C’est ce que j’ai cru, Isobel. Mais il faut croire que je m’étais trompée, non ? J’ai fini comme les autres, abandonnée et oubliée.

— Oui, je sais ce qui s’est passé. Tout ce que je peux dire, c’est que la nouvelle m’a consternée. Je n’ai pas pu y croire. Je n’y arrive toujours pas. »

Je repoussai ma tasse sur le côté. Je voulais mettre fin à cet entretien.

« Oui, seulement vous voyez, ce qui s’est produit s’est produit quoi que votre instinct en dise. C’était gentil à vous de venir me dire ça, et pourtant ça ne change rien. Que voulez-vous que je fasse de ce que vous m’avouez ? Pour être honnête, j’essaie simplement pour l’instant de mettre tout ça derrière moi et de passer à autre chose. »

Isobel parut effondrée par mes paroles.

« Oh, eh bien, je tenais à vous remettre quelque chose, mais peut-être n’en voulez-vous pas. »

Elle fouilla dans son sac et en sortit une liasse de photocopies. Je vis immédiatement que l’écriture large sur les feuilles était celle de Danny.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Danny m’écrivait environ deux lettres par an. C’est la copie de la dernière qu’il m’ait envoyée. Je sais que la rupture a dû être quelque chose de terrible pour vous. Et puis ensuite les morts. J’imagine aussi que vous avez dû souffrir de vous retrouver ainsi humiliée en public ?

— Oui.

— Je n’ai pas fait preuve de beaucoup de tact, n’est-ce pas ? J’ai juste pensé que cette lettre pourrait vous apporter un peu de réconfort. »

Je lui exprimai une gratitude sourde mais je n’étais pas vraiment sûre de la réponse qu’elle attendait. Cependant je pris la lettre, avec précaution, comme si elle risquait de me blesser. Puis elle remonta dans le train et j’adressai un petit signe de la main à cette femme dont je savais que je ne la reverrais jamais. Je fus presque tentée de jeter la lettre photocopiée sans la lire.

 

Une heure plus tard, je me trouvais dans les bureaux de la police judiciaire au commissariat central de Stamford. Une femme agent m’apporta un thé et me fit asseoir derrière le bureau de Chris Angeloglou. Je regardai sa veste, posée sur le dos de sa chaise, puis la photographie d’une femme et d’un enfant potelé. Je me mis à jouer avec ses crayons. Enfin, Angeloglou en personne apparut. Il posa la main sur mon épaule dans un geste très travaillé de réconfort spontané.

« Sam, vous allez bien ?

— Oui.

— J’ai peur que Rupert ne soit occupé.

— Comment avance l’enquête ?

— Bien. Les interpellations de la semaine dernière ont donné de bons résultats. Nous avons découvert des choses intéressantes.

— À propos des meurtres ?

— Pas exactement. »

Je poussai un soupir.

« Alors comme ça une arrestation est imminente. Regardez cette lettre. Danny l’a envoyée à sa sœur tout juste deux semaines avant sa mort. »

L’air las, Chris la prit.

« Ne vous inquiétez pas, vous n’avez qu’à lire les deux dernières pages. »

Il se pencha sur son bureau et examina la lettre.

« Eh bien ? demanda-t-il quand il eut fini.

— Est-ce là la lettre de quelqu’un qui s’apprête à s’enfuir avec une autre femme ? »

Chris haussa les épaules.

« Vous avez lu, continuai-je. “Je n’ai jamais rencontré personne comme elle auparavant, je ne désire personne d’autre, je veux l’épouser et passer le reste de ma vie avec elle, j’aime sa fille, ma seule inquiétude c’est de savoir si elle m’acceptera.”

— Oui, dit Chris d’une voix gênée.

— Et puis il y a ça. »

Je lui passai la lettre de confirmation que l’agence de voyages avait envoyée. Il l’examina, un demi-sourire aux lèvres.

« Est-ce que vous prenez vos dispositions pour vous enfuir avec quelqu’un quand vous venez de mettre sur pied un tel week-end ? »

Chris sourit, sans malveillance.

« Je ne sais pas. Peut-être. Danny était-il du genre impulsif ?

— Eh bien, un peu…

— Le genre d’homme à s’en aller sans crier gare ?

— Oui, mais il n’aurait pas fait une chose pareille, protestai-je faiblement.

— Y a-t-il autre chose ? demanda Angeloglou avec gentillesse.

— Non, sauf… – je me sentis envahie par le désespoir –… sauf toute cette histoire. Y avez-vous réfléchi ?

— Comment ?

— Cette jeune fille qui écrit un testament…

— Comment êtes-vous au courant du testament, Sam ? C’est bon, ne répondez pas, je ne veux pas savoir.

— Elle rédige un testament et deux jours après elle est morte. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? »

Angeloglou passa quelques minutes à réfléchir en silence.

« Finn n’avait-elle jamais parlé de la mort ?

— Si, bien sûr.

— Lui était-il arrivé d’évoquer le suicide ? »

Je marquai une pause, la gorge serrée.

« Oui.

— Alors, conclut Chris. Et puis de toute façon, que suggérez-vous ?

— Avez-vous jamais envisagé la possibilité qu’ils aient pu être assassinés ?

— Pour l’amour du ciel, Sam. Et par qui ?

— Qui va empocher une fortune colossale suite à la mort de Finn ?

— S’agit-il d’une accusation sérieuse ?

— C’est au moins une piste sérieuse. »

Chris rit.

« D’accord, reprit-il, je cède. Puis-je conserver ces documents ? » J’acquiesçai d’un signe de tête. « Par égard envers tout le monde, vous incluse, je vais poursuivre cette petite enquête aussi discrètement que possible. Mais je vous appellerai demain. Et à présent, docteur, rentrez chez vous, prenez un cachet, ou un verre, ou alors mettez-vous devant la télé, ou les trois à la fois.

Sauf qu’il n’attendit pas le lendemain. À sept heures du soir, le jour même, Chris Angeloglou m’appela.

« J’ai fait quelques recherches à propos de votre suspect.

— Oui ?

— Que ce soit bien clair, Sam. La voiture a été retrouvée un peu avant six heures du soir le 9. Elle brûlait encore.

— Oui.

— Le 8, le docteur Michael Daley s’est envolé pour Belfast afin de participer à un congrès de généralistes du secteur privé. Il est intervenu le 9 et a repris l’avion pour Londres le soir même. Ça vous suffit ?

— Oui. En fait, j’étais au courant. Je suis désolée. C’est idiot de ma part.

— Pas du tout. Sam ?

— Oui ?

— Nous nous en voulons tous de vous avoir causé tous ces ennuis. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous aider.

— Merci.

— C’est vous l’expert en matière de traumatismes, mais je crois qu’en vérité nous devrions travailler sur notre enquête, et vous sur votre deuil.

— Ça paraît une bonne suggestion. »