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« Je vais prendre… – je parcourus du doigt le menu rédigé à la main –… un maquereau fumé avec salade. Et vous deux ?

— Du poulet pané avec des frites, annonça Elsie d’une voix ferme. Et un Pschitt à l’orange. Et puis de la glace au chocolat comme dessert.

— OK, acceptai-je sans problème, à sa très grande surprise. Et toi, Sarah ?

— Un sandwich complet, merci.

— Et comme boisson ? Que dirais-tu d’un panaché ?

— Avec plaisir. »

Derrière le comptoir, la serveuse semblait être enceinte de dix mois. Je lui passai la commande puis m’emparai des tickets ainsi que de nos boissons et nous sortîmes nous installer dehors pour profiter d’une superbe journée de printemps, sans pour autant déboutonner nos manteaux. Nous nous assîmes à une table de bois bancale.

« On peut faire de la balançoire ? » demanda Elsie. Elle partit en courant sans attendre une réponse. Sarah et moi la regardâmes se débattre avec le siège d’une balançoire puis le secouer violemment d’avant en arrière, comme si cela pouvait lui donner de l’élan.

« Elle a l’air en forme, commenta Sarah.

— Je sais. » Un petit garçon vêtu d’un pull à rayures monta sur la balançoire voisine ; Elsie et lui se jetèrent des regards soupçonneux. « C’est drôle, non ?

— Les enfants sont résistants. »

Nous sirotâmes nos panachés. Le soleil nous caressait la nuque et nous restâmes silencieuses un moment.

« Allez, Sarah, ne me fais pas attendre. Qu’est-ce que tu as pensé du bouquin ? Et attention, je veux la vérité. Tu ne veux rien dire parce qu’il est nul ?

— Tu sais très bien qu’il est bon, Sam. » Elle passa son bras autour de mes épaules et je faillis fondre en larmes. Cela faisait très longtemps que, mis à part Elsie, quelqu’un ne m’avait prise dans ses bras. « Félicitations. Et je ne te mens pas. » Elle sourit. « Et il est aussi très polémique. Je n’en reviens pas que tu aies pu produire un tel travail en si peu de temps, avec tous ces événements. Ceci explique peut-être cela. C’est du très bon boulot.

— Mais ?

— Il y a une ou deux petites choses que j’ai notées dans la marge.

— Non, je veux dire, réellement.

— Il n’y a pas de mais. Juste une question.

— Pose-la.

— Ce n’est même pas une question, plutôt un commentaire. » Elle marqua une pause, leva son verre et en suivit le bord du pouce. « On dirait le bilan d’une carrière, pas son point de départ.

— J’ai l’habitude de briser mes attaches. »

Sarah rit.

« Oui, mais cette fois-ci tu brises celles qui se trouvent devant toi, pas derrière. Toutes ces attaques que tu lances à l’encontre des directeurs d’hôpitaux et des experts bafoués, et ce que tu dis sur le traumatisme en tant que phénomène de mode. »

Le petit garçon poussait à présent Elsie sur sa balançoire. À chaque fois qu’elle montait, les jambes bien droites pointées vers le ciel et la tête rejetée exagérément en arrière, mon cœur était pris d’un sursaut d’angoisse.

Notre repas arriva. Mon maquereau reposait, orange et volumineux, sur un lit maigrichon de feuilles de salade fatiguées. L’assiette d’Elsie était d’un beige uniforme. « C’est toi qui as fait le meilleur choix », dis-je à Sarah. Puis j’appelai Elsie qui arriva en courant.

 

Après le repas, une fois qu’Elsie eut mangé ses frites jusqu’à la dernière et léché son godet de glace dans les moindres recoins, nous partîmes faire une courte promenade jusqu’à la vieille chapelle que j’avais visitée avec Finn auparavant, où j’avais parlé de l’Amérique du Sud et du père d’Elsie.

« Tu aimes cet endroit ? » demanda Sarah. Nous marchions sous l’énorme ciel, longeant une mer bleue et amicale aujourd’hui, sur un sol spongieux, entourées du vol des oiseaux.

J’examinai le paysage autour de moi. Près d’ici, Danny m’avait fait l’amour tandis que je scrutais l’horizon d’un œil anxieux de peur d’y découvrir un tracteur. Près d’ici, Finn avait revigoré son maigre corps à coups de longues marches et m’avait incitée à me confier à elle. Là-bas au large, j’avais failli mourir.

Je frissonnai. On aurait dit que nous n’avancions pas. Nous avions beau marcher, le paysage ne changeait pas. Nous aurions pu continuer toute la journée ainsi, et l’horizon se serait déroulé tranquillement devant nous.

 

J’avais toujours cru que, quand on disait de quelqu’un qu’il était bleu de rage, c’était une métaphore ou une hyperbole. Mais Geoff Marsh était bien bleu. On voyait clairement le sang battre aux veines de son cou et je lui demandai s’il allait bien, mais il éluda la question en m’indiquant une chaise devant son bureau, puis il s’assit en face de moi. Quand il prit la parole, ce fut avec un calme forcé.

« Comment les choses avancent-elles ?

— Vous parlez du service ?

— Oui.

— Les peintres mettent la dernière couche. Sans oublier la moquette. Notre hall de réception fait très cossu.

— Je vous sens critique.

— J’imagine que je m’intéresse d’abord à l’aspect thérapeutique des choses.

— Peut-être. Mais l’existence du service et son rôle dans notre économie interne dépendent de ses capacités à générer des fonds, ce qui dépend à son tour des sommes que sont prêtes à y investir les caisses et les compagnies d’assurances qui croient qu’un programme de traitement des traumatismes dispensé à certaines catégories de leurs clients leur garantira une protection légale. Ce ne sont pas des enfants battus ou des pompiers terrorisés devant un incendie qui financeront votre précieux environnement thérapeutique. »

Je comptai jusqu’à dix, une fois, puis deux. Quand j’ouvris la bouche pour répondre, ce fut moi aussi avec un calme exagéré.

« Geoff, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais et si je ne vous aimais pas ainsi, je pourrais croire que vous essayez de m’insulter. Est-ce que vous m’avez fait venir ici pour me faire la leçon sur les principes fondamentaux en matière de désordres post-traumatiques ? »

Geoff se leva, fit le tour de son bureau et vint s’asseoir au coin, prenant une pose qu’on lui avait sans doute inculquée lors d’un séminaire de management.

« Je viens de donner un avertissement officiel à Margaret Lessing. Elle a de la chance que je ne l’aie pas achevée.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? De quoi parlez-vous ?

— Notre établissement a pour règle de garantir absolument à ses patients le secret médical. Margaret Lessing a violé cette règle. J’ai cru comprendre qu’elle obéissait à des instructions émanant de vous.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? Vous vendriez des copies de vos dossiers au colonel Kadhafi s’il vous en offrait de l’argent. À quoi jouez-vous ?

— Docteur Laschen, comme vous l’avez vous-même affirmé, Fiona Mackenzie n’était pas votre patiente. Vous n’aviez aucun droit de demander son dossier.

— Je suis médecin dans cet hôpital et j’ai le droit de demander le dossier de n’importe quel patient.

— Si vous relisiez votre contrat ainsi que notre propre contrat de fonctionnement, docteur Laschen, vous verriez que vos soi-disant droits reposent sur des termes strictement définis.

— Je suis médecin, Geoff, et j’agis en fonction de ce qui me semble nécessaire en qualité de médecin. Et pendant que nous y sommes, simple curiosité : depuis quand vérifiez-vous les demandes de dossiers médicaux de routine ? » Une légère indécision se dessina sur le visage de Geoff et je compris la vérité. « Cela n’a rien à voir avec l’éthique, vous m’espionnez, n’est-ce pas ?

— Ce dossier d’une jeune morte, est-ce dans le cadre d’un traitement que vous en aviez besoin ? »

Je pris une profonde inspiration.

« Non.

— Était-ce en qualité de médecin que vous le désiriez ?

— Oui. Indirectement.

— Indirectement, répéta-t-il, sarcastique. Par hasard, serait-il concevable, serait-il possible même que, malgré mes avertissements, vous conduisiez, de votre propre initiative, votre propre enquête dans cette affaire ? Une affaire, devrais-je ajouter, qui a été classée.

— Effectivement.

— Et ?

— Comment ça, “et” ? Je n’ai pas à vous répondre.

— Si. Je n’en reviens pas. Par chance essentiellement il semble que nous ayons réussi à échapper à toute mauvaise publicité, et cette tragique affaire a été classée. Quand j’ai appris que vous continuiez à y fourrer votre nez, j’ai d’abord cru que vous faisiez une dépression. Franchement, docteur Laschen, je ne sais pas si je dois prendre des mesures disciplinaires à votre encontre ou vous prescrire un traitement médical. »

Je bondis presque de mon fauteuil et le fixai de si près que je sentis son souffle sur mon visage.

« Qu’est-ce que vous venez de dire ?

— Vous m’avez entendu. »

J’avançai la main et saisis le nœud de sa cravate, avec une telle fermeté que mon poing lui entra dans la gorge. Il couina quelque chose.

« Espèce de salaud », lançai-je avant de le lâcher. Je reculai et réfléchis une seconde. La solution me vint sans la moindre hésitation, provoquant en moi un soulagement immédiat. « Vous essayez de me pousser à démissionner. » Geoff baissa les yeux sans broncher. « J’en ai bien l’intention, de toute façon. » Il ne cilla pas, le regard rivé au sol, presque goulûment. C’était ce à quoi il avait voulu en venir, mais peu importait. « Incompatibilité d’humeur. C’est ce qu’on dit dans ces cas-là, non ? »

Geoff me darda un regard défiant. Étais-je en train de lui tendre un piège ?

« J’émettrai une déclaration dans ce sens, dit-il.

— Vous l’avez sans doute déjà dans votre tiroir. »

Je me tournai pour sortir, mais quelque chose me revint à l’esprit.

« Je peux vous demander un service ? »

Il eut l’air surpris. Il s’était peut-être attendu à me voir pleurer, ou à recevoir un coup de poing dans la figure, mais pas à ça.

« De quoi s’agit-il ?

— Retirez l’avertissement que vous avez donné à Maggie Lessing. Je peux me débrouiller toute seule, mais ça va lui causer des problèmes.

— J’y penserai.

— Ça ne sert plus à rien maintenant, il a bien joué son rôle, après tout.

— Ne soyez pas amère, Sam. Si vous aviez été à ma place, je ne crois pas que vous vous y seriez prise autrement.

— Je vais m’en aller sur-le-champ.

— C’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Vous avez retrouvé le dossier de Fiona Mackenzie ? »

Geoff fronça les sourcils.

« Apparemment il a disparu, répondit-il. Nous le retrouverons. »

Je secouai la tête.

« Je ne crois pas. Je crois qu’il a effectivement disparu. » Une idée me traversa l’esprit et je souris. « Mais ça ne fait rien. J’ai un dessin de ma fille à la place. »

Quand je fermai la porte, la dernière image que je perçus fut celle de Geoff debout devant son bureau, la bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau.